C’est l’histoire d’un Allemand, d’un Anglais et d’une Française attablés dans la cuisine d’un appartement à Vilnius : en russe, ils discutent des courses à faire, du froid, de Foucault et du cinéma post-soviétique. Ce qui les réunit dans cet endroit et dans cette langue, c’est la European Humanities University (Ehu), université biélorusse dissidente, en exil depuis octobre 2005 à Vilnius, en Lituanie. À des titres divers, ils y sont invités pour y donner des cours pendant huit à dix jours et logés dans des appartements meublés que loue l’université. Dans ces logements, défilent de façon ininterrompue, depuis octobre, des enseignants de littérature, de science politique, de psychologie, de sociologie, de philosophie, d’économie… Car l’Ehu — bien que située à Vilnius depuis la rentrée 2005 et officiellement enregistrée comme université nationale par l’État lituanien depuis le 15 février 2006 — a cette particularité de faire venir la quasi-totalité de ses enseignants d’ailleurs : de Biélorussie, principalement, mais aussi de Russie, des États-Unis et de divers pays de l’Union Européenne. Créée à Minsk en 1992 comme université libre de sciences humaines et sociales, fermée par l’autocrate et président de Biélorussie Alexandre Loukachenko en août 2004, au motif explicite qu’elle préparait une élite vendue à l’Europe [1], l’Ehu est parvenue, après un an de tractations et de négociations intenses, à rouvrir en Lituanie, à quelque 200 km de Minsk. Avec le soutien financier de fondations privées, pour la plupart américaines, et de diverses instances européennes [2], cette université accomplissait ainsi la prophétie-malédiction loukachenkienne, en franchissant la frontière biélorusse pour figurer dans un pays de l’Union Européenne.
De Minsk à Vilnius.
Dans un contexte national de contrôle étatique des libertés publiques et de propagande quasi-ininterrompu contre l’opposition [3], les manifestations protestataires des étudiants de l’Ehu, à Minsk, lors de sa fermeture en plein été 2004 valent d’être soulignées : déjouant les pouvoirs, 150 d’entre eux se sont retrouvés le 2 août 2004 sur la place Oktyabrskaia, à deux pas du Palais présidentiel. Ce rassemblement éclair (« flash mob »), organisé grâce à l’échange de sms, a duré quinze minutes, pendant lesquelles les manifestants, dispersés et assis en tailleur sur l’immense place, lisaient tranquillement des cours, arborant dans leur dos des panneaux où s’affichait la défense de leur université. Au moment où les forces de l’ordre, décontenancées, commençaient à réagir, ils disparurent, laissant le sol jonché d’autocollants à la gloire de l’Ehu. Quatre participants furent arrêtés puis relâchés. Trois jours plus tard, non loin de la station Académie des Sciences, dans les locaux de l’Université qu’ils avaient été forcés d’évacuer, le personnel et les étudiants se rassemblèrent pour protester de nouveau. Au milieu de centaines de cartons où s’entassaient matériel informatique, dossiers, thèses de doctorat et quelque 70 000 livres qui constituaient le fond de la bibliothèque, ils scandèrent des slogans, chantèrent, pleurèrent parfois, couvrant les bâtiments de graffitis et d’affichettes « l’Ehu restera en vie ! » sous l’œil impavide, mais vigilant, d’un bon nombre de gros bras, membres du Kgb. « Les manifestants n’avaient pas intérêt à les provoquer, témoigne Benjamin Cope, enseignant de l’Ehu en sociologie du genre, les médias d’État, qui filmaient la scène, auraient profité de l’impossibilité de distinguer les membres du Kgb des manifestants pour faire croire que l’occupation avait spontanément dégénéré, s’était autosabotée ».
Un an plus tard, à Vilnius, alors qu’elle avait perdu la possibilité de faire reconnaître ses diplômes en Biélorussie, sans qu’il soit encore certain qu’ils puissent l’être en Lituanie, et plus largement dans l’Union Européenne, l’Ehu a cependant attiré suffisamment d’étudiants biélorusses, pour continuer à assurer la sélection nécessaire à l’excellence qui fit sa réputation à la fin des années 90. Contrainte à ce jour, pour des raisons logistiques, de n’accueillir que 170 étudiants de première année, elle a mis en place, pour ceux de deuxième année et plus, des cours d’enseignement à distance par internet, aujourd’hui suivis par 600 étudiants. La plupart d’entre eux, anciens de l’Ehu à Minsk, se sont aujourd’hui réinscrits en parallèle dans des universités biélorusses publiques. Environ 200, grâce à des bourses ou des conventions bilatérales entre établissements, sont partis étudier aux États-Unis, en France, en Allemagne, en Pologne et en Russie. Leur lien avec l’Ehu reste souvent très fort, non seulement en raison de l’enseignement par internet, effectué grâce à Moodle, un logiciel de pointe spécialisé dans le distance learning, mais aussi à travers le site étudiant qu’ils ont créé. Sur celui-ci, on échange cours, informations, opinions et, parfois impressions et photos des nouveaux pays d’accueil. L’épisode de la fermeture fait l’objet d’une rubrique spécifique, comprenant toute une galerie de photos.
L’hostilité des pouvoirs publics envers cette université, l’engouement et la fidélité qu’elle est parvenue à susciter du côté des étudiants suscitent la curiosité. Quelle spécificité de l’Ehu au sein de l’espace académique biélorusse explique que les étudiants soient prêts à s’imposer le caractère laborieux de l’enseignement en ligne ou un exil qui minimise leurs chances de trouver un emploi en Biélorussie sans leur assurer un avenir ailleurs ? Sur ce point, les étudiants qui ont suivi, avant ou après leur passage à l’Ehu, un cursus dans d’autres universités biélorusses sont généralement intarissables. Macha, admise à la faculté de philosophie de l’Ehu en 2001 et désormais étudiante à l’Université d’État Biélorusse (Bgu) à Minsk, évoque pêle-mêle, parmi les spécificités de l’Ehu : le poids des langues étrangères (cours quotidiens de 2 à 4 heures), la jeunesse des équipes enseignantes, leur haute spécialisation, l’absence de manuels et de programmes imposés, la place accordée à la philosophie contemporaine et à la lecture des textes eux-mêmes, y compris en langue originale, enfin, les conditions de travail, qui vont de la qualité de l’encadrement pédagogique, à la présence d’une salle informatique, en passant par l’abondance de séminaires en petits comités et par la richesse des fonds de la bibliothèque. Souvent égrenée à l’identique par les étudiants, cette petite liste de singularités qui semblera, par certains aspects, peu singulière à un étudiant d’Europe de l’Ouest, ne se comprend qu’en regard de la situation des universités d’État biélorusses. Malgré la brève effervescence intellectuelle qui a suivi l’indépendance en 1991, ces universités, qui ont désormais, depuis la fermeture de l’Ehu, le quasi-monopole de l’enseignement supérieur, ont difficilement évolué depuis l’époque soviétique. Et l’élection de Loukachenko en 1994 ne fut pas favorable à leur refondation. Surfant sur les difficultés de la Biélorussie à sortir de la dépendance économique vis-à-vis de la Russie, combinant nostalgie pour l’Urss identifiée à l’âge d’or de la Biélorussie, nationalisme étatique, populisme anti-intellectuel et stigmatisation de l’Occident, présenté comme synonyme de culte de l’argent et de dépravation, Loukachenko avait tout intérêt à laisser perdurer l’isolationnisme académique des universités en général, et des facultés de sciences humaines et sociales en particulier.
« Le prix que les sociétés sont prêtes à payer pour faire leur auto-analyse ».
Si les conditions de travail des enseignants et chercheurs dans ces disciplines traduisent en grande partie « le prix que les sociétés sont prêtes à payer pour faire leur auto-analyse » (Lagrave, 1998, p. 25), la description des conditions dans lesquelles s’effectuent la production et la transmission des savoirs, dans les facultés publiques de sciences humaines et sociales en dit long sur la faible propension des pouvoirs biélorusses à financer leur auto-analyse. Les horaires surchargés des enseignants (plus de 800 heures par an), le manque de moyens, l’imposition de manuels y compris en philosophie où la pensée des « grands philosophes » est racontée, mais quasiment jamais exposée à travers les textes originaux, produisent un climat peu favorable à la recherche ; le niveau des thèses de doctorat s’en ressent, et l’enseignement tend à se scléroser, d’année en année dans la répétition des mêmes cours. Tradition héritée de l’Union soviétique, la remise de cadeaux aux professeurs, avant les examens, pour maximiser ses chances de réussite, a été officiellement interdite en janvier 2005, mais n’en continue pas moins d’être monnaie courante, bien que devenue plus discrète. Si les enseignants de bonne volonté résistent sans difficulté à ces tentations de petite corruption, il leur est plus malaisé d’échapper aux contenus imposés des enseignements, ne serait-ce que pour ne pas pénaliser les étudiants dans leurs examens finaux, en homologie avec les programmes. Et le contrôle de l’État sur ce point ne va pas en régressant : créée en 2003 et obligatoire pour tous les étudiants de première année, la discipline nommée « idéologie », défense et illustration des « bases de l’idéologie biélorusse », enseignée dans des manuels du même nom et validée par un examen, marque l’affirmation symbolique de ce contrôle croissant, même si elle n’est pas toujours très prise au sérieux par les professeurs contraints de l’enseigner [4]. La fermeture de l’Ehu elle-même, qui s’inscrit dans cette volonté de contrôle du monde académique, avait un précédent : en 2003 le lycée biélorusse des humanités, à Minsk, créé au même moment que l’Ehu et seul établissement secondaire de la capitale où l’enseignement était entièrement dispensé en biélorussien, avait été fermé par le pouvoir. Il s’agissait alors de contenir les courants de nationalisme linguistique qui traversent le champ intellectuel biélorusse. Ce lycée survit depuis bientôt trois ans dans la clandestinité : les cours ont lieu dans des appartements privés éparpillés à Minsk et les élèves présentent le diplôme de fin d’études secondaires en candidat libre.
Les fondateurs de l’Ehu, Anatoli Mikhalov et Vladimir Dounaev, tous deux philosophes, ont longtemps enseigné dans les universités d’État : c’est en raison des résistances qu’ils ont rencontrées, à partir du moment où ils tentèrent de renouveler l’enseignement en philosophie, qu’ils décidèrent de fonder une université libre. Inspirée du modèle américain et européen de « l’enseignant-chercheur », l’Ehu proposait à son personnel enseignant des horaires réduits, des possibilités de recherche dans des centres spécialisés et de publication aux presses de l’université (une trentaine de livres fut publiée chaque année). Seule université de toute la Communauté des États Indépendants (Cei) à être entrée dans le consortium international Campus Europae [5], et seule en Biélorussie à avoir décroché, pour organiser des cycles de séminaires, des financements du prestigieux Programme international de soutien à l’enseignement supérieur (Hesp) mis en place par la fondation Soros [6], l’Ehu a rapidement attiré l’élite étudiante biélorusse qui y entrait sur concours. L’abondance des financements privés permettait de rendre son coût abordable pour les classes moyennes, tandis qu’un concours spécifique permettait aux moins fortunés d’étudier gratuitement.
[7], où il donne la parole à ses condisciples sur le thème « être biélorusse à Vilnius », et a organisé, à l’université, un débat entre étudiants biélorusses et lituaniens sur les clichés respectifs qui existent sur les deux peuples. Il regrette que seuls les Lituaniens russophones aient participé au débat, mais ne perd pas espoir : les cours de lituanien et d’anglais intensifs dispensés à l’Ehu, auxquels s’ajoute une troisième langue obligatoire (allemand ou français), devraient progressivement contribuer à faciliter leur intégration en exil. Et le régime de Loukachenko n’est pas éternel.
Images : © Ehu (source : Segun). Sur les banderoles : « Ehu vivra ! », « Laissez rentrer l’Ehu ! » et « Je veux étudier à l’Ehu ».