Depuis ses débuts dans les années 1970, la sociologie de Dorothy E. Smith s’intéresse à la question du pouvoir en examinant l’organisation sociale des institutions (administrations publiques, écoles et universités, usines, médias) [1]. Dans cette démarche, les documents écrits occupent une place privilégiée grâce à la capacité que la sociologue leur reconnaît de coordonner et de réguler les relations à distances des sociétés bureaucratiques modernes (1974, 1990, 1993, 2004, 2005) :
Les institutions existent dans ce royaume étrange et magique au sein duquel les relations sociales basées sur les textes transforment les spécificités locales des personnes, des lieux et des moments en des formes standardisées, généralisées et, surtout, translocales de coordination des activités des personnes. Les textes opèrent à la jonction — une jonction-clef — entre les contextes locaux des mondes quotidiens des personnes et les relations régulatoires [2]. (Smith 2005, p. 101)
Ce que Dorothy Smith appelle ainsi relations régulatoires (ruling relations) constitue une forme d’organisation sociale qui, grâce à la circulation des textes, permet aux savoirs d’acquérir un caractère objectif, détaché de leur production locale. Dans son article « Social construction of documentary reality » (1974), la sociologue avait déjà souligné le rôle central que joue la médiation des documents écrits dans les connaissances que nous avons de la réalité sociale. Les corps individuels séparés dans l’espace et le temps sont réunis autour des documents capables de circuler indépendamment de leur source originale. La mise en forme des expériences hic et nunc en récits disciplinaires et institutionnels (par les historiens, psychologues, démographes, sociologues et journalistes, entre autres) est une activité pratique socialement organisée, mais dont les traces de production sont rendues invisibles. Ainsi, en tant qu’usagers nous n’avons accès qu’au produit final — le texte — auquel, selon Smith (1993, 2005), nous tendons à attribuer une certaine inertie et une nature atemporelle (hormis le texte médiatique, explicitement indexé sur le présent).
C’est dans ce sens que les documents acquièrent chez Smith une existence détachée de leurs auteurs pour devenir des formes objectives de gouvernance, de coordination et d’administration d’une société. Des documents écrits qu’elle envisage comme des opérations actives capables d’organiser « un cours d’action sociale concertée » (Smith 1993, p. 121) via leur « effet structurant » (ibid.) [3]. Les documents écrits, articles de presse, directives et formulaires administratifs, codes juridiques, supports de cours, par exemple, sont par ailleurs conçus comme un genre de « faits sociaux totaux » : ils encapsulent des expériences, des savoirs, des normes, des situations et des pratiques. Et s’ils sont pris en charge par des énonciateurs (institutionnels), ils sont toujours susceptibles d’être activés en aval, à toute fin pratique, par les acteurs sociaux dans les circonstances situées de leur propre vécu quotidien.
Entre autres auteurs, Foucault, et plus particulièrement son analyse de « l’ordre du discours » (Foucault 1971) a beaucoup inspiré Dorothy Smith. Elle s’en distancie cependant sur plusieurs plans. Plus précisément, la principale critique que Smith (2004) lui adresse est son primat théorique, lequel induit un pouvoir écrasant des textes. En effet, en présupposant conceptuellement les relations sociales présentes dans un texte, Foucault néglige son usage effectif par des acteurs situés dans un temps et un espace. Bien que Smith partage l’avis du philosophe français sur le caractère structurant des textes (car, sans une forme déterminée, ils seraient incapables de donner suite aux actions coordonnées, pourtant indispensables pour une régulation institutionnelle), ainsi que son intérêt pour la manière dont les objets sociaux (institutions, idéologies, catégories de personnes, etc.) émergent au sein des documents écrits, elle considère cette émergence dans une veine praxéologique. C’est pourquoi les textes ne constituent qu’une étape séquentielle des enquêtes ethnographiques smithiennes, qui visent in fine à élucider les articulations entre les expériences ancrées des sujets individuels et la complexité des réseaux institutionnels au sein desquels leurs activités sont insérées. Dès lors, les textes cessent d’être des sources de savoir, sur lesquelles le sociologue s’appuie pour s’informer et/ou approfondir sa recherche, pour devenir des thèmes d’investigation en soi [4].
La Nuit des Morts-vivants et la critique : le primat des médiations textuelles dans la constitution d’une œuvre.
À l’instar de la démarche proposée par Dorothy Smith, je considère les articles de presse comme les traces verbales d’une pratique (Widmer 1999, Terzi et Bovet 2005). Dans la ligne d’une perspective énonciative, ma recherche vise à suivre le parcours du film La Nuit des Morts-vivants (Romero) dans la presse américaine à partir de sa sortie en 1968. Identifié au départ par les journalistes comme appartenant à la série B et tourné par des amateurs campagnards de Pittsburgh, ce long-métrage en noir et blanc sera progressivement vu comme un précurseur générique, apportant de nouveaux éléments au genre cinématographique d’horreur, et atteindra le statut de film culte. Il propulsera son réalisateur au rang d’auteur engagé lorsque le contenu de son premier long-métrage sera considéré comme éminemment politique. Mon analyse vise à élucider cette trajectoire singulière, au cours de laquelle un film qualifié « d’orgie sadique » par sa première critique nationale dans Variety et rejeté par plusieurs critiques pour son manque de professionnalisme, deviendra digne d’une projection au Musée d’Art moderne de New York deux ans plus tard et donnera ensuite naissance à de nombreuses exégèses, entamées en 1970 par la critique européenne du film. Son contenu sera jugé subversif à l’égard de la société américaine contemporaine déchirée par des conflits internes (tensions ethniques) et externes (la guerre du Vietnam). Au final, ce petit film d’horreur venu de nulle part intégrera à part entière le patrimoine culturel des États-Unis, et donc de la mémoire nationale.
Le travail ordinaire des critiques de cinéma consiste à recevoir un film pour en faire une évaluation de son contenu et de ses aspects techniques, présenter son rapport au genre ou à l’actualité, ou en proposer une interprétation. Or, ce faisant les critiques endossent le rôle de médiateurs publics de sens en agissant entre les deux pendants de toute œuvre : sa conception et son accueil dans le monde par des publics hétérogènes et dispersés (Esquenazi 2001, Gonzalez 2013, Hedström 2013). Les critiques touchent à ces deux pôles, qu’ils restituent dans leur propre discours, par le caractère intermédiaire de leur propre position. Ainsi, ils soulèvent à la fois les aspects organisationnels propres à l’industrie cinématographique (la planification, la production, la distribution) et les aspects qui ont trait à la réception du film auprès des spectateurs ordinaires (effectifs, imaginaires ou potentiels, mais néanmoins présents dans les discours critiques). Tous ces traits sont unis via l’acte interprétatif qui configure et cristallise la signification publique d’une œuvre en en offrant un cadre d’intelligibilité aux lecteurs des articles, et donc aux spectateurs possibles. C’est dans ce sens que les discours des critiques de cinéma peuvent être compris en tant qu’organisateurs publics d’événements. Pour Dorothy E. Smith (2004, p. 175), « organisateur » (organizer) pointe le caractère dynamique et structurant des discours médiatiques, qui participent ainsi à l’organisation sociale de la pensée, des futurs échanges conversationnels, des documents écrits, visuels à venir, etc. Les critiques de cinéma possèdent en ce sens un avantage dont peu de spectateurs ordinaires bénéficient : ils s’expriment devant un large lectorat auquel ils proposent un point de vue, qui n’est certes pas monolithique ni absolu, mais néanmoins public. En lisant un article, les lecteurs prennent connaissance d’un événement décrit de telle manière, depuis cet angle. Bien que cela ne suppose pas une réception passive d’un discours qui serait autoritaire, il demeure cependant une part contraignante dans cette forme de communication, car contrairement à une conversation ordinaire, celle-là n’est pas interpersonnelle. Par conséquent, la réponse des lecteurs est toujours secondaire au message médiatique, et le texte peut être considéré comme autosuffisant (Jayyusi 1991).
Dans le présent article, je me pencherai plus particulièrement sur la réception initiale de La Nuit en analysant un texte paru dans l’édition du 5 janvier 1969 du Chicago Sun-Times, trois mois après sa sortie en salles — une version abrégée a également été publiée par le Washington Post du même jour, et par le Reader’s Digest au mois de juin de la même année. Sa particularité est d’être moins une recension cinématographique ordinaire qu’un témoignage menant à une certaine forme de dénonciation. Ce texte est la recension la plus abondamment citée au moment de la réception initiale de La Nuit. Par la suite, son importance dans la carrière médiatique et discursive du film est confirmée par l’usage continuel que les divers commentateurs cinématographiques en feront. Plus précisément, les ouvrages qui se consacrent de manière générale au cinéma du réalisateur George Romero, ou à La Nuit en particulier, saisissent régulièrement ce texte comme un témoignage symptomatique, représentatif de la réaction d’indignation morale et de choc provoquée par le film à sa sortie. C’est que cette recension constitue la trace discursive la plus détaillée des émotions suscitées par la rupture générique que l’apparition de La Nuit engendre aux États-Unis à la fin de 1968 : elle encapsule par écrit la négociation phénoménologique in situ entre le regard spectatoriel et la matière filmique [5]. Ce document s’avère donc particulièrement pertinent pour clarifier les dimensions émotionnelles et affectives de la réception du film. Son signataire, Roger Ebert, avait assisté à la projection du long métrage dans un cinéma de quartier à Chicago en présence d’un public majoritairement composé d’enfants en bas âge. Dans sa recension, il réagit à la détresse vécue par des spectateurs qui se sont avérés trop jeunes pour le contenu de cette nouvelle sortie. Sous cet aspect, son témoignage peut être considéré comme une « expression mimétique de l’émotion » (Heinich 2008, p. 26) ressentie par le public : elle transmet l’intelligibilité du film davantage par les affects que par une analyse intellectuelle de ses « véritables » messages, comme le fera la critique européenne en 1970. La présente analyse vise à montrer par quels moyens la narration filmique crée une rupture inattendue entre son univers et les jeunes spectateurs en place. La façon dont le film les affecte incitera le signataire de la recension à chercher des solutions pour que de telles situations ne se reproduisent plus.
L’article du Chicago Sun-Times est divisé en deux parties — l’une publiée à la première page de la section culturelle, l’autre à la page cinq. Les deux parties comportent des titres formulés de façon similaire : « Terror in a Theater » et « Fear in a Neighborhood Theater ». Une émotion, celle de la peur, vécue dans une salle de cinéma, est retenue comme l’élément central du texte. Cette caractéristique du film sert à organiser l’article qui la déploie et la confirme au fur et à mesure de la lecture (Smith 2004) à travers quatre parties thématiques. La première met en place la situation de départ et décrit le comportement typique des enfants lorsqu’ils se retrouvent entre eux pour assister à une projection cinématographique ; la deuxième décrit la progression du récit en parallèle avec l’évolution de l’ambiance dans la salle ; la troisième fait état du comportement des enfants à la fin du film et l’impact que cela produit sur le critique ; la quatrième partie, enfin, est une réflexion sur les mesures à prendre pour prévenir de telles situations. Dans mon analyse, je suivrai la séquentialité du témoignage en respectant l’ordre endogène de la structure narrative du film rapportée par l’auteur. Je m’attarderai notamment sur les scènes, telles qu’elles sont décrites par Ebert, qui déclenchent la terreur et, en le faisant, pointent leur caractère inattendu et inédit [6].
Le critique, témoin malgré lui : analyse énonciative d’une recension.
Dans ses analyses des discours institutionnels (médiatiques, scientifiques), Dorothy Smith distingue trois strates énonciatives auxquelles elle prête une force inégale (1981, 2004). La première est celle à laquelle les différents publics ont immédiatement accès — la « surface » du discours public (un article de presse, un journal télévisé, et ainsi de suite) à travers laquelle toutes les autres strates discursives apparaissent. Le deuxième niveau est celui du journaliste encadrant thématiquement et commentant les propos de ses interlocuteurs. C’est ici que Smith situe la véritable médiation institutionnelle, puisque le professionnel y intervient activement pour observer, décrire, poser des questions, collecter des données, et ainsi de suite. Le troisième niveau est celui du vécu ordinaire des personnes sollicitées par le professionnel. Smith souligne que la régulation de leur propos est prise en charge par le médiateur (journalistique, scientifique), qui filtre les informations obtenues afin qu’elles puissent correspondre aux critères de pertinence et d’interprétation des deux niveaux supérieurs.
Dans le cas de l’article du Chicago Sun-Times, ce n’est pas un agenda préalable qui guide le journaliste, mais les réactions inattendues auxquelles il assiste pendant la projection d’un film qu’il est venu évaluer. Il s’avère que deux stratégies de distribution participent à instaurer un moment de terreur dans cette salle de quartier à Chicago : l’accès tout public à un film de genre et le marché visé. En effet, la maison de distribution de La Nuit, Continental, s’opposait à la censure et à la classification par âge des films qu’elle distribuait (Heffernan 2002, p. 66). En acceptant de diffuser le premier long métrage de Romero[7], elle l’avait promu comme un film d’horreur de série B en l’insérant dans un circuit sous-générique prévu pour un tel classement : les ciné-parcs et les cinémas de quartier — deux marchés privilégiant les classes populaires, les familles et les jeunes spectateurs (Merigeau et Bourgoin 1983, Segrave 2006, Schatz 1999).
La confusion des enfants assistant à la projection de La Nuit, dont Roger Ebert rendra compte en janvier 1969, ne relève pas simplement d’un manque d’outils herméneutiques permettant de comprendre un récit fictionnel. Le désordre que crée la narration aboutit à un désarroi avant tout émotionnel et à un manque de repères. L’impact du film sur les enfants conduit le critique à s’intéresser à des éléments qu’il ne traite pas habituellement lors d’une nouvelle sortie. La détresse à laquelle assiste Ebert fera apparaître dans son texte des structures institutionnelles ainsi que les devoirs moraux manqués de certaines catégories de personnes, notamment les exploitants des salles et les parents. Ainsi, les textes médiatiques font émerger des relations sociales qui précèdent à leur rédaction. Par conséquent, ils peuvent être envisagés en tant que moments d’une séquence d’action qui dépasse leur organisation interne (Smith 1993). En happant les liens sociaux dans leur forme textuelle, les discours médiatiques ouvrent également la voie aux futures actions (Widmer 2006).
Le critique du Chicago Sun-Times débute son article comme une recension ordinaire : influencé par la promotion de La Nuit comme le « film d’exploitation du mois » par National Association of Theater Owners, il décide de renouer avec le genre de l’horreur, délaissé par lui depuis des années pour son manque de qualité. Or le compte rendu de son expérience de spectateur professionnel montre sa transformation progressive en un témoin involontaire[8]. L’interprétation que le critique de Chicago fait de l’œuvre résulte de la confrontation particulièrement remarquable entre le film et les jeunes spectateurs. En tant que catégorie sociale, les enfants doivent souvent se contenter des décisions que les adultes prennent à leur place. À cela s’ajoute le fait que leur très faible participation à l’espace public en tant qu’acteurs autonomes et organisés les empêche d’exprimer leurs éventuels griefs ou mécontentements. Du coup, si Ebert ne se pose pas en porte-parole des enfants, car il ne prétend pas représenter ce collectif, il campe davantage qu’un témoin : sa prise de position est celle d’un porte-voix, qui relaie un trouble ne l’ayant pas directement affecté, mais ayant suscité son indignation, soit une émotion morale qu’il tente de relayer dans l’espace public afin de provoquer une prise de conscience, voire des mesures citoyennes[9]. Ainsi, à la fin de son article, le critique aborde la responsabilité défaillante d’un certain nombre d’acteurs sociaux directement liés à la catégorie qui a assisté à la projection.
Une situation de départ banale.
Les cinq premiers paragraphes de l’article insistent sur le caractère ordinaire du contexte dans lequel Ebert s’apprête à assister à la projection de La Nuit des Morts-vivants. L’observation faite par le journaliste est textuellement organisée d’un point de vue strictement indexé (Smith 1993), en établissant une étroite imbrication entre les lieux, le temps, les actions et les catégories de personnes impliquées. Dans la vie de tous les jours, nous comprenons la « correspondance entre des lieux et des personnes » (Schegloff 1972, p. 95 sqq.) comme allant de soi. Certaines pratiques sont attachées à des lieux spécifiques et semblent aller de pair avec certaines catégories de personnes au détriment d’autres. Lorsqu’une situation vient ébranler ce lien familier et contextuel entre les pratiques et les personnes, les acteurs sociaux peuvent ressentir cette incongruité comme problématique. Au fur et à mesure que La Nuit des Morts-vivants progresse, le film fera émerger cet écart qui deviendra le point de départ et le thème central de l’article. Son auteur sera interpellé par ce désajustement et en cherchera les causes. De telles enquêtes établissent des responsabilités et appellent des formes de justification. Dès lors, le critique adressera une requête visant à rétablir l’ordre moral, celui-ci ayant été rompu par des acteurs appariés de façon catégorielle — et donc pratique — aux enfants spectateurs, soit leurs parents et les gérants de la salle [10].
Ainsi, dès l’entrée en matière, Ebert relate que la catégorie « gamins » constitue une majorité par rapport à « deux douzaines » de spectateurs dépassant l’âge de 16 ans. La présence appropriée des enfants est soulignée par la prévisibilité ordinaire de rencontrer cette catégorie (« le genre [de public] que vous attendez ») à telle heure de tel jour de la semaine (« samedi après-midi ») à tel endroit (« matinée pour enfants », où « matinée » sous-entend une salle de cinéma). L’heure de la journée est thématiquement pertinente pour la projection de films destinés à cette catégorie spécifique. Le genre et les sites habituels de ces projections (les ciné-parcs et les cinémas de quartier) permettent de justifier davantage la prédominance non problématique des enfants à cette heure et dans ce lieu. En effet, Ebert circonscrit le public cible de l’horreur comme étant principalement composé par les « enfants et adolescents ». La violence qui est associée à ce genre (« par tradition ce sont les films les plus ouvertement violents ») fait également partie de la typicalité de la situation décrite. Lena Jayyusi identifie le « type » comme « une collection de traits spécifiques » (2010, p. 69), c’est-à-dire « l’ensemble des traits considérés comme typiques des membres du groupe » (ibid.). Dans le compte rendu d’Ebert, ces traits typiques incluent également les activités des enfants anticipant une expérience filmique collective. Ainsi, Ebert observe que, durant le moment d’attente qui précède le début du film, ces « gamins » courent dans les allées pour des « missions urgentes », grimpent sur les sièges, se font taper par leur grande sœur lorsqu’ils refusent de se taire, et se passent le popcorn. L’accent est mis sur le mouvement et l’excitation, cette dernière étant également illustrée par Ebert lorsqu’il décrit la joie générale exprimée quand les lumières s’éteignent enfin.
Dès lors, le temps, les personnes et les activités qui se donnent à voir sont des ressources de description permettant au critique de rendre compte du lieu comme d’un « cinéma de quartier typique ». Ce compte rendu produit une scène ordinaire, banale, dont la normalité apparaît comme immédiatement reconnaissable aux lecteurs d’un quotidien généraliste. Et c’est rétrospectivement, en fin d’article, que cette partie introductive révélera toute sa pertinence, contrastant avec ce « silence quasi complet » évoqué par Ebert, au moment de décrire l’atmosphère qui s’abattra sur la salle au terme de la projection. La banalité de la scène initiale, juxtaposée au titre de l’article (« Terreur dans un cinéma »), noue une intrigue : comment l’effroi peut-il gagner un tel endroit, alors que tout avait débuté de façon si anodine ? La suite de la chronique promet implicitement à son lecteur la résolution de cette énigme.
Lorsque le divertissement tourne au cauchemar.
Ebert décrit aussitôt la scène d’ouverture de La Nuit : les enfants accueillent avec « des cris enchantés » l’apparition d’un premier mort-vivant qui, surgissant dans un cimetière, s’attaque à un jeune couple. Leur réaction indique le caractère partiellement prévisible et connu d’un genre cinématographique (se situant ici au niveau des décors et des personnages) ; « Le film de genre propose (ou impose) des indicateurs de genre à son spectateur, que celui-ci reçoit et active, en les rapportant à sa mémoire générique » (Moine 2005, p. 81). Rick Altman exprime la même idée lorsqu’il affirme que le plaisir générique émane davantage d’une réaffirmation des pratiques familières que de la nouveauté (1999). Ainsi, lors de la projection de La Nuit, l’expérience initiale des enfants est vécue comme la variation située d’une formule usuelle. Le journaliste commente cette clameur en demandant aux lecteurs de retenir l’idée que « les cris font partie du divertissement ». Sa mention de ce brouhaha sert le même but que les agitations précédant le début du film : c’est un rappel de la normalité et une prémonition de sa rupture imminente.
Le critique décrit ensuite la phase où les divers protagonistes (vivants) sont progressivement introduits aux spectateurs, en constatant qu’à ce moment du récit les enfants semblent perdre leur intérêt. La concentration du public s’effiloche, alors que les personnages devisent de la meilleure manière de se protéger contre les intrus meurtriers. Résultat : « beaucoup d’enfants sont expédiés au vestibule pour racheter du popcorn ». Ce manque d’attention, signalé par Ebert, renforce l’identification préalable des enfants comme étant le public privilégié de ce genre cinématographique. Ils sont venus assister à un certain type de récit, et s’attendent par conséquent à des événements plus spectaculaires et tendus. « Puis, les choses s’accélèrent ». Les protagonistes du film suivent avec inquiétude un journal télévisé qui relate un étrange phénomène se déroulant sur le sol américain. Il est ainsi annoncé que les morts récents reviennent à la vie et s’attaquent aux humains « parce qu’ils ont besoin de manger de la chair vivante ». Ayant appris cette nouvelle, les personnages qui s’étaient réfugiés dans la maison décident de partir. Ce projet échoue cependant : le camion destiné à les sauver explose avec un jeune couple à l’intérieur.
À ce moment, l’état d’esprit des spectateurs a semblé changer. Les films d’horreur étaient drôles, pour sûr, mais là c’était du costaud. Il n’y avait plus autant de cris : l’endroit était plutôt silencieux [11].
Comme le montre la citation, le critique établit un lien direct entre le silence qui s’installe dans la salle à l’évolution du film. Cette phrase inaugure la dernière partie du scénario, celle où la brutalité visuelle et le désenchantement narratif du récit se dévoilent réellement. Le divertissement escompté semble glisser sur un terrain déconcertant et plus ténébreux. La description détaillée de la scène suivante, où le couple carbonisé se fait manger par les créatures, témoigne de son caractère visuellement mémorable. Elle fait partie des scènes qu’Ebert qualifie de « costaudes » :
Lorsque le feu s’est éteint, les goules se sont approchées du camion et ont déchiqueté les corps, avant de les manger. L’une des goules a mangé une épaule avec grand plaisir, s’arrêtant de temps à autre pour nettoyer son visage. Une autre goule s’attaqua à un joli tas d’intestins [12].
La formulation du passage n’est pas dénuée d’ironie, atténuant la crudité de la scène. « Lorsqu’on dit d’une image qu’elle est violente, on suggère qu’elle peut agir directement sur un sujet en dehors de toute médiation langagière » (Mondzain 2002, p. 23). Or, si une telle médiation est possible dans un article de presse rédigé par un adulte, cette distance manque aux enfants assistant à ces déploiements visuels. L’observation faite par Ebert du silence qui s’installe progressivement dans la salle en constitue une illustration indexée. S’ensuit la scène, décrite quelques mois plus tôt par le reporter de Variety comme « l’apogée d’une nausée incomparable », où une fillette saisit un déplantoir de jardin pour tuer sa propre mère à coups répétés.
Significativement, dans la phase précédente de la narration, Ebert identifiait les monstres à des « goules », les classant parmi les non humains. Cependant, ces catégories déshumanisées ne sont pas employées dans la scène du matricide, malgré le fait que le meurtre soit commis par une créature surnaturelle (ayant succombé aux morsures des goules, la fillette réanimée rejoint leurs rangs). Le fait que les enfants et le critique aient vu une petite fille tuer sa mère, et non pas une goule tuer une femme adulte, dévoile l’organisation sociale logée dans cette scène. Sa compréhension dépasse la fiction en se référant au monde extra-filmique — le monde social habité à la fois par les spectateurs et par les créateurs du film. C’est précisément la continuité entre les deux univers qui permet d’instaurer un sentiment de choc chez les enfants regardant cette scène. Comme toute relation entre différentes catégories de personnes, les liens entre les membres d’une unité familiale sont culturellement organisés. Cela implique que leur organisation excède les savoirs et les expériences personnelles pour devenir, selon les termes durkheimiens, des faits sociaux coercitifs externes. En tant que tels, ils incluent des normes, des valeurs, des attentes et des obligations collectivement partagées. À titre d’exemple, nous tendons à associer l’enfance à l’innocence et à une période dans la vie d’une personne où celle-ci nécessite la protection adulte. Nous pensons également aux relations entre parents et enfants comme étant basées sur des liens d’amour et d’attachement. Ainsi, voir une scène où une enfant poignarde délibérément et gratuitement sa propre mère — la personne qui lui a donné la vie et avec laquelle elle a noué un profond attachement affectif — représente une rupture de la conception que nous avons des liens familiaux. Cet acte déchire la logique interne établie entre ces deux catégories sociales primordiales. Il se situe au-delà de l’organisation et de la compréhension humaines du vivre ensemble. Ce qui est formellement vu à l’écran est une goule meurtrière ; sa substance demeure cependant une catégorie mondaine. De ce fait, l’acte devient monstrueux non pas à cause du statut fictionnel d’un personnage surnaturel, mais à cause de son enchevêtrement social dans le monde quotidien.
Après cette scène brutale, le héros du film se voit obligé de tuer la « petite fille-goule » ainsi que son père, et de se barricader à la cave contre l’invasion de la maison par les morts.
La scène suivante se déroule le lendemain. Les adjoints du shérif, qui mènent une opération de nettoyage, tirent sur des goules et les brûlent. Ils s’approchent d’une ferme. Le shérif regarde par hasard dans la carcasse carbonisée d’une voiture, y découvre ce qu’il reste de deux corps et dit : « Quelqu’un a fait un barbecue ». À l’intérieur de la maison, un Noir entend les secours arriver et regarde par la fenêtre. Il est abattu d’une balle dans le front par les adjoints. « En voilà un de plus pour le feu de joie », dit le shérif. Fin du film [13].
Le shérif jette un œil distrait sur les traces de ce qui a précédemment été décrit par le critique comme une scène de carnage. À cela s’ajoute le fait que les efforts du seul survivant s’avèrent totalement vains. Au lieu d’être sauvé, il est abattu. Les répliques du film citées par Ebert acquièrent un caractère cynique dans le contexte du récit lui-même, un sens qu’il restitue également dans son compte rendu. La manière détachée dont il commente les scènes les plus saillantes du film lui sert à renforcer son argument final. C’est l’effet contraire d’une banalisation qu’il vise. Le point de tension se situe précisément entre cette indifférence quasi ironique qu’il semble afficher et le passage suivant où il décrit l’ambiance postfilmique dont il devient témoin. Le divertissement se mue en cauchemar et brise la distance entre l’univers fictionnel et les jeunes spectateurs restés sans repères. Ainsi, à la fin du film un silence « quasi complet » règne dans la salle parmi les enfants « stupéfaits ».
Il y avait une petite fille, de l’autre côté de l’allée, de peut-être 9 ans. Elle était assise, immobile dans son siège, et elle pleurait [14].
La Nuit des Morts-vivants avait cessé d’être « délicieusement effrayant » pour devenir « inopinément terrifiant ». Ayant identifié le public principal des films d’horreur au début de l’article, le critique répète que les jeunes spectateurs sont des habitués du genre. Mais il ajoute ne pas être sûr si « les enfants les plus jeunes se rendaient réellement compte de ce qui venait de les frapper ». La description détaillée de ce choc collectif permet au journaliste de communiquer aux lecteurs un présent vif et crédible, renforçant par là le caractère testimonial que sa propre présence avait pris (Smith 1993).
Les murs de la fiction brisés.
Lors de la sortie de La Nuit, l’auteur de l’article de Chicago Sun-Times n’était pas le seul à réagir à la violence exposée par le film. D’autres critiques new-yorkais affichaient une profonde aversion à son égard, allant jusqu’à solliciter sa censure et refusant d’y trouver un quelconque sens, hormis une intention mercantile. Le métier de critique exercé par ces auteurs leur permet de faire une dénonciation publique de ce que Lee Beaupre de Variety avait qualifié de « pornographie de violence ». Les enfants sont en revanche démunis de telles compétences et d’espace d’expression. Leur seule manière de réagir est de quitter la salle en silence les larmes aux yeux. Il revient alors aux adultes de prendre en charge cette détresse, un rôle qu’Ebert endosse dans son texte. Pour ce faire, il résume d’abord les images et les thèmes à l’origine de l’effroi ressenti par les enfants pour marquer la disjonction qui s’installe entre les attentes génériques de ce public cible et ce long métrage :
On parle de goules dévorant des gens — et vous pouviez voir concrètement ce qu’ils étaient en train de manger. On parle de petites filles qui tuent leurs mères. On parle de gens se faisant incendier. Et le pire, c’est que même le héros se fait tuer [15].
En constatant que les plus jeunes spectateurs ont été les plus désorientés, le journaliste suggère que la distance nécessaire permettant de gérer des scènes dérangeantes, mais néanmoins fictionnelles, sans qu’elles n’envahissent le monde que nous habitons, ne va pas de soi. L’idée qu’il s’agit d’un apprentissage — pouvoir rendre intelligible des contenus difficiles — est renforcée par le commentaire que le critique adresse à ses lecteurs en les encourageant à se rappeler de l’impact qu’un tel récit aurait eu sur eux à l’âge de six ou sept ans. Cela montre qu’une fois que nous avons acquis les compétences nécessaires, l’usage que nous en faisons dans nos rencontres, négociations, voire confrontations avec des récits fictionnels semble aller de soi [16]. Or, souligne le critique, les plus jeunes spectateurs
prennent au sérieux les événements se déroulant à l’écran et ils s’identifient farouchement avec le héros. Lorsque celui-ci est tué, ce n’est pas une fin triste, mais une fin tragique : personne ne s’en est sorti. C’est fini, c’est tout [17].
Le rapport de proximité des enfants avec une histoire filmique est souligné par leur identification avec le personnage positif dont les actions mènent à une fin heureuse. Partant, le fait que le héros soit tué est considéré par Ebert comme le pire moment du récit, dont la violence symbolique dépasse les incinérations, le matricide et les scènes ouvertes de cannibalisme.
J’ai vu des enfants dépourvus de ressources dans lesquelles ils pourraient puiser pour se protéger de la terreur et de la peur qu’ils ressentaient [18].
Il importe de souligner que les scènes cinématographiques sont séquentiellement insérées dans un récit qui n’acquiert son plein sens que lorsque nous le vivons dans sa totalité. L’article du Chicago Sun-Times soulève l’interdépendance configurationnelle des opérations visuelles et narratives. En faisant un bilan rétrospectif du film, le critique fait comprendre que le cauchemar provoqué par certaines scènes aurait pu être partiellement soulagé et renversé en un sentiment de justice et de réparation si le récit avait été conduit vers un dénouement heureux. Le réalisme visuel de La Nuit aurait par conséquent pu trouver une rédemption narrative au sein de l’histoire. Le choc induit par le caractère hautement transgressif de certaines scènes aurait pu être atténué par la narration globale, si celle-ci avait permis de trouver une issue à l’horreur projetée. Une telle issue n’étant pas au rendez-vous, ce sont les habitudes génériques — à la fois visuelles et narratives — qui volent en éclats. Tuer le héros signifie ôter tout espoir d’un rétablissement de l’ordre. Cela implique de ne plus avoir de prise sur le monde. Il n’y a pas d’issue possible : l’horrible est resté horrible et le sentiment d’y avoir été plongé malgré soi n’est pas apaisé. Cela instaure la « vraie terreur » que le critique a ressentie dans cette salle de Chicago. Et lorsque l’attente générique se trouve brisée de la sorte, cette rupture dévoile l’ancrage social et la composante morale qui accompagne le fait de regarder un film.
À qui la faute ?
C’est dans la dernière partie de l’article que les événements ainsi relatés font apparaître un schéma d’arrière-fond, que Garfinkel nomme « méthode documentaire d’interprétation » (2007). Cette notion « se réfère à la relation entre les instances qui “documentent” ou indexent un pattern sous-jacent, et où ce pattern constitue une accumulation de ces mêmes “instances” » (Smith 1993, p. 233-234) [19]. En d’autres termes, le sens de l’article n’acquiert pleinement son sens qu’à partir d’un tout unifiant, dont chaque élément fait partie constituante. La description détaillée des réactions des enfants conduit ainsi Ebert à soulève les comportements défaillants de trois principaux acteurs : les exploitants qui ont programmé le film durant la période des vacances scolaires afin de maximiser les rendements ; les autorités politiques, dont le système de classement s’est révélé inefficace ; les parents, qui n’ont pas exercé le contrôle dont ils sont responsables. La sensibilité du critique à l’égard de l’effroi ressenti par les enfants fait ressortir la dimension émotionnelle comme la plus importante dans ce contexte, permettant par là de faire appel aux devoirs moraux desdits acteurs. Plus précisément, les affects sont saisis par la recension comme des points d’appui sur lesquels élever une critique : ils jouent un rôle primordial pour formuler un discours public mettant en exergue des lacunes et encourageant à les combler. Un tel constat porte à réviser la conception habermassienne (Habermas 1993) de l’espace public, qui valorise la discussion rationnelle. Dans ce modèle en effet, la validité des échanges tient à leur justesse et à leur qualité, et les arguments sont fondés en raison. Or, dans le cas d’Ebert, c’est bien une émotion morale, à savoir l’indignation, qui est le catalyseur de l’enquête publique, au sens de John Dewey (2010), qu’il souhaite susciter [20].
Au sein d’une telle configuration, la question implicitement adressée aux lecteurs de la recension d’Ebert est la suivante : que faut-il faire pour qu’une telle situation — à laquelle ces lecteurs participent indirectement au travers de sa restitution des événements — ne se reproduise plus ? Si contrôler le contenu d’un film ou la production de films au contenu similaire constitue des modes d’action publique envisageables, il est également possible d’agir sur les circonstances de la réception (Umberto Eco cité dans Sobchack 1992, p. 306). C’est ainsi qu’Ebert commence par rejeter la solution de la censure, en précisant que cette option n’a pas non plus été retenue par le Chicago Police Censor Board, étant donné le classement « tous publics » du film. Ceci dit, Ebert voit dans cette décision « l’incompétence et la stupidité » dont se rendrait à nouveau fautif « le système de censure que Chicago maintient obstinément sous le patronage des politiciens » : l’absurdité consiste à rendre accessible à tous un film ne contenant aucune scène de nudité (mentionnée par le critique en tant que cible habituelle de la censure), mais qui, par sa violence inédite, parvient à produire un effet dramatique sur le plus jeune public.
Tout en écartant la solution de la censure, le critique souligne ne pas adhérer non plus à un point de vue libertaire « défendant le “droit” de ces petits garçons et filles à voir un film qui a laissé beaucoup d’entre eux saisis de terreur ». Cela le conduit à se demander « à quoi pensaient les parents en plantant leurs mômes devant un film intitulé La Nuit des Morts-vivants » [21]. Cherchant à élucider une situation devenue problématique, qui l’amène à remonter à ses causes, l’auteur met l’accent sur le nom du film, et en particulier sur son contenu horrifique. Il faut cependant remarquer que ce geste devient possible de manière rétrospective, c’est-à-dire une fois connus le film et ses effets. Car les parents se sont sans doute appuyés, prospectivement, sur la possibilité de rapporter le titre à un genre connu et prévisible, ce qui les a conduits à laisser leurs enfants assister à la projection d’une nouvelle sortie programmée selon une plage horaire normale pour un film de genre.
Le motif de la responsabilité parentale retiendra l’attention médiatique. Il sera explicitement mobilisé dans le titre de la version abrégée de l’article publié en juin 1969 dans le magazine Reader’s Digest :
Juste un autre film d’horreur : est-ce bien le cas ? Prenez connaissance de ce que votre enfant va aller voir dans votre sympathique cinéma de quartier [22].
En mettant l’accent sur la prise de connaissance, la rédaction impute aux parents le devoir de surveiller leurs enfants et de ne pas les laisser regarder n’importe quoi. Se positionnant comme un magazine familial, le support fait exister son lectorat en s’adressant à lui dans le titre même, donnant à l’article une direction alarmiste. Or, au sein du texte, la distribution des responsabilités faite par son auteur est à la fois plus large et plus subtile, et son appel est indirect. Il ne désigne pas explicitement des coupables, mais suggère simplement comment cette situation malheureuse aurait pu être évitée si les parents n’avaient pas simplement « planté leurs mômes » devant le cinéma, et si les exploitants des salles avaient mieux sélectionné leur clientèle. Le nouveau code de classement par âge, « récemment adopté par la Motion Picture Association of America, aurait vraisemblablement limité un film pareil aux publics adultes ». La Nuit des Morts-vivants avait cependant été produit avant l’entrée en vigueur du code, « et techniquement les exploitants n’étaient pas obligés de tenir les enfants à l’écart » [23]. En spécifiant que c’est « techniquement » que les gérants ont agi correctement, Ebert sous-entend la contrepartie morale de leur action, dont l’absence de prise en compte devient plus évidente dans le dernier paragraphe de l’article.
J’imagine que l’idée était de se faire de l’argent facile avant que des films semblables ne deviennent inaccessibles aux enfants. Peut-être est-ce la raison pour laquelle La Nuit des Morts-vivants était programmé durant la période lucrative des fêtes, quand les enfants sont en vacances. Peut-être est-ce pour cela. Mais j’ignore comment je pourrais l’expliquer aux mômes qui quittaient la salle avec les larmes aux yeux [24].
Selon Ebert, les gérants auraient sciemment ignoré l’application d’une classification plus stricte, afin de pouvoir maximiser les rendements d’un film promu par leur corporation comme « l’exploitation du mois ». Son hypothèse permet de confirmer à nouveau la présence a priori appropriée des enfants dans cette salle, et renforce également l’idée du ciblage conscient de la part des exploitants. Étant donné l’attrait que le genre de l’horreur exerce essentiellement sur le jeune public, l’application du classement par âge aurait par conséquent nui au commerce. L’intérêt commercial aurait ainsi écarté la question morale, que la recension publiée par le Chicago Sun-Times s’efforce de réintroduire en montrant les conséquences réelles de telles négligences.
La recension ordinaire d’une œuvre artistique consiste à relater l’effet que cette dernière a produit sur le signataire du texte ou à évaluer l’objet esthétique à l’aune des critères (objectifs) du médium. Les critiques des autres recensions négatives contemporaines de La Nuit illustrent un rapport privilégié entre un film et un spectateur professionnel. Les propos virulents adressés par certains auteurs à son égard sont par conséquent plus faciles à ignorer que le témoignage fourni par l’article de Roger Ebert. Comme ils relèvent d’une relation et d’une appréciation personnelles à la matière filmique, un lecteur de tels articles peut en déduire que leurs signataires ne sont tout simplement pas des enthousiastes du genre et que, par conséquent, le dégoût qu’ils éprouvent provient de leur manque de connaissance et/ou d’intérêt.
La sensibilisation des lecteurs que produit l’article publié par le Chicago Sun-Times est d’une autre nature. Le témoignage d’Ebert, qui relate une expérience involontaire, est inséré dans des relations sociales dépassant le cadre situé de la projection, et dont l’existence émerge de son texte. Par le fait de participer à une séance dont le caractère ludique dérape, le critique devient un membre concerné d’un collectif national. Il rédige son texte pour relayer l’émotion qui fut celle des enfants effrayés et tenter de remédier à certains types d’actions aux conséquences dramatiques. Le rapport intime qu’un spectateur, certes particulier, entretient avec une œuvre fictionnelle se mue ainsi en un rapport triadique entre un citoyen, un film et des médiations institutionnelles. Autrement dit, la recension d’Ebert opère une double médiation, dans le sens où elle est tout à la fois une critique cinématographique et citoyenne.
La question des médiations est au centre de la sociologie développée par Dorothy E. Smith (2005). Plus particulièrement, dans ses analyses des discours médiatiques, Smith localise la force inégale des différentes strates énonciatives, et donc des opérations médiatrices, en dégageant les trois niveaux (1981, 2004) qui, selon elle, sédimentent la mise en discours du monde. Celle-ci dessine en effet un arc, qui part des événements tels qu’ils sont relatés par ceux qui les ont vécus, et aboutit à leur réception par un public, en passant par leur mise en forme journalistique. Cette mise en forme exerce une régulation d’importance. C’est pourquoi Smith souligne que si les journalistes n’informent pas leurs publics des problèmes que soulèverait le fonctionnement des institutions, ceux-ci ne sauraient pas comment les reconnaître comme tels (2004). Dans cette optique, le texte d’Ebert est à envisager comme un acte public de dénonciation qui se situe à l’interface entre l’industrie cinématographique d’un côté et les lecteurs ordinaires de l’autre [25]. Le blâme émis par l’auteur ne concerne pas la qualité intrinsèque du film, mais la responsabilité manquée de certaines catégories sociales et institutionnelles. En soulevant la question de l’âge limite des spectateurs, l’auteur qualifie d’intolérable la situation à laquelle il a assisté à l’égard d’une catégorie de personnes démunies des outils herméneutiques qui leur permettraient de surmonter la vision d’un récit filmique éprouvant. La description du désarroi des enfants assistant à la projection de La Nuit témoigne d’un rapport aux images que Marie-José Mondzain (2002) qualifie d’immédiat, c’est-à-dire non médiatisé par une réflexion intellectuelle capable de produire une distance entre les images et le regard.
Ce faisant, la question des compétences dans la constitution de la signification devient le noyau implicite du drame qui s’est déroulé dans cette salle de quartier. La capacité à la symbolisation — et donc à la mise à distance — qui est socialement organisée, nécessite un apprentissage continu. Avant son acquisition, les images et les scènes filmiques peuvent s’imposent à nous dans leur radicale immédiateté, suscitant une expérience dont l’inintelligibilité et la violence menacent de dissoudre dans le chaos le monde que nous habitons en tant qu’homo spectator, pour emprunter le titre d’un ouvrage de Mondzain (2007). Dans ses leçons sur l’esthétique, Ludwig Wittgenstein (1971) mentionne les sentiments de gêne, de dégoût ou d’appréciation comme des réactions « primitives », celles qui ne sont pas vêtues de mots, mais vécues instantanément sur un registre émotionnel, intervenant dans une expérience esthétique [26]. L’article du Chicago Sun-Times met en exergue le caractère largement inattendu de La Nuit, et cela malgré la familiarisation générique du jeune public. La rupture produite par le film avec les attentes des spectateurs est précisément ce qui permet d’appréhender le sens littéral des images. La description des enfants présents dans la salle fait apparaître qu’ils auraient vécu certaines scènes comme une agression envahissant leur propre monde. La phase de la réception initiale de La Nuit dévoile un rapport indiciel entre les scènes filmiques et le regard des spectateurs (critiques et profanes), celui qui ne dépasse pas le cadre de la confrontation visuelle immédiate. Dès lors, le dégoût exprimé par certains critiques new-yorkais à la sortie du film, ainsi que le silence des enfants décrit par Ebert, dévoilent les limites du montrable et du faisable que se donnent toutes les sociétés humaines.
Au sein des différents courants théoriques en cinéma, celles d’inspiration structuraliste (Christian Metz, Jean-Louis Baudry) ou marxiste (en particulier Theodor Adorno) imputent un effet aliénant et autoritaire à la matière filmique, ne laissant aucune, sinon peu de place aux rapports dialogiques entre le film et les spectateurs historiquement situés. Dorothy Smith (2005) et Vivian Sobchack (1992) reprochent aux paradigmes poststructuralistes d’aspirer à un objectivisme que Sobchack qualifie d’excessif. Ce faisant, ces courants délaissent les corps individuels et donc les expériences subjectives. Smith souligne également, en pointant notamment Judith Butler et Joan Scott, qu’il est erroné de considérer que l’expérience subjective est un biais empêchant l’accès du scientifique à l’historicité « objective ». Car la constitution du sens ne repose pas uniquement sur les médiations langagières et institutionnelles. C’est pourquoi la sociologie développée par Dorothy E. Smith s’astreint continûment à restituer la façon dont les individus, toujours pensés dans leur ancrage corporel, font l’expérience concrète du monde. C’est en quelque sorte de cette phénoménologie, attentive aux événements tels qu’ils sont vécus ici et maintenant, dont fait état le témoignage d’Ebert. Dans tous les cas, son compte rendu remet en question les approches qui réduisent la diversité effective des spectateurs (ou des lecteurs) à la dimension d’un public doté d’une compétence cognitive uniforme. En thématisant la catégorie « enfants » insérée dans un temps et un lieu, le critique montre l’indissoluble lien entre l’œuvre et ses spectateurs, et traite cette rencontre non pas comme une postulation théorique, mais comme une expérience véritable. Sa transformation progressive — de l’amusement à l’état de choc — pousse le journaliste à solliciter la responsabilité morale des adultes et, parmi eux, d’acteurs sociaux clairement identifiés (parents, politiques, exploitants). Aussi, l’on peut dire ici que, ressaisi par une médiation textuelle, le malaise individuel ressenti par les enfants spectateurs de La Nuit des Morts-vivants trouve la voie d’une résolution possible par le biais d’une action collective. Celle qui consisterait à solliciter les aménagements et les encadrements institutionnels permettant un apprentissage progressif du « voir » dans ce qu’il a trait aussi à l’émotionnel et dans ce qu’il met en tension un rapport — herméneutique — entre le monde vécu et l’imaginaire.