Une deuxième ligne du métro appelée M2 a été ouverte au public le 28 octobre dernier à Lausanne (Suisse). Elle fait sensation au niveau local et national : premier métro entièrement automatisé de Suisse, métro sur pneus avec la plus forte déclivité du monde (336 m de dénivellation, avec des pentes de 5,7% en moyenne et des pointes à 12%). Lausanne devient la plus petite ville du monde (elle a détrôné Rennes) possédant un métro.
Le M2 fait suite au M1 inauguré en 1991, métro de type léger ne comportant que trois stations souterraines, qui dessert depuis le centre de Lausanne les Hautes Écoles (Université et Epfl) et Renens. À cet axe de 7,8 km orienté essentiellement à l’ouest, s’adjoint maintenant un axe sud-nord de 6 km qui relie Ouchy à Épalinges. Une partie de la ligne reprend l’ancienne Ficelle (Ouchy-le Flon, via la gare Cff) mise en service en 1877, qui était à cette époque un funiculaire. Par cette ligne, les wagons de marchandises transitaient depuis la gare principale jusqu’aux entrepôts du port franc (au Flon) et ceci jusqu’à la construction, en 1954 d’un raccordement direct entre la gare de marchandises de Sébeillon et la vallée du Flon. En 1959 a lieu une première modernisation qui a transformé le funiculaire en chemin de fer à crémaillère. La Ficelle a été fermée à la circulation le 22 janvier 2006.
Cette histoire, ces prouesses, ces caractéristiques font du M2 un objet remarquable que les usages et les discours font vivre. Le M2 est, dès son projet et de manière amplifiée depuis sa mise en service, non seulement un moyen de transport mais un élément qui va façonner de nouveaux usages et représentations de la ville de Lausanne. Son impact sur les déambulations, sur les consciences et sur l’imaginaire ne fait que commencer. Des études viendront qui décriront les modifications importantes dans la perception cognitive et pratique de la ville.
Il s’agit aujourd’hui, quelques semaines après son ouverture au public, de relever un certain nombre d’indices qui expriment les premières manières individuelles et collectives de s’approprier un tel moyen de transport. Ce métro étant en grande partie une création, il se prête à une observation de certains détails qui ne sont visibles que durant les premiers jours de l’exploitation. Les modes d’usage du métro vont rapidement se normaliser et l’on pourra en faire l’ethnologie selon des modèles attestés [1].
Recenser ces quelques indices permet ici de décrire les détails d’une culture, d’une mentalité, l’esprit du lieu, les traits particuliers d’une collectivité. Ce ne sont que des bribes qui prêtent parfois à sourire. Ils constituent une collection de sensations, d’affects, de mots, de gestes, premiers éléments d’une enquête à mener pour mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre dans l’appropriation par les individus et la société d’un instrument nouveau (un moyen, une technique) qui fait irruption dans le quotidien et qui va le transformer en profondeur.
Gestes, paroles, attitudes.
Il y a « quelque chose de parisien » dans ce métro : conçu sur le modèle de la ligne 14, le matériel roulant exhale une odeur similaire ; sur pneus, il fait entendre le même son lorsqu’il accélère ; visuellement les rames sont identiques. Cette touche parisienne frappe et crée une sorte de télescopage des lieux. On le sait, les facultés sensorielles nous font voyager dans le temps (Proust) mais aussi elles provoquent la rencontre de lieux éloignés. Coalescence du lointain et du proche, de la métropole et de la capitale vaudoise, du grand et du petit. Avec l’air de Paris se répand une vapeur de modernité et d’authenticité. « C’est un vrai métro », entend-on prononcer.
Toutefois les différences sautent aux yeux et elles se manifestent dans les comportements. Par exemple, lorsque les portes du métro sont ouvertes pour accueillir les passagers, ceux-ci franchissent le seuil très lentement. Certains même s’arrêtent sur le pas et regardent autour d’eux avant de pénétrer dans la rame. Pour les nouveaux voyageurs, il y a d’abord l’effet de surprise et de découverte : on n’entre pas d’un pied alerte dans un lieu encore inconnu et souterrain (caverne ambulante). Un brin de méfiance, une légère crainte aussi se lisent dans ce suspens qui a pour effet concret de ralentir fortement le flux des voyageurs.
Les portes se referment, le métro part. Et là, c’est le choc : le métro démarre assez brusquement, avec une accélération subite et nette. Les passagers qui ne sont pas assis et qui n’ont pas pris soin de se tenir sont bousculés et partent à la renverse. Un homme grand et fort tombe sur les genoux d’un adolescent assis de biais sur son siège, le jeune homme le retient dans son basculement. Le temps d’une seconde et une image de Pietà à rebours surgit avec un fils qui retiendrait un père. Beaucoup se rattrapent in extremis aux barres, d’autres se retiennent les uns aux autres. Les corps se touchent, se frottent, se repoussent. Les mots fusent, univoques : « pardon », « je m’excuse », « excusez », « désolée », « je ne vous ai pas fait mal ? ». La confusion est extrême, la gêne est diffuse et on finit par rire de cette mêlée, mésaventure propre à la ville moderne. Alors on commente, on critique, on explique. Il y a toujours une personne qui sait pourquoi le démarrage est brusque et qui connaît une quantité de détails techniques. Quelqu’un dit : « c’est un métro d’ingénieurs pour ingénieurs ». Mais la confusion est joyeuse et la bonne humeur l’emporte.
La vitesse du métro se prête à de nombreuses remarques. On s’interroge sur les différences de vitesse entre la montée et la descente. En effet, les contraintes en matière de distance de freinage et de décélération font que le M2 va plus vite à la montée qu’à la descente. Dans une culture qui affectionne le paradoxe, on sourit de cette singularité, comme si le métro ressemblait à ses usagers. Toutefois la vitesse est jugée : on trouve le métro trop lent (« il lambine » avec sa moyenne de 18km/h) ou trop rapide avec ses pointes qui peuvent atteindre 60km/h (« c’est un TGV »). Tous contrôlent le temps de parcours. Affiché à vingt minutes pour le trajet entier, le temps réel de la course est vérifié par les voyageurs qui regardent leur montre à l’arrivée dans la rame et au moment où ils en sortent. Ils sauront ainsi exactement la durée de leur trajet habituel. Des comparaisons s’établissent avec les bus, les voitures, les bicyclettes. Tout à tour chaque moyen de transport est gagnant. C’est l’accumulation des différences qui fait l’urbain.
Dans le M2, durant les premières semaines, on voit encore peu de gens lire. Tous sont attentifs à la bonne marche des rames, à l’enchaînement des stations, au trajet fait de montées et de descentes, de virages et d’aiguillages, de croisements. Tous observent l’ouverture et la fermeture des doubles portes : celles du quai et celles du métro. Une jeune femme croit remarquer que le matin les portes se referment de manière exacte (l’ouverture de l’une coïncidant exactement avec l’ouverture de l’autre) et que le soir, il lui semble qu’elles ne sont plus ajustées mais qu’un décalage survient. Est-ce normal ? La synchronisation n’est-elle pas parfaite ?
On se préoccupe de la sécurité et on lit les consignes. On craint la moindre panne et on reste attentif au moindre bruit « bizarre ». On écoute les messages diffusés dans les stations. On se prépare tôt à sortir pour ne pas manquer son arrêt. Les conversations sont fréquentes ― et cela n’est pas habituel dans les trolleybus ― et tournent essentiellement autour du métro. On vit ensemble une expérience inédite alors on partage ses craintes d’être sous terre, livrés à nous-mêmes sans conducteur, on se rassure, on donne des informations, des conseils. Rien ne vient rivaliser avec le fait d’être dans le métro et cela constitue un moment total, plein, dense, autosuffisant.
C’est la fête ! Le samedi après-midi, de nombreuses familles de Lausanne et des environs font un tour en métro. Sur le quai, on se prépare : les enfants iront se placer à l’avant de la rame pour mieux voir le spectacle. Poussettes, enfants dans les bras des pères, les plus grands agrippés « à la place du conducteur », d’autres encore assis directement derrière la vitre, tous écarquillent les yeux et regardent filer les rails dans la nuit du tunnel qui absorbe la rame illuminée. On embarque aux Croisettes (la campagne) et on va d’une traite à Ouchy (le lac). La plupart des visiteurs ne sortent pas de la rame, ils changent de sens et les enfants, de l’avant passent à l’arrière qui devient l’avant. Et l’on remonte. On s’arrête au centre-ville à la station Riponne-Maurice Béjart (seul nom double et seul nom propre rappelant une personnalité qui a marqué la ville de Lausanne), à Bessières ou à Ours. Puis, en fin de journée, on reprend le métro pour retrouver la voiture parquée à Fourmi, à Vennes ou aux Croisettes. On aura parcouru la ville de haut en bas comme dans un ascenseur égrenant les quatorze stations du parcours.
Le M2 constitue une attraction, moment intense de découverte, et il est pratiqué comme un grand jouet. Prendre possession de ce moyen de transport passe par une incorporation physique et mentale, par une forme d’épreuve, par une prise de parole et par un partage d’anecdotes et de micro événements qui peuvent être communs à beaucoup. Ainsi s’élaborent les prémisses d’une nouvelle sociabilité urbaine.
S’il est un moyen de transport, le M2 dans sa phase d’appropriation par la population se définit d’abord comme un lien. Il n’est pas encore ce lieu où l’intimité avec soi-même peut s’exercer (le repli dans sa propre solitude que permet le métro). Durant ces premières journées, le métro est essentiellement social : un vécu collectif, une condition partagée. L’expérience du métro, verbalisée de manière directe (quand elle se produit) et par la suite racontée lors des soirées en famille ou entre amis, se transforme en un récit. On met les premiers mots sur un objet nouveau, on commence à élaborer une histoire commune, à construire des souvenirs. Ce récit développe le sentiment d’appartenance à une collectivité et à un moment de sa trajectoire, il dessine une identité en mouvement, en évolution. Doté d’un lexique simple, il traduit la surprise devant cette outil technologique inscrit dans les entrailles de la topographie urbaine, une certaine angoisse face à l’automatisation, circulation qui semble libre maîtrisée par la seule machine et non guidée par l’homme. S’immiscent aussi un sentiment de respect, une reconnaissance, et de la fierté contrebalancée par une forme d’autodérision propre aux Vaudois.
Le travail de l’anecdote.
Ces petites histoires du M2, que chaque voyageur peut à sa guise entendre et formuler, composent un recueil d’anecdotes susceptible d’appartenir à chacun. Le récit vécu est à la fois anonyme et singulier. Il préexiste au rituel : les premiers jours du métro sont sans habitudes, sans répétition, une découverte à chaque voyage. Non officielles, fondées sur le quotidien, banales, contextuelles et non conceptuelles [2], les anecdotes se partagent, se recomposent et prennent place dans le collectif. Non seulement l’expérience que l’on fait individuellement du M2 compte mais aussi le récit de ce vécu occupe une place dans la collectivité. On ressent le besoin de dire et de redire, de répéter les trajets effectués et les moindres faits qui s’y sont déroulés. Raconter des anecdotes impose une énonciation collective et devient donc un premier vivre politique.
Illustrations : © Transports lausannois.