Le titre de cet ouvrage fait d’abord penser à la conquête de l’espace, à ces cosmonautes évoluant sous leurs casques hermétiques et foulant pour la première fois le sol inconnu d’un nouvel astre, appelons-le la lune ; ou encore à la conquête de nouvelles terres, appelons-les prairies de l’Ouest… Mais l’homme y habite déjà et l’urbain a tout recouvert. Que l’on ne s’y trompe pas, donc, l’ouvrage nous laisse sur terre, examine à la fois comment le globe devient monde et comment l’individu ne saurait se penser sans analyser ses compétences d’acteur spatial. Le projet de Michel Lussault est d’élaborer une nouvelle théorie géographique, dans une visée humaniste et démocratique. Il s’agit bien de science géographique mais non confinée, ouverte, très largement, aux questions que pose la transformation spatiale aux acteurs politiques et aux citoyens. D’où un dialogue avec l’urbanisme mais aussi avec la science politique, la philosophie et l’anthropologie. Les citations présentes dans le livre témoignent bien de cette réalité : on côtoie davantage Hannah Arendt, Peter Sloterdijk ou Paul Ricoeur que des géographes. Témoignent de la préoccupation politique les quelques passages sur la nécessité de la mise en place de débats publics, sur la moindre audace de lois favorisant la participation (en l’occurrence la loi Vaillant) ou sur la réticence de bien des maires à reconnaître les bienfaits d’une démocratie dialogique.
La première partie vise une intelligibilité synthétique de l’espace des sociétés. Elle est nettement tributaire des avancées théoriques développées par Jacques Lévy depuis près de vingt ans et peut être caractérisée par un souci de précision sémantique qui doit beaucoup à l’entreprise cognitive du Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Paris, Belin, 2002). La conception de l’espace qui est développée est relationnelle et systémique (notamment dimensionnelle plutôt que partitionnelle). Elle prépare le terrain d’une étude de la spatialité qui est au centre du travail. Pour ce qui est de l’espace, on retrouve absolument Lévy avec quelques reformulations ou compléments. Par exemple, à la triade « échelle-métrique-substance », Lussault ajoute, pour qualifier un espace, la « configuration » qui est « l’expression formelle de l’économie relationnelle entre les objets spatialisés » (p. 88). L’intérêt de l’auteur pour l’imagerie et le visuel, avec des images qui ont le pouvoir de réduire la complexité et de produire des effets de vérité, est important et donne des résultats convaincants. Ici, le géographe fait lien avec ses travaux plus anciens, développant cette idée que « l’image ne représente rien, mais cristallise une fiction, un mode d’action spatiale vraisemblable » (p. 81). Dans le prolongement, il analyse la place du paysage pour le géographe et plus généralement les modes de relations visuelles légitimes à l’espace. Aux modalités ancestrales (zénithales, panoramiques, frontales), il ajoute l’importance, pour les sociétés contemporaines, de la relation cinétique accélérée — produisant selon lui de nouvelles esthétiques. Plus généralement, Lussault manifeste une grande sensibilité aux capacités de performance sociale et politique des visions. S’il insiste sur cet aspect, c’est que l’espace se trouve être l’opérateur du régime de visibilité des substances sociétales. Il est en permanence affecté par des instruments qui visent à maîtriser les distances et à le découper.
La deuxième partie est probablement la plus intéressante. L’espace y est vu comme ressource à la fois idéelle et matérielle et les opérateurs de la spatialité, actants de tous ordres, sont décrits dans la diversité de leurs registres d’intervention. À quelles conditions sont-ils des acteurs ? Comment peuvent-ils être agents ? Comment tout individu peut-il passer d’un registre d’existence à un autre ? Ces questions sont abordées notamment avec une certaine attention aux actants non-humains que sont les quasi-personnages, « dotés par d’autres opérateurs, humains ceux-ci et donc doués de compétence énonciative, avantage comparatif énorme, d’une sorte de caractère » (p. 150) ; presque personnifiés, ils sont souvent dotés de figures qui les exposent socialement, les rendent visibles. Ainsi du virus du sras dont l’analyse minutieuse du déploiement spatial renvoie à l’urgence pour les sociétés de contrôler les mobilités spatiales, en mettant en place des « biogéostratégies » tout en ménageant, des dispositifs de libre circulation qui sont au fondement de l’économie de marché. Dans un autre registre d’action et appelant d’autres stratégies, l’analyse du waterfront de Liverpool revient à pointer la force de l’emblème d’une déclarée « world class city », présent sur la scène publique via des descriptifs, des récits et des images. Lussault aime les typologies et si les actants sont classés, les objets le sont aussi (objet marqueur, identitaire, distinctif, transitif par exemple). Ces typologies ne sont pas essentialistes mais désignent des régimes d’existence et on prend conscience, à l’occasion de cette lecture, d’une grande plasticité à l’œuvre entre ces régimes.
La géographie des situations que prône le géographe l’amène à accorder une grande place aux jeux de langage. Goffman est certes parfois mentionné mais c’est à l’évidence Ricoeur qui l’emporte. Récit et intrigue attirent davantage l’attention de Lussault que les embarras infra-langagiers. Cela s’explique en grande partie par les terrains que se donne l’auteur. Ses « observables », ses matériaux de réflexion sont à forte dimension documentaire : dossier de constitution de la candidature de Paris aux Jeux Olympiques de 2012, reconstitution — via la presse et le web — d’une chronologie d’intervention d’un virus, phénomène d’emblématisation raccroché au marketing urbain… Pour ces différents cas, la reprise à Bruno Latour du couple traduction/délégation (dans les objets en particulier) se fait parfois sans aller jusqu’au bout de la démarche : qu’est-ce qui est concrètement traduit ? Comment la délégation fonctionne-t-elle ? Lussault analyse plutôt les effets attendus de tel ou tel dispositif, pas nécessairement ses conséquences. Il pointe précisément les enjeux — la concordance des temps de l’action, l’usage spatial du légendaire (les analyses amenant à cerner comment la téléologie est liée à la généalogie à Orléans à l’occasion du changement de municipalité en 2001 sont d’une grande actualité et transférables à d’autres échelles) — mais laisse à d’autres enquêteurs la tâche de suivre patiemment des filières, de tracer avec minutie des réseaux et des associations. D’une certaine manière, alors que, du côté de la sociologie, Latour en appelle désormais à des démarches morphologiques et physionomiques, Lussault, lorsqu’il nomme joliment « physiographie » l’organisation matérielle d’un espace lui laisse certes une place mais ne lui consacre pas toute son énergie. Retenons une autre typologie assez efficace discriminant trois types de spatialité selon que l’espace est support, instrument et/ou matrice chargée de valeur pour l’action.
La troisième partie fait plutôt retour sur l’espace et le professeur de géographie, prouvant à bien des reprises ses capacités de clarification, reprend alors l’exposé commencé par Lévy en s’inscrivant dans les enjeux urbains contemporains. C’est à nouveau à propos de l’enjeu figuratif qu’il convainc le plus, en le liant notamment à l’histoire de l’urbanisme. Cette pratique officielle de transformation des espaces apparaît finalement dès le départ comme tentative de délimitation et d’ordonnancement de réalités qui de toute façon lui échapperont ; en vérité, l’urbanisme a permis la généralisation de la séparation. Lussault épingle bien sûr le modernisme architectural, le zoning fonctionnel mais aussi les outils de planification toujours trop rigides et possiblement mensongers, c’est-à-dire faisant croire à la convergence de la maîtrise graphique et de la maîtrise pratique. L’absence de prise des opérateurs sur l’organisation urbaine est le principal constat qui l’amène à quelques propositions dans le champ de l’aménagement, dans le prolongement des analyses de François Ascher à propos d’un nouvel urbanisme : se devant ainsi d’être pragmatique, stratégique, veillant à la définition de l’intérêt général… On aimerait aller plus loin car on reste au bord du domaine des théories de la planification. Si Lussault valorise un urbaniste médiateur afin d’activer un certain dialogisme, est-il plutôt proche de ce que Patsy Healey a pu défendre, plutôt un pédagogue ? L’agir communicationnel suffit-il ? Comment doit-il se placer en regard du visuel ? Les prolongements sont à opérer par le lecteur qui trouvera tout de même de nombreuses ressources pour le faire.
Si la grammaire des espaces urbains qui est proposée n’est pas nouvelle, elle est utile notamment avec ce niveau des géotypes et la possibilité de leur mesure. Certains passages sont frustrants, notamment à propos de la centralité ou des edge cities. Lorsqu’il parle de l’urbain contemporain, l’auteur peut nous surprendre : pourquoi écrit-il que « les organisations urbaines ne sont plus des aires radioconcentriques bien ordonnées et délimitées, mais des assemblages disparates de fractions distinguables selon leur urbanité » (p. 329) alors qu’il pourrait par ailleurs reconnaître la force de telles représentations (radio-concentriques) très largement partagées et qui sont par conséquent des réalités ? Du reste, l’enjeu de la centralité est déterminant pour l’auteur (et il pointe aussi la force de celle qu’incarnent des centres sédimentés pétris de valeur patrimoniale). Globalement, les « assemblages disparates » ne viennent pas contrarier une vision qui identifie des centralités, un suburbain, un périurbain, dans une physiographie relativement stable.
On apprécie tout au long du texte la clarté de l’énonciation, l’absence de jargon, les manières de reposer des notions trop vite avalisées (on songe en particulier à l’idée d’analyser les régimes de manifestation de la séparation plutôt que les distances sociale et spatiale) et des propositions didactiques et heuristiques. Ainsi de cette « sphérologie » qui discrimine les deux extrémités que sont la sphère, périmètre de notre intégrité personnelle, le Monde, espace sociétal de dimension terrestre avec un vaste entre-deux dans lequel on rencontre l’administration territoriale et sa pratique de différentes découpes. Ainsi de cette différence faite entre lieu et site, analogue à celle opérée, à une autre échelle, entre territoire et domaine.
Quelques lignes de débat peuvent être instruites à l’issue de cette lecture. Nous en indiquerons deux. L’une lie la question de l’espace public et de la priorité donnée par l’auteur à l’individu. Outre un passage bien rapide contextualisant une société hypermoderne d’individus, outre cette manière fine de prioriser l’individu tout en reconnaissant « que les actes individuels connaissent des attracteurs, c’est-à-dire des systèmes de normes pratiques qui contribuent à conférer aux diverses actions individuelles des formes de régularité sociales » (p. 264) ou en utilisant la notion de capital spatial pour désigner « l’ensemble intériorisé des modes de relation (intellectuelles et pratiques) d’un individu à l’espace-ressource » (p. 187), quelques analyses ne sont-elles pas marquées par une focalisation sur l’acteur (actant intentionnel), maître des agencements, qui tendrait à délaisser ― paradoxalement ― le régime des situations ? Un exemple peut étayer cette remarque : à propos de la sphère de la domesticité, Lussault dit qu’elle renvoie à l’envers de ce que chacun accepte de mettre en partage et d’exposer au regard d’autrui (p. 106), dans l’espace public donc. Cette distinction est-elle vraiment à mettre au crédit de « ce que chacun accepte » ou n’est-elle pas tributaire d’un autre ordre ? Nous laisserons volontairement la question ouverte.
L’autre ligne de débat tient à la question du statut possible d’une critique urbaine : l’auteur incrimine à plusieurs reprises des politiques publiques qui ne sont pas à la hauteur des enjeux et, de manière plus elliptique, il peut évoquer « l’urbanisme international de spéculation » et « générique » ou encore le « régime libéral du marché des places ». Ces notions sont présentes de manière plus descriptive que critique. Ne faudrait-il pas creuser ce qu’elles font, pour le coup, à la dimension politique des sociétés, ne faudrait-il pas reprendre plus à fond des théories critiques comme celle, marxiste, proposée par Henri Lefebvre sur le rôle de l’espace comme matrice de reproduction des rapports de production ? Lorsque l’auteur évoque la dimension politique via le rôle des institutions (qui se distinguent des organisations précisément parce qu’elles émargent à cette dimension), ne limite-t-il pas son champ d’intervention ? Lorsqu’il esquisse une analyse électorale (p. 318) donnant tout son poids au facteur de la maîtrise de la distance (retrouvant les pistes suggérées régulièrement par Jacques Lévy et Hervé Le Bras à l’issue de différents scrutins électoraux [1]), ne laisse-t-il pas place à une diabolisation du choix spatial des individus alors que le problème serait ailleurs dans les marges de manœuvre que le champ politique peut explorer et travailler dans le cadre de rapports de force avec le monde économique notamment ?
La théorie géographique de Michel Lussault donne lieu, comme on le voit, à de passionnantes questions.
Michel Lussault, L’homme spatial. La construction sociale de l’espace humain, Seuil, Paris, 2007.