Michel de Certeau avait posé, en son temps, un regard aiguisé sur les mystiques (La Fable Mystique, Paris, Gallimard, 1982). On peut désormais relire les textes de chaque grand mystique pour affiner les analyses antérieures. Voici donc le Voyageur chérubinique, plus exactement, le Wandersmann, pour une part un pèlerin (mais ce serait der Pilger), et pour une autre part, der Wanderer, celui qui s’abandonne à son voyage, sans lieu d’arrêt, et sait se perdre, sans jamais errer. Car bleiben ist nirgends, le voyageur mystique ne peut rester nulle part. S’il est chérubinique, enfin, c’est en relation avec la classification des anges (et nous laissons au lecteur le soin de se remémorer les neuf catégories de ceux-ci).
D’emblée, il convient de rappeler qu’avec la traduction et la mise à la disposition du public de cet ouvrage, c’est aussi un espace culturel qui vient en avant : il enveloppe tous ceux qui, pour des raisons, certes, différentes, ont considéré que cet ouvrage était incontournable et ont participé à sa survie publique en dressant le cadre général dans lequel cette œuvre est désormais reçue comme une œuvre majeure. Entendons : Gottfried Wilhelm Leibniz, gwf Hegel, Arthur Schopenhauer, fwj Schelling, et en dernier ressort Rainer Maria Rilke et Martin Heidegger (celui qui cite sans cesse : « la rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit », 289 [1]). Grâce à eux, grâce à des appropriations en fonction d’intérêts spécifiques, cette œuvre nous parvient largement enrichie de contributions à sa signification.
Johannes Scheffler (1624-1677) donc, dit l’Ange de Silésie (Breslau), Angelus Silesius, bref, le messager qui traverse l’espace et regarde l’histoire de très haut (et sans doute celui qui inspirera encore, beaucoup plus tard, Paul Klee et Walter Benjamin). Car de la Silésie, pourtant alors à feu et à sang (la guerre de Trente ans), il ne reste rien dans cet ouvrage. Il n’y a rien d’autre à suivre et à poursuivre que la mystique, le chemin de croyance. Et, dans cet ouvrage, les épigrammes et les maximes spirituelles qui veulent nous conduire à la contemplation de Dieu. Une suite de distiques dont les alexandrins doivent nous permettre de dépasser les limites de la connaissance mondaine pour nous arrêter en Dieu. Dieu avec lequel finalement s’établit la seule conversation possible, au point que le texte Lui est dédicacé : « Dédicace à la sagesse éternelle, Dieu ».
Mais ce n’est pas une œuvre d’Église, fût-elle tout de même catholique. C’est une œuvre vraiment mystique et émanant d’un mystique, même si, à quelques égards, on peut la comparer aux Pensées de Blaise Pascal, ou si on la réduit souvent au modèle de la pensée mystique de la Contre-Réforme en culture germanique. Autrement dit, elle combine adroitement une formulation mystique, une poétique pastorale, une lecture particulière du Cantique des cantiques et des synthèses philosophiques de Saint Augustin, Maître Eckhart, Paracelse, Jacob Böhme, extrêmement adroites.
Mensch, was du liebst, in das wirst du verwandelt werden :
Gott wirst du, liebst du Gott, und Erde, liebst du Erden.
Homme, ce que tu aimes, en cela tu sera mué :
En Dieu, tu le seras, si tu aimes Dieu, et en terre, si tu aimes la terre [2]
Certains lecteurs auront sans doute du mal à entrer dans cet ouvrage, moins pour des raisons de langue ou de référent, que pour des raisons de conception religieuse du monde moins partagée désormais. C’est dommage, l’œuvre s’adresse à un public illimité, et il ne serait pas bon qu’elle ne soit abordée que par ceux qui croient en Dieu.
D’ailleurs, ce n’est peut-être pas pour cela que cette œuvre est décisive, mais plutôt pour trois autres raisons.
La première : parce que la connaissance de l’œuvre mystique laisse parfois des doutes sur les conclusions à en tirer. Plus la fusion en Dieu est grande, plus Dieu finalement se dissout dans sa fonction transcendante. Il y a dans la mystique une sorte de panthéisme sous-jacent qui retourne l’œuvre entière en son propre contraire. Ce à quoi ne s’est jamais trompé Leibniz (qui rapproche le Voyageur chérubinique de la pensée de Baruch Spinoza), et qui faisait dire à Hegel que Silesius développait un pur panthéisme.
La seconde raison implique la question de la définition du sujet baroque. Qu’est-ce qu’un tel sujet ? Si apparemment l’essentiel réside dans les « exercices spirituels » du mystique, il ne faut pas longtemps pour découvrir que le « cœur » du croyant (c’est la même expression que celle de Pascal) est déjà plein de Dieu (49, 50, 60, 106, 133, 167), et que séparé du corps presque mort d’avance, selon la perspective dualiste (35, 150), il peut s’identifier directement à Dieu (3, 4). Aucun intermédiaire n’est admis ou envisagé, ni ange, ni savoir, ni Christ, sauf à être chacun à soi-même son propre médiateur, donc aussi son Christ, et l’Église tout à la fois (180). Autant dire que Dieu absolu, éternel, et le sujet baroque deviennent les objets réciproquement décalés de la plus pure des figures baroques : l’ellipse, soit : « Dieu en moi et moi en lui », deux pôles, mais une seule figure, deux points et un cercle anamorphosé, une perfection partagée.
La troisième raison tient aux mêmes principes. Mais elle se dit mieux en langue franco-grecque qu’en langue allemande. « Dieu en nous », donc en-thou (théos : dieu), en grec. L’enthousiasme du mystique est ce « plein de Dieu » grâce auquel l’identification a lieu. En allemand, elle est plutôt Schwärmerei (qui vient de Schwarm, l’essaim d’abeilles, la foule en effervescence qui exalte les facultés). Sans reconstituer ici tout ce qui est pendant dans la Schwärmerei (depuis l’interprétation du Comte de Shaftesbury jusqu’à Hegel [3]), il faut savoir qu’elle peut définir un exalté, mais aussi un visionnaire (ou un illuminé), ou encore un fanatique. Mais c’est plus souvent le mystique lui-même, qui se sent uni à des êtres supérieurs. Aussi faut-il sans aucun doute distinguer l’enthousiaste du Schwärmer, si telles sont les ambiguïtés. Car l’enthousiasme, disons-le ici, philosophique, est ce geste qui contribue à s’élever dans la sphère de la pensée pure, d’une élévation que Platon nommait Eros (Phèdre).
Par quelque biais qu’il veuille aborder cette œuvre (l’histoire, la sociologie, la psychanalyse, la sémiologie), le chercheur y trouvera matière à préciser des concepts qu’il rencontre dans son travail. Au reste, les aspects esthétiques (littéraires) de l’ouvrage ne sont pas à négliger. Et on peut en entreprendre l’évaluation esthétique sans pour autant en partager les valeurs.