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Serendipity.

Une lecture anglophone et marxiste.

Jacques Lévy et Michel Lussault (dirs.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Editions Belin, 2003.

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Vous m’avez invité [1] à faire une lecture critique du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. Je pense qu’il s’agit d’un bon ouvrage, très utile, très stimulant et, pour un géographe anglophone, très représentatif. C’est le genre de dictionnaire dont on a besoin. Il s’immerge dans les débats actuels et il est nourri de ces débats. C’est un ouvrage ambitieux qui va au-delà de la simple définition des objets géographiques comme « ville » ou « réseau de transport ». Par ailleurs, il atteint dans une large mesure ses objectifs. D’après le peu que je connais de la géographie française, ce travail en donne une bonne image en même temps qu’il en démarque pour partie, et c’est ce qui fait son intérêt. Autant dire qu’il n’est pas facile de le critiquer. Néanmoins, nul ouvrage n’est parfait, et je m’y essayerai donc.

Je commencerai par présenter mon itinéraire afin de bien faire comprendre comment je me situe. Ensuite, je me concentrerai sur le Dictionnaire lui-même, en trois temps. Je ferai quelques propositions d’améliorations qui ne remettent pas en cause son approche générale de la géographie. Puis je m’arrêterai sur les objectifs de l’ouvrage et sur la méthode choisie pour atteindre ces objectifs. Enfin, je voudrais mettre l’accent sur ce qui me semble être les faiblesses du livre.

De la « révolution quantitative » à la géographie marxiste.

Je suis né en Angleterre il y a soixante-six ans. Je m’intéresse à la géographie depuis l’âge de quatorze ans et, quand je suis entré à l’université en 1958, j’ai eu la chance de rencontrer Peter Haggett et Richard Chorley, qui commençaient leurs enseignements à Cambridge. J’ai trouvé leur cours très excitants car ils s’écartaient beaucoup de la géographie que j’avais apprise à l’école. Ces deux chercheurs avaient pris la tête de la « révolution quantitative » de la géographie britannique. J’ai fait leur connaissance très vite et, encore une chance, ils s’intéressaient aux étudiants qui, comme moi, étaient insatisfaits de la géographie de l’époque. Ils ont joué un rôle très important dans ma formation intellectuelle et sont devenus des amis chers. À la même époque, j’ai aussi fait la connaissance de David Harvey, qui était plus avancé que moi dans les études. Il a lui aussi exercé une influence sur moi et est devenu un bon ami.

J’ai quitté l’Angleterre en 1961 pour poursuivre ma formation aux États-Unis et, en 1965, j’ai obtenu un poste d’enseignant à l’Ohio State University. En ce temps-là, j’étais un géographe quantitativiste mais avec un intérêt, qui ne s’est pas démenti, pour la géographie politique. J’ai appliqué les méthodes quantitatives au développement de la géographie électorale et je me suis employé à la rendre plus spatiale. J’ai également donné des cours de géographie quantitative. C’était un moment très stimulant pour moi. L’idée que, derrière le concept d’organisation de l’espace, il fallait aller chercher les rapports spatiaux fut pour moi une véritable révélation.

À peu près jusqu’à 1973, j’ai eu un goût marqué pour une géographie s’intéressant à l’espace à travers une approche quantitative. Par la suite, mon orientation a commencé à changer pour diverses raisons. D’une part, je suis arrivé à la conclusion que mes efforts pour créer une géographie politique sur cette base avaient atteint leurs limites. D’autre part, la question urbaine a commencé à attirer mon attention et, à ce moment-là, David Harvey commençait lui aussi à aborder l’urbain d’un point de vue très différent de celui de la géographie quantitative. Par ailleurs, à l’école puis à l’université, je m’étais intéressé au marxisme. J’ai donc tout de suite compris la valeur de la nouvelle démarche de Harvey. Je suis devenu progressivement un géographe marxiste et depuis lors le marxisme constitue l’élément structurant de ma vie intellectuelle. Aujourd’hui j’enseigne la géographie politique, particulièrement la géographie politique urbaine, la mondialisation, les relations entre échelle et politique, l’histoire de la pensée géographique et l’Afrique du Sud, mais toujours d’un point de vue marxiste.

Or j’évolue actuellement parmi des géographes qui s’éloignent du marxisme. C’est la soi-disant « géographie humaine critique » qui domine. C’est certes une géographie d’extrême-gauche, mais qui, en mettant l’accent sur la dimension politique de la « différence », fait l’impasse sur le processus d’accumulation et sur la lutte des classes. Dommage !

Un dictionnaire, pour quoi faire ?

S’agissant des dictionnaires, je dois dire que j’ai beaucoup de familiarité avec The Dictionary of Human Geography, dirigé par Ron Johnston, Derek Gregory, Geraldine Pratt et Michael Watts. Je le trouve très utile pour mes étudiants et pour moi. C’est un ouvrage indispensable, malgré ses faiblesses. Il a été en arrière-plan dans ma lecture du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. L’objectif majeur des éditeurs de ce dernier est de développer une démarche intégratrice. Ils veulent se démarquer du manque de cohérence, de l’éclectisme et de la juxtaposition de points de vue positivistes et post-positivistes qu’ils pensent avoir trouvés dans le dictionnaire anglophone. Je ne suis pas d’accord avec ce jugement et je dirai pourquoi plus loin.

Les directeurs situent l’objectif de créer un dictionnaire intégrateur dans le contexte d’une géographie française plurielle. Ils constatent l’existence de trois courants intellectuels qui s’opposent les uns aux autres : l’analyse spatiale; la géographie culturelle, qui s’occupe du qualitatif, du singulier ; et ce qu’ils appellent la nouvelle géographie de l’environnement, qui a pour but l’intégration des apports de la géographie physique au sein d’une géographie humaine définie comme une science sociale. Leur but est de rendre effective, à travers les différentes entrées, la complémentarité entre ces courants intellectuels.

La géographie comme science sociale constitue un thème majeur du Dictionnaire. Les directeurs parlent aussi de l’ouverture de la géographie aux sciences sociales. À travers le Dictionnaire, ils souhaitent explorer les rapports entre la géographie humaine et les sciences sociales. Nombre d’articles mettent l’accent sur la « socialisation » de la géographie par suite de la contestation de l’orthodoxie vidalienne. Ils participent d’une volonté de « libération » de la géographie, libération commencée dès les années 1960. Il s’agit pour la discipline de s’affranchir d’un rapport parasitaire aux sciences sociales, d’entrer avec elles dans un dialogue réciproquement utile et de se mettre ainsi en position de contribuer à une théorie du social (social theory).

Dans ce contexte, les directeurs se préoccupent du langage de la géographie. Ils désirent le rendre plus rigoureux. Ils semblent croire que c’est une précondition pour une géographie scientifique et, en conséquence, pour une géographie comme science sociale. On peut, jusqu’à un certain point, être d’accord avec cette démarche. Pendant longtemps j’ai été contrarié par l’abus que fait la géographie économique des termes « territoire » et, plus encore, « développement territorial », qui induisent des connotations trompeuses sur la question du pouvoir. Néanmoins, j’ai peur que l’objectif « une chose, un mot », que les directeurs annoncent, risque de nuire à la prise de conscience du caractère dynamique du sens des mots. Leur visée semble suggérer qu’il y a dans les sciences sociales un langage d’observation neutre et je ne crois pas que cela soit exact.

L’organisation du Dictionnaire: quelques remarques générales.

  1. L’index pose problème. Il ne renvoie qu’aux entrées. Pourquoi pas un index supplémentaire qui ne comprendrait que les noms des personnes mentionnées dans les entrées ? Par exemple, il devrait être possible de retrouver les passages du Dictionnaire où l’on cite Doreen Massey ou Torsten Hagerstrand, ce qui est actuellement impossible.
  2. Les penseurs de l’espace. C’est une innovation intéressante, dont le dictionnaire anglophone aurait bien besoin. Mais je crois qu’il serait utile d’y inclure quelques géographes vivants. Je pense, entre autres, à Karl Butzer, William Garrison, Peter Haggett, David Harvey, Ron Johnston, Doreen Massey et Donald Meinig.
  3. Le Dictionnaire aurait besoin de plus de références à la littérature. Par exemple, dans l’entrée au sujet de la « simulation » on trouve des remarques très flatteuses sur les travaux de Hagerstrand sur les migrations. Mais si je voulais lire les travaux en question, il me serait impossible de trouver les références nécessaires dans le Dictionnaire.
  4. Pour illustrer les idées qui sont développées dans les entrées, il serait utile quelquefois d’inclure des tableaux, des diagrammes et des graphiques pour souligner les contrastes, pour structurer ou résumer les points de vue. Un diagramme sagittal peut ainsi aider le lecteur à comprendre le texte, comme ce serait le cas pour la discussion du modèle de migration d’Hagerstrand dans l’article sur la simulation.

Le Dictionnaire représente un point de vue français, un point de vue qui résulte d’une immersion dans les travaux des géographes français. Les éditeurs sont clairs à ce sujet. Dans un monde caractérisé par des différences de langage et des barrières institutionnelles à l’échange entre les différentes écoles nationales, ce n’est pas surprenant. J’ai trouvé très stimulant de découvrir ces approches, ces problématisations, cette histoire, qui font de la géographie française une géographie spécifique, différente de la géographie anglophone, mais il nous faut noter que cette dernière n’est pas monolithique — il existe, par exemple, des différences entre la géographie américaine et celle du Royaume-Uni.

Aux États-Unis et au Royaume-Uni, il n’y a jamais eu de rapport étroit, moins encore étouffant, avec l’histoire. Il n’y a pas eu non plus de conflits entre la géographie et la sociologie ; en fait, au Royaume-Uni, il n’y avait pas de sociologie du tout, ce qui fut un atout important de la géographie universitaire pour attirer les bons étudiants ! Par ailleurs, je remarquerai la faiblesse relative de la géographie économique en France. Presque tous les auteurs qui sont cités dans l’entrée qui s’intitule « Économique (Géographie) » sont anglophones. N’existe-t-ils pas de géographes économistes en France — à l’exception de George Benko, bien sûr ? De même, le Dictionnaire met l’accent sur l’ouverture sur la société de la géographie française, mais j’ai l’impression qu’il s’agit d’une socialisation un peu différente que celle qui caractérise les États-Unis ou le Royaume-Uni. Dans ces pays, la géographie féministe, la géographie marxiste et, plus récemment, les approches post-modernes et post-structuralistes, ont été plus importantes. Toutes ces démarches ont induit un plus grand intérêt pour les questions de pouvoir et de l’espace. À cet égard, j’ai trouvé frappante l’absence de traitement des conflits sur les localisations, comme dans le soi-disant Nimbysme [2] ou de la dimension politique des échelles. J’ai aussi l’impression que l’écologie politique n’est pas familière parmi les géographes français. Je ne m’étonne donc pas que, dans l’ensemble, la géographie politique actuelle en France ne semble pas être si développée que dans la géographie anglophone.

En revanche, j’ai été impressionné par le niveau du débat, la capacité à produire des critiques constructives aux niveaux concret aussi bien qu’abstrait. À propos des entrées plus concrètes, par exemple, j’ai rencontré avec grand plaisir des thèmes tels que « Montagne », « Désert » et « Diaspora » parmi beaucoup d’autres. Cela montre clairement que la géographie française est vivante et en bonne santé.

Au-delà des différences, il est frappant de constater que l’histoire de la géographie française n’est pas si distincte qu’on pourrait le croire de la géographie anglaise ou américaine. En tous les cas, on a la même évolution qui procède de la naturalisation à la socialisation, et de la socialisation à la déconstruction. Les débats aussi convergent. Je reviendrai à cette observation plus tard.

Mais si le point de vue du Dictionnaire vient de l’intérieur de la géographie française, en quoi consiste-t-il ? À mon sens, le trait dominant est l’accent mis sur le constructivisme. Il me semble que c’est l’axe organisateur du Dictionnaire. Il faut toutefois reconnaître que ce mot a plusieurs sens : il y a plusieurs constructivismes. Indépendamment de nuances sur lesquelles je reviendrai, je suis en accord avec ce point de départ.

Entre autres choses, il faut reconnaître la nature non immédiate de toute observation. Les faits ne sont jamais accessibles directement à nos sens. La condition nécessaire de toute observation est l’existence d’une grille interprétative. Ensuite, il faut rejeter le positivisme de la révolution spatiale-quantitative, aussi bien que l’empirisme naïf de l’école vidalienne. Par ailleurs, les constructions du monde sont toujours sociales. Les idées, les acceptions à travers lesquelles nous comprenons le monde, relèvent de notre socialisation, une socialisation qui est à la fois intentionnelle et inconsciente. Ainsi, limiter les objets d’intérêt de la géographie au monde matériel — comme dans l’école vidalienne — n’a pas de sens. Nous habitons un monde dont les objets sont toujours sociaux. Par conséquent, le caractère social du monde doit saisir notre attention. Nos idées du monde, à travers lesquelles nous le construisons, sont les idées que nous partageons avec d’autres. Cela ne veut pas dire que toutes les idées marcheront. On doit reconnaître — comme les contributeurs de ce livre — le réel au sens où toutes les idées qui concernent le monde doivent subir l’épreuve de la pratique. Peut-être est-ce évident ; mais pas dans certains cercles de la géographie anglophone.

La construction sociale du monde est ainsi mise en avant. Mais il faut savoir par qui, et en faveur de qui se fait cette construction ? En conséquence, il y a une reconnaissance du caractère non neutre de l’observation. C’est apparent partout dans le Dictionnaire, mais la prise en considération, dans l’entrée sur le « Post-colonialisme », de la construction discursive du monde par les Européens ou les Occidentaux est un bon exemple du caractère orienté de l’observation au regard de la construction sociale du monde.

Enfin, et dans l’esprit du constructivisme qui parcourt le Dictionnaire, on y rencontre scepticisme profond envers les dualismes qui ont tourmenté la géographie dans le passé, tels que l’espace et la société ; la nature et la société ; l’individu et la société ; l’espace et le temps ; la partie et le tout ; le singulier et l’universel. Mais, et significativement pour moi, alors que les entrées essaient de déconstruire ces dualismes, elles butent sur la question de leur origine. Sont-ils transhistoriques et, donc, susceptibles d’une déconstruction purement philosophique ? Ou est-ce qu’il y a quelque chose d’autre qui renvoie à des conditions sociales particulières ? Cette remarque m’amène à quelques critiques plus profondes du Dictionnaire.

Quelques critiques bienveillantes.

J’ai deux critiques qui sont liées l’une à l’autre à certains égards. Ce sont des critiques constructives, qui ne mettent pas en cause l’apport général du Dictionnaire.

1. Le traitement de la « géographie spatiale-quantitative ».

En dépit du désir de découvrir quelque cohérence entre les différentes parties de la géographie, j’ai trouvé le traitement de ce que j’appellerai la « géographie spatiale-quantitative un peu difficile à comprendre. D’une part, il y a une reconnaissance de l’importance centrale de cette révolution, en même temps théorique et méthodologique, par rapport à la trajectoire de la géographie pendant le vingtième siècle; par exemple :

« Au bout du compte, le mérite de ces nouvelles géographies aura été non pas d’imposer une nouvelle vulgate, mais de permettre depuis presque un demi-siècle désormais, une exceptionnelle et inédite dynamisation du débat scientifique en géographie. » (p. 662).

D’autre part, il y a une certaine ignorance des apports de ce courant, de sa contribution persistante à une géographie revivifiée capable d’entrer dans un échange d’idées avec les autres sciences sociales. Je voudrais affirmer que la révolution spatiale-quantitative fut très importante pour explorer les rapports multiples entre l’espace et la société. Je pense en particulier au travail de gens comme Peter Gould, Waldo Tobler, Les Curry et Torsten Hägerstrand, et leur développement de méthodes qui ont la capacité de mettre à jour des relations qu’on ne soupçonnait pas jusque là. Plus généralement il en résulta que les géographes devinrent plus conscients de l’organisation spatiale de la société sous toutes ses formes.

Cependant, dire de l’espace qu’il est organisé n’implique pas de rechercher des lois qui régulent son organisation. Depuis au moins une vingtaine d’années, peut-être une trentaine, il y a eu un recul par rapport à cette position en faveur d’une autre qui reconnaît, de plus en plus, la centralité du contexte et des circonstances, pour comprendre les distributions, les différenciations et les transformations qu’on observe. Cette démarche est clairement présente dans le travail de Curry sur le modèle gravitaire. Il a démontré comment le soi-disant effet de distance varie avec le contexte spatial. Elle était déjà implicitement présente dans le travail de Berry pendant les années 1960, quand il montra que les paramètres des modèles de lieux centraux varient, entre autres choses, en fonction de la densité de la population et des moyens de transport dont les gens disposent.

Il me semble que, pour les directeurs et les contributeurs, le problème vient d’une croyance en une identité entre travail spatial quantitatif et positivisme. Mais une telle identité n’est nullement mécanique. En tant que géographes, il nous faut faire usage des chiffres, mais cela ne nous lie pas à une épistémologie positiviste. Par ailleurs, comme Andrew Sayer l’a indiqué, il existe ce qu’il appelle des méthodes intensives aussi bien que des méthodes extensives. Le but des méthodes intensives est de déterminer les mécanismes causaux. De telles méthodes incluent l’ethnographie, l’observation participante et l’usage des entretiens sans questions prédéterminées. Le but des méthodes extensives est de déterminer la distribution des attributs et des rapports, leur étendue dans le temps et dans l’espace. Ici, on dispose des méthodes quantitatives. À son avis, les deux types de méthodes sont complémentaires. Il ne s’agit donc pas de limiter les méthodes quantitatives à une fonction exclusivement descriptive, comme Hägerstrand l’a démontré avec ses modèles de simulation.

En revanche, si l’on a l’intention d’utiliser des méthodes quantitatives en description, on doit prendre conscience de tout ce qui est disponible, de leurs forces et de leurs faiblesses. Ainsi, si le Dictionnaire est révisé, il serait utile d’inclure des entrées qui discutent, entre autres choses, les méthodes de délimitation des régions, la corrélation spatiale, l’analyse des réseaux de transport, les indices de concentration et de ségrégation, l’analyse de la distribution des points. Il faudrait aussi analyser les problèmes qui émergent inévitablement au cours de l’interprétation : les effets d’agrégation, l’illusion écologique (ecological fallacy), par exemple.

2. Le Dictionnaire et le marxisme.

J’ai remarqué une certaine distance — et même une prise de distance volontaire — du Dictionnaire vis-à-vis su marxisme. Je suppose que cela a quelque chose à voir avec l’histoire de la géographie française, quelque chose dont je n’ai pas connaissance. Néanmoins je ne peux résister au fait de raconter qu’une de mes premières rencontres avec la géographie française a été la lecture, quand j’étais étudiant, de L’Europe Centrale de Pierre George et Jean Tricart, alors même qu’il m’était apparu que leur marxisme était pour le moins un peu trivial et superficiel. Pourtant, et depuis lors, la géographie marxiste a fait beaucoup de progrès. D’où les remarques qui suivent. L’image du marxisme et de la géographie marxiste dans le Dictionnaire est un peu trompeuse, surtout dans le contexte des interprétations entreprises dès 1970. C’est presque une caricature et c’est loin d’être sympathique. Par exemple : le marxisme est déterministe (p. 589) ; le marxisme réduit l’accent mis sur l’individu (p. 762) ; le marxisme est réducteur (p. 491) ; et le marxisme constitue un « grand récit » (p. 463). Tous ces attributs peuvent aisément être remis en cause.

À propos de la géographie marxiste, on lit dans le Dictionnaire :

« On peut penser qu’une véritable géographie du capitalisme, qui ne soit ni allégorique ni dénonciatrice, reste à faire. Hormis quelques travaux assez originaux (Lipietz, 1975), le capitalisme en lui-même, en tant que puissance organisatrice de l’espace n’a pas réellement été investi […]. Il y a là des recherches fertiles qui mériteraient d’être approfondies, alors que des pans entiers (par exemple le problème des relations entre capitalisme, circulation et échange des biens et des marchandises et organisation urbaine) demeurent quasiment vierges de démarches raisonnées. » (pp. 127-128).

Surprenant ! C’est comme si les travaux de David Harvey et Doreen Massey n’avaient jamais existé. Dans son livre The Limits to Capital, Harvey décrit les divers modes par lesquels les contradictions de capitalisme s’expriment spatialement. Il met l’accent en particulier sur la contradiction entre la fixité et la mobilité et sa tendance à susciter la formation de coalitions de forces diverses pour défendre un territoire contre le défi de la dévalorisation.

Je voudrais encore faire deux remarques sur l’apport potentiel du marxisme au Dictionnaire et, aussi à la géographie. Premièrement, je voudrais me focaliser sur le style critique particulier qui parcourt le Dictionnaire. Il s’agit d’une posture critique à base philosophique, visant la découverte des vérités universelles. Cela a pour conséquence de produire des abstractions empiristes, des abstractions de quelque chose. Par exemple, qu’est-ce qu’on veut dire par « la société », « l’individu », « le territoire », « la région », « l’espace », « la ville », etc. ? Il est vrai qu’après avoir procédé aux abstractions, on peut ensuite les mettre en rapport avec d’autres abstractions pour parvenir, par exemple, à une conception des liens entre la société et l’individu. Mais il existe un grand danger à procéder de cette façon. En construisant des abstractions comme celles-ci, on les arrache aux circonstances sociales et historiques, qui, en vertu de structures et de pratiques sociales, les suscitent. Les abstractions comme « l’espace » ne sont pas transhistoriques. Dans les sociétés précapitalistes, il n’y a pas le sens, le sens très abstrait, que nous attribuons au mot. Ainsi, quand on interroge un concept, il est important qu’on l’examine dans ses contextes. Par ailleurs, ces abstractions n’existent pas ; elles ne renvoient pas au réel. Où est « l’économie » en général, « la division du travail » en général, ou « l’État » en général ? Je peux repérer une économie capitaliste et un État capitaliste mais pas quelque chose en général. Ce sont des abstractions qui manquent de contenu et, en conséquence, de puissance explicative.

Les abstractions du marxisme sont différentes. Ses abstractions ne sont pas des abstractions de quelque chose ; elles ne résultent pas d’un exercice purement mental. Au contraire, ces abstractions émergent historiquement en vertu d’une réalité sociale et matérielle qui se transforme. Un concept comme « l’espace » apparaît à un moment déterminé comme résultat d’un système d’échanges très développé, d’un éloignement grandissant entre les acheteurs et les vendeurs. En même temps, on voit comment les structures sociales, les pratiques se transforment, ce qui provoque un changement dans leurs effets causaux et leurs acceptions. La division du travail se transforme et on doit prendre en compte ces changements si l’on espère saisir leurs effets. On ne peut pas s’en tenir à « la division du travail » mais il faut examiner la division du travail capitaliste avec sa propre dynamique.

Ma deuxième observation porte sur l’orientation très claire du Dictionnaire vers l’ouverture aux autres sciences sociales. Je ne suis pas entièrement sûr de ce qui est visé au titre de cette ouverture. Je suppose qu’on en espère un important foisonnement des démarches interdisciplinaires. Si c’est le cas, alors allons-y franchement ! De telles démarches sont rares. Plus rares encore sont celles qui réussissent. Il y a une bonne raison à cela. Le monde académique est divisé et fragmenté. Chaque discipline a son propre objet d’étude. Pour la géographie, c’est l’espace; pour la science politique, c’est l’État; pour la sociologie, c’est la société, etc. La division est liée au mode d’abstraction, l’abstraction empiriste dont j’ai déjà parlé. Un des résultats de cette division est la croyance dans le fait que les rapports entre l’économie, la politique, l’espace, le social, etc., sont contingents et non nécessaires. En conséquence, ces disciplines peuvent se penser indépendamment les unes des autres. Elles se développent dans un certain isolement avec leurs propres langages, leurs propres intérêts substantifs, et, bien sûr, leurs propres marchés du travail. En conséquence, il n’est pas facile de communiquer avec les autres sciences sociales et, de plus, la volonté en est limitée.

Toutefois, en fin de compte, le problème n’est pas le mode d’abstraction. C’est plutôt le monde que nous habitons. Il s’agit de la manière dont le monde se présente en lien avec nos pratiques quotidiennes et les différenciations qui en résultent. Dans ce monde il faut constamment entrer dans des échanges et, dans l’acte d’échange, il faut abstraire. On parle de « valeur » pour l’argent. Comment arriver à un concept de valeur en matière d’argent? On doit isoler les attributs des biens qu’on préfère des attributs qui sont d’intérêt mineur. C’est un acte d’abstraction de quelque chose. Par ailleurs, avec le développement de la marchandise, le monde social se divise en de multiples secteurs. En entrant dans ce monde, on a l’impression de faire des choix : on peut choisir son patron, on peut choisir le quartier où l’on veut vivre, on peut choisir beaucoup de choses. Mais notre expérience est décevante. Il y a des limites que le monde nous impose. Nous ne pouvons pas choisir de ne pas travailler du tout pour quelqu’un. L’État ne peut pas ignorer les besoins du processus d’accumulation, etc. Le sens d’un monde pluriel est ainsi trompeur.

Jusqu’à présent, les marxistes seuls ont reconnu ce fait fondamental et ont développé un langage pour comprendre notre monde. Ce n’est pas un langage interdisciplinaire mais transdisciplinaire. Sans égard pour leur discipline académique, les marxistes trouvent, sans difficultés, les moyens de communiquer. Et cela, personne ne peut le nier.

En conclusion, la lecture de ce Dictionnaire m’a fait prendre conscience de la vigueur impressionnante de la géographie francophone actuelle. Il s’agit d’un livre remarquable. Il existe des entrées d’une incontestable originalité et, pour le géographe professionnel, c’est un excellent ouvrage de référence. Dans les prochaines éditions, je pense qu’il serait utile de mieux prendre en considération les contributions durables de la géographie spatiale-quantitative dans une perspective non positiviste. Je crois aussi que la géographie marxiste est à l’origine d’apports qui sont plus substantiels que ceux que les directeurs et les contributeurs reconnaissent et qu’elle pourrait largement servir à la mise en cohérence qu’ils recherchent. Ces remarques n’entament cependant pas ma conviction qu’il s’agit d’un excellent ouvrage.

Abstract

Vous m’avez invité[1] à faire une lecture critique du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. Je pense qu’il s’agit d’un bon ouvrage, très utile, très stimulant et, pour un géographe anglophone, très représentatif. C’est le genre de dictionnaire dont on a besoin. Il s’immerge dans les débats actuels et il est nourri ...

Bibliography

Notes

[1] Ce texte a pour point de départ l’intervention présentée par Kevin Cox lors d’une journée d’études (« Seconde conférence Pacte ») réalisée le 29 avril 2005 à Grenoble par le laboratoire Pacte (Cnrs/Iep-Upmf-Ujf) et consacrée au Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés.

[2] Ndlr : terme tiré de l’acronyme anglais Nimby (pour Not In My Back Yard, « pas dans mon jardinet »). Fait de s’opposer au développement d’une institution dans une aire locale sans toutefois contester son utilité — et donc son implantation ailleurs.

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