Les ouvrages — généralement des récits autobiographiques — ne manquent pas sur la tragédie vécue par les prisonniers de guerre français du Viêt-minh, dont plus de la moitié ne survécurent pas à une captivité qui pourtant n’excéda presque jamais quatre ans. Cela fait des camps d’internement communistes vietnamiens probablement les plus meurtriers du 20e siècle, à égalité avec les mouroirs où les nazis enfermèrent leurs prisonniers de guerre soviétiques.
Mais il y eut une tragédie dans la tragédie. En effet, si les survivants français furent à notre connaissance tous libérés après les accords de Genève (juillet 1954), des milliers de leurs frères d’armes vietnamiens ou d’origine vietnamienne — comme le capitaine Huynh, de nationalité française, qui avait été aide de camp du général de Lattre en 1951 — furent maintenus en détention, pour des raisons difficiles à déterminer : punition spécifique à des « traîtres » considérés politiquement « irrécupérables », ou, comme semble le penser l’auteur, volonté de conserver une monnaie d’échange pour de futures négociations ? Encore eût-il fallu que la France, ou qui que se soit d’autre (le gouvernement de Saigon ?), ait eu envie de négocier le salut de ces hommes. Or un des aspects les plus poignants du livre est la démonstration de l’« oubli » de ces combattants par la France, malgré la violation flagrante d’un accord international que constituait le comportement viêt-minh. Au point que l’auteur, enfin libéré après la réunification du pays (1976), et ayant péniblement gagné la France en 1984, eut toutes les peines du monde à faire valoir tant sa nationalité que ses états de service.
Ses geôliers avaient eu, si l’on peut dire, plus de scrupules : ils s’étaient ingéniés, de septembre 1954 à décembre 1960, à maintenir au secret les ex-militaires dans de petits camps anonymes, dans des zones reculées, hors de portée de la Commission Internationale de Contrôle prévue à Genève. Connus de leurs geôliers uniquement par des numéros d’écrou, ils ne furent au départ pas trop mal traités — ce qui n’empêcha pas, dans le cas décrit par l’auteur, un taux de mortalité de 50% chez des hommes à qui on avait fait en 1954 miroiter la promesse d’une proche libération. Le camp plus vaste de Tuyen Quang, où Huynh séjourna de 1960 à 1970, fut bien plus dur : le maintien au cachot, la sous-alimentation et l’absence de soins médicaux fauchèrent cinquante de ses soixante compagnons de détention, parmi lesquels désormais de nombreux religieux, essentiellement catholiques. C’est toujours la conjoncture politique — dont ils sont par ailleurs presque totalement coupés, n’ayant généralement droit ni aux livres, ni aux journaux — qui détermine leur sort. Elle commence à fortement s’améliorer après les accords de Paris de janvier 1973, qui mettaient fin à l’intervention américaine : transfert au camp de Ha-Tay, où le régime est celui de la semi-liberté, avec travail d’ébénisterie (faiblement) rémunéré… et travail au noir bien plus avantageux. La mise en liberté, le 30 juin 1973, ne change pas fondamentalement ce statut, transformé en résidence surveillée.
La vraie libération date de mai 1976, quand Huynh obtient — par faveur spéciale — une permission pour aller visiter sa vieille mère à Saigon, désormais accessible. Sans qu’il n’explique pourquoi, il ne fut ensuite jamais poursuivi, quoiqu’il ait décidé de ne pas regagner le Tonkin, et ne se soit pas particulièrement caché. Cela a-t-il un rapport avec l’atmosphère de détente très vite sensible au Nord après la fin des combats, quand les jeunes hommes reviennent du front, au Sud, et qu’une myriade de biens « capitalistes », largement pillés, viennent améliorer le quotidien et alimenter le marché noir ? La dernière alerte, pour l’auteur, se situe en 1978, quand il est arrêté par la Sécurité au moment où il va s’embarquer (comme boat people), après avoir payé en bon or sa traversée vers la Thailande. Il partira légalement vers la France en avion, six ans plus tard, tout en laissant sa jeune femme et son enfant 18 mois de plus au Vietnam.
Ce livre, dont l’écriture « brute de décoffrage » ajoute à l’impression d’authenticité qu’il dégage, offre de multiples enseignements. Le plus original est assurément l’extrême dureté du sort réservé aux adversaires du pouvoir communiste vietnamien (dès 1953, date de la capture de Huynh, il exerçait une pleine autorité étatique sur une large partie du Tonkin), sur lesquels peu de témoignages ont été publiés, surtout pour des périodes aussi précoces. S’il y eut une discrimination entre prisonniers de guerre, elle joua — relativement… — en faveur des « impérialistes ». Entre détenus Vietnamiens, la discrimination joua non pas en fonction de leurs actes passés, mais suivant leur degré de malléabilité politique, permettant ou non leur instrumentalisation — de même qu’entre prisonniers français le supplément alimentaire permettant une éventuelle survie venait de l’adhésion active au programme de rééducation idéologique auquel tous étaient soumis.
En ce qui concerne l’évaluation du système concentrationnaire, les taux de mortalité évoqués çà et là autant que, qualitativement, l’utilisation à grande échelle de cachots d’isolement effroyables, de la sous-alimentation, de travaux de force harassants, ainsi que le recours plus discontinu (temps et espace) aux violences physiques, amènent à considérer que les « goulags » vietnamiens furent plutôt pires que leurs équivalents soviétique et même chinois, où l’espérance de survie était moins mauvaise. Bien sûr il n’y eut pas au Vietnam d’entreprise génocidaire, mais on décèle certaines similitudes avec le Cambodge des Khmers rouges: extrême insouciance pour la survie des détenus, utilisation large de la torture et de l’enchaînement ; manie du secret, avec prisons clandestines, mensonges aux prisonniers sur leur sort, absence systématique d’annonce relative à leurs transferts d’un camp à l’autre. Il est plus difficile d’évaluer les variations chronologiques. Les moments de détente paraissent avoir été brefs : autour de Genève (1954) et de Paris (1973), puis plus nettement — au Nord — après 1975. Il se confirme que les années soixante — période de mobilisation extrême pour la guerre au Sud- furent particulièrement dures.
Certains portraits sont étonnants. On retiendra seulement celui d’un ancien « poilu » de 1914 et des troupes coloniales, cependant « blanchi » pour avoir perdu un fils dans les rangs de l’armée révolutionnaire, et qui fait nourrir clandestinement Huynh par sa fille (pp. 39-42) ; ou celui du Coréen « Minh », officier de l’armée impériale japonaise demeuré après sa capitulation, marié au Vietnam, et interné dès 1946 par un cadre viêt-minh qui convoitait son épouse (pp. 124-125). Cependant, si la France ne sort pas grandie de ce tableau d’un calvaire, c’est surtout l’incroyable illusion des opinions occidentales à l’égard du communisme vietnamien, des décennies durant, qui devrait être la leçon « en creux » de l’ouvrage. Dans les années soixante, au Vietnam, les pires mouroirs étaient loin d’être les si bruyamment dénoncées « cages à tigre » des forces pro-américaines. La politique du secret des communistes, face à la volonté de dévoilement de la presse occidentale — américaine en premier lieu — fit clairement de celle-ci l’alliée, généralement involontaire, d’une terrible entreprise d’asservissement.
Ba Xuan Huynh, Oublié 23 ans dans les goulags vietnamiens 1953-1976, Paris, L’Harmattan, 2004. 266 pages + 26 pages d’annexes. 27 euros.