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Serendipity.

Un regard phénoménologique sur la mixité urbaine.

Image1Le discours politique actuellement dominant sur la ville tend à encourager le développement d’espaces mixtes, le « brassage », la « diversité » pour resserrer le lien social. Pourtant, les sociologues qui ont travaillé sur cette question ont montré que ces discours, tenus autant par les élus politiques que par une partie de nos contemporains, ne doivent pas faire illusion. La mixité en milieu urbain est loin de donner lieu à des relations de cohabitation toujours denses et harmonieuses. Au-delà de la richesse des résultats de recherches menées sur ce terrain depuis plusieurs décennies, la question de savoir en vertu de quoi il faudrait ou non défendre ce principe comme organisateur de la ville ne trouve pas encore, d’après nous, de réponses entièrement satisfaisantes. L’idéologie contemporaine de la mixité repose sur une série de postulats qui apparaissent à tout le moins critiquables. Surtout, ils empêchent de saisir ce phénomène sous certains de ses aspects qui, pourtant, pourraient alimenter un regard renouvelé sur la question.

La mixité comme idéologie contemporaine.

Une nouvelle manière de répondre à la question de la « cohésion sociale ».

À la base du discours politique sur la mixité, on peut identifier deux grands postulats. D’une part, la mixité est généralement défendue, dans les quartiers précarisés, comme moyen d’intégration des individus vivant « à la marge » (chômeurs, jeunes déscolarisés, personnes isolées…) parce qu’elle est supposée favoriser l’homogénéisation des comportements sur les modèles de comportement plus « normalisés » des populations favorisées qui sont encouragées à s’y implanter. D’autre part, le mélange de populations sur un même espace est associé à la recherche d’un consensus autour de valeurs communes, visant à prévenir les conflits liés à la rencontre de l’Autre.

Cette vision normative et consensuelle sur le « vivre ensemble » n’imprègne pas seulement les politiques de la ville. Dans une certaine mesure, elle marque également le discours scientifique. Selon Garnier, l’abandon du paradigme marxiste des années 1970 a conduit à une « recomposition idéologique autour de mots d’ordre moins conflictuels » (2010, p. 125), qui a entraîné un déplacement de la question urbaine sur le terrain culturel. Ce déplacement idéologique se traduit par un certain nombre de discours et d’objets de recherche portant sur le « pluralisme » et le « vivre ensemble » dans une société « fragmentée » — dont la division ne constitue plus tant un horizon de changement qu’elle est généralement assumée. Les préoccupations des chercheurs dans ce champ d’investigation connaissent toutefois un mouvement de balancier qui ramène, ces dernières années, des perspectives plus critiques. Tout un pan de la sociologie urbaine de ces deux dernières décennies décrit d’ailleurs la ville davantage comme un agrégat de réseaux fermés que comme un terrain de brassage des populations (Sassen, 1991 ; Donzelot 1999 ; Jaillet, 1999).

Ainsi, la question de la cohésion sociale refait surface depuis une quinzaine d’années dans le champ politique et trouve dans la ville un de ses terrains d’action privilégiés [1]. En effet, cette résurgence de la question est concomitante de la définition de nouveaux enjeux. Dans le cadre de l’État social, la lutte contre les inégalités passait par des politiques globales d’intégration qui visaient à agir, en amont, dans des champs (scolaire et de l’emploi notamment) où se produisent les inégalités entre classes sociales. Les trajectoires biographiques et professionnelles étaient prises dans un système de régulation collective qui organisait et protégeait l’existence des acteurs sociaux (Castel, 2009). Aujourd’hui, les politiques d’intégration ne visent plus à modifier les rapports sociaux et à améliorer la capacité intégrative du système, mais prennent pour « cibles » les groupes ou les individus considérés comme étant plus vulnérables (handicapés, primo-arrivants, personnes âgées…). Pour le dire de manière synthétique, l’action publique s’est recomposée au travers d’une dynamique de décollectivatisation et d’appel à la responsabilisation individuelle (Castel, ibid.). Ainsi, l’habitant, comme personne, est devenu une des principales cibles des politiques de cohésion sociale, alors qu’auparavant elles se centraient davantage, par exemple, sur le travailleur qui était pris dans sa catégorie sociale. Parallèlement, les enjeux du « vivre ensemble » ont été redéfinis sur une base territoriale, comme en atteste l’inflation des discours politico-normatifs sur la « cohabitation harmonieuse », pointant la « ségrégation spatiale », les « ghettos », l’« enfermement communautaire » ou encore les « quartiers difficiles » comme facteurs de délitement du lien social.

Trois limites pour l’analyse.

Ce lien formulé de manière quasi automatique entre cohésion sociale et mixité urbaine — mais pas seulement — constitue une sorte d’impensé des politiques de la ville qui nous semble devoir être interrogé à plusieurs titres.

Premièrement, le discours irénique sur le « vivre ensemble » dans la diversité, véhiculé par ces politiques, conduit à éluder partiellement la question sociale. C’est le point de vue défendu notamment par Garnier (2010) selon qui une lecture possible du double déplacement qui vient d’être exposé — recentrage à la fois sur l’habitant et sur le territoire — est que les politiques de la ville sont une manière de dépolitiser la « marginalisation de masse », en traitant localement des problèmes socio-économiques et politiques (de reconnaissance) dont l’origine se trouve ailleurs. Il ne s’agit plus de les traiter en s’attaquant au système et aux inégalités qu’il produit, mais bien en « dynamisant » ou en « désenclavant » les territoires « difficiles » afin de réinsérer leurs occupants dans la société urbaine. On peut toutefois constater que les politiques de « revitalisation » et de « réhabilitation du cadre de vie » menées — sous ce nom ou un autre — à Bruxelles depuis les années 1980 et renforcées dans les années 1990 (comme ailleurs en France et en Europe) conduisent en fait surtout à renouveler la population des quartiers populaires comportant un attrait de type commercial, historique ou autre et, dans le même temps, à reléguer la classe populaire dans des quartiers moins désirables. C’est notamment ce qui s’est produit pour les anciens habitants de la commune [2] de Saint-Gilles à Bruxelles, comme l’a bien montré Mathieu Van Criekingen (2002). Cette commune intercalée entre le centre-ville et le cadrant aisé au sud-est de Bruxelles a connu, durant deux décennies (1980-2000), d’importantes dynamiques de rénovation résidentielle (en particulier dans le « haut » de la commune caractérisé par une architecture bourgeoise), activement soutenues par les pouvoirs publics, communaux et régionaux. Loin d’avoir amélioré les conditions de vie des populations résidentes, ni la diversité sociale, ces dynamiques ont engendré un processus de remplacement de populations, très net au début des années 1990. Des jeunes ménages issus des classes moyennes et dotés en capital culturel, souvent sans enfant et occupant généralement une position transitoire dans le cycle de vie – au niveau de la trajectoire familiale comme de leur récente insertion sur le marché du travail – sont venus s’installer, provisoirement, dans ce quartier qui combine les avantages de proximité au centre-ville et d’un bâti agréable, en attente d’une fixation familiale et professionnelle leur permettant de s’installer de façon plus durable ailleurs (Van Criekingen et Decroly, 2003). Les populations socialement fragilisées qui y résidaient, en particulier d’origine turque et marocaine, ne pouvant faire face à la montée des loyers consécutive à ces rénovations, sont quant à elles parties s’installer dans des quartiers proches, mais plus accessibles à leurs revenus et comptant en proportion importante une population présentant les mêmes caractéristiques (dans les communes de Molenbeek et d’Anderlecht principalement). Cette dynamique de rénovation s’est ainsi accompagnée d’une surconcentration de populations socialement fragilisées et localisées dans une portion du tissu urbain dont la dégradation s’est encore aggravée. Cet exemple montre que la mixité comme principe idéologique et organisateur de la ville ne conduit certainement pas à résorber les inégalités liées aux rapports sociaux et, probablement, contribue même à masquer leurs effets propres sur les rapports à la ville.

Ensuite, le principe selon lequel la mixité spatiale doit favoriser les conduites intégratives (tisser du lien, prendre en charge sa vie et sa carrière…) présuppose que tous les individus ont intrinsèquement la capacité d’agir en individu « autonome » et qu’offrir un meilleur environnement urbain contribue à leur faire adopter ce type de conduite. En reprenant à son compte le mirage de l’idéologie individualiste selon lequel l’individu peut se « tenir de l’intérieur » (Martuccelli, 2002), ce postulat fait donc fi du fait, pourtant déjà bien établi, que la capacité à se prendre en charge par soi-même s’inscrit toujours dans un espace de ressources et de contraintes qui est, en outre, marqué par les logiques sociales. Pour le dire autrement, les ressources et les capitaux permettant de « se tenir » dans le monde — ou de répondre aux logiques compétitives du système (Delchambre, 2005) — ne sont pas également distribués dans la population. Le principe de mixité a donc ceci de paradoxal qu’il enjoint à participer au jeu social tout en laissant dans l’ombre le différentiel de ressources permettant d’en suivre les règles. Cela suggère, selon nous, qu’une pensée politique (mais aussi dans une certaine mesure scientifique, voir supra) sur la mixité qui cherche à en établir ou à en contester le bien-fondé doive sortir du paradigme de l’autonomie du sujet et se pencher plutôt sur les conditions et les empêchements à l’engagement de l’acteur dans un monde marqué par l’altérité et l’étrangeté, comme nous le développons plus bas.

En troisième lieu — et d’un point de vue plus épistémologique —, le principe normatif de la mixité repose implicitement sur une conception déterministe de l’espace qui évacue de l’analyse certaines dimensions du rapport à la ville. Considérer l’environnement (plus ou moins enclavé, plus au moins ségrégué, etc.) à la fois comme source et remède aux maux du « vivre ensemble » correspond en effet à une sociologie de l’antécédence de la réalité sociale et spatiale qui comporte quelques limites. Bien qu’elle soit très éclairante quant à la manière dont les logiques d’appartenances façonnent la ville, comme l’ont montré de nombreux travaux [3] en sociologie et en géographie depuis l’école de Chicago, ce type de sociologie ne permet par exemple pas de saisir les dimensions plus pragmatiques du rapport à l’espace. Les traditions interactionnistes et pragmatistes ont d’ailleurs déjà bien montré l’intérêt qu’il y a, pour pouvoir comprendre les vécus et les usages de la ville, à appréhender les relations entre l’individu et son environnement dans une perspective plus dynamique.

Pour une reformulation de la problématique.

Pour ces trois raisons au moins, une interrogation critique des politiques de mixité dans l’espace urbain nous semble tout à fait nécessaire, si ce n’est salutaire. Comme nous l’avons déjà mentionné, divers travaux réalisés ces dernières années s’inscrivent clairement dans cette perspective critique. Certains sociologues ont, par exemple, montré que la rencontre de l’altérité requiert des conditions spatiales et sociales pour ne pas être vécue sur le mode de l’envahissement, de la compétition, du rejet ou même de l’indifférence. En effet, les situations de mixité génèrent souvent des tensions et des clivages (Avenel, 2005). Au mieux, la cohabitation est pacifique, mais elle est très rarement l’occasion de relations fortes entre les habitants et ressemble le plus souvent à une « urbanité de convenance » (Authier, 2008) qui fonctionne sur la base de réseaux très peu perméables les uns par rapport aux autres. C’est déjà le constat que formulait Robert E. Park (1926) dans ses travaux sur la communauté urbaine, lorsqu’il montrait que la proximité spatiale n’était pas garante de proximité sociale. Même pour les individus qui recherchent volontairement la mixité, les pratiques de coexistence se limitent généralement à l’utilisation des commerces et services de proximité, l’essentiel de leurs activités se passant hors du quartier. Ces personnes se contentent généralement de la contemplation du spectacle de la mixité — qui trouve là sa limite, dans ce que certains ont appelé l’« effet paysage ».

Toutefois, selon nous, l’analyse critique de l’idéologie de la mixité appelle une reformulation de la problématique autour de cet objet « classique » de la sociologie urbaine, de façon à pouvoir en saisir des dimensions encore très peu interrogées jusqu’ici. À partir des limites du discours normatif exposées plus haut, trois pistes de re-problématisation peuvent être envisagées.

L’expérience ordinaire de la mixité.

[4] de cet objet renseignent finalement assez peu sur cette dimension existentielle. Que peut-on dire de la qualité de la vie qui se déroule dans ce type de situation ? Qu’est ce que vivre dans ces situations fait aux individus ? Comment s’y prend-on pour y établir sa « routine ordinaire » (Belin, 2002) ? Sur quoi repose l’existence commune ou comment habiter un monde commun ? De quelles manières et à quelles conditions ces situations peuvent-elles donner lieu à de la quotidienneté partagée ? Quelles sont les conditions et les limites de la rencontre ? Quels moyens les individus ont-ils ou se donnent-ils pour « s’arranger » avec l’étranger — au double sens de l’individu et de l’univers — qui se trouve là dans leur espace de vie, ou de le tenir à distance pour préserver cet espace ? Ces questions apparaissent essentielles si l’on veut travailler à documenter la mixité d’« en bas » ou de l’intérieur, à partir de ce que les gens vivent et font au quotidien — plutôt que d’un point de vue normatif surplombant. Y répondre permettrait, selon nous, d’affiner l’analyse des déterminants macro-sociaux de ces situations urbaines en appréhendant la manière dont ils s’y re-traduisent au niveau existentiel ou phénoménologique — hypothèse sur laquelle nous reviendrons plus loin.

Pour cela, il importe d’inscrire résolument la mixité dans une sociologie de l’existence ou de l’expérience ordinaire, des « choses de la vie », de ce qui passe habituellement inaperçu : les habitudes et interactions quotidiennes, les tensions, les objets… Ces questionnements reposent, en effet, sur une définition de la mixité qui n’est plus, comme dans les approches politiques et scientifiques traditionnelles, celle d’un état ou aboutissement stabilisé, mais celle d’une situation qui marque l’expérience ordinaire et dans laquelle les liens sont toujours précaires, susceptibles de délitement à tout moment, toujours à entretenir si l’on veut que la situation reste viable (ou qu’elle soit vécue sur un mode positif par les différents acteurs). Cette définition suppose ainsi de réfléchir aux conditions qui rendent ce type de situation pragmatiquement possible. Tout en replaçant les interactions ordinaires dans les cadres sociaux plus larges qui les gouvernent, il faut pouvoir saisir toutes les petites choses que les gens mettent en place au quotidien et sur lesquelles ils s’appuient pour se relier aux autres ou pour « faire avec » leur présence, autant qu’à ce qui les empêche ou les menace.

Dans la même perspective, il nous semble également fécond de déplacer l’angle d’analyse, en ne partant plus des espaces résidentiels, mais des situations (pouvant aller d’un lieu de brassage ponctuel, tel que peut l’être un marché ou un évènement, à une zone frontalière entre espaces urbains homogènes, en passant par un café, un parc ou encore une station de métro qui voit se croiser quotidiennement des catégories de population différentes). L’approche situationnelle comporte en effet plusieurs implications théoriques susceptibles de renouveler l’analyse. Dans la perspective goffmanienne, nous entendons par situation un moment qui met en présence au moins deux individus dont les actions s’orientent réciproquement et qui sont gouvernés à la fois par un « cadre d’activité » et par un « ordre de l’interaction ». La première implication intéressante de cette approche est liée au fait qu’elle suppose de décentrer le Soi (ou de désubstantialiser l’individu) en le considérant lui et son action comme dérivés de la situation (Cefaï et Quéré, 2006). Adopter cette ontologie de la situation engageante, plutôt que de l’individu, permet ainsi de prendre doublement distance par rapport aux discours communs sur la mixité. D’une part, l’analyse peut se dégager de certains présupposés de l’idéologie contemporaine sur l’individu autonome qui, comme nous l’avons indiqué, saturent ces discours et ont tendance à faire fi des logiques sociales de l’agir. D’autre part, les préoccupations ne concernent plus tellement l’identité (par exemple, la transformation des positions sociales) ou le vécu subjectif (par exemple, le sentiment d’être intégré, d’« en faire partie »), mais portent davantage sur les dynamiques entre l’individu et ses contextes, ce qui autorise du même coup à saisir la mixité dans sa dimension pragmatique, en tant qu’elle est constitutive d’un certain rapport à la ville, comme nous le verrons dans les exemples développés plus bas.

Ce double déplacement conduit — c’est une deuxième implication — à concevoir le lien social non pas dans sa dimension intersubjective, mais comme une « expérience façonnée », ce qui ouvre une triple perspective d’analyse. Cela oblige, tout d’abord, à resituer le lien social par rapport aux contraintes objectives dans lesquelles cette expérience s’insère et que tendent à négliger les injonctions à « faire du lien ». Toute situation est un événement, au sens d’un moment au cours duquel les individus « se saisissent de l’espace » en engageant une intentionnalité (Stock, 2007). Ainsi, selon cette conception, comprendre cet événement implique de réinsérer l’individu dans ses relations sociales et saisir ce qu’il fait « en tant que », c’est-à-dire en prenant en compte les positions sociales et les rapports sociaux, les ressources et les capitaux dont sont variablement dotés les acteurs. Ensuite, l’espace est pris dans cette manière de définir le lien comme condition de l’action. Cela implique de questionner non seulement les effets que l’agencement des lieux a sur les agissements et les interactions, mais également les effets de leur accessibilité matérielle et symbolique pour les différentes catégories de personnes qui s’y trouvent en co-présence. Enfin, en tant qu’expérience, la situation de mixité peut être lue comme une « mise à l’épreuve » de l’individu dans laquelle ses rapports à soi, aux autres et au monde sont rejoués. Les individus se construisent aussi au travers de ce processus par lequel leurs diverses caractéristiques prennent sens (Nachi, 2006) et qui conduit à des arrangements et des ré-arrangements entre divers types de « liens aux lieux » (Devisme et Brenon, 2007).

Les situations de mixité comme lieux de l’habiter.

Prendre l’espace comme condition et ressource de l’action — plutôt que de manière statique et prédéterminée — est une approche qui permet de saisir les multiples façons dont il est mobilisé par les individus (Stock, 2007). Elle permet d’appréhender l’individu non pas exclusivement comme « occupant mobile » d’un territoire, mais tour à tour comme habitant d’un logement, voisin, promeneur, acheteur ou encore usager de services, en considérant que la matière de la ville fournit diverses prises à sa perception sensible et s’offre de manière multiple à ses usages et occupations (Breviglieri et Trom, 2003). En effet, à la suite d’autres chercheurs (notamment Herouard, 2007 ; Stock, 2007), il nous semble que les lieux de la ville ne doivent pas être pris seulement comme des espaces matériels et de signes (ou des décors) dans lesquels les individus agissent, mais également comme des espaces vécus. Cela revient à considérer que les lieux urbains font l’objet d’un « usage habitant » (Breviglieri et Trom, 2003) par lequel ceux-ci cherchent à se les approprier, à les rendre familiers, à les accommoder en y disposant objets et symboles, de façon à s’y donner un ancrage sensible et pouvoir « faire avec » au quotidien. Cette conception de la ville comme espace habité s’oppose ainsi résolument à celle de l’espace occupé selon laquelle l’individu « se répand » dans son environnement et a une emprise sur celui-ci. Au contraire, l’habiter contribue, au travers de divers types d’opération (de production, de communication, etc.), à organiser l’espace. L’individu développe des usages, des pratiques et des rapports aux lieux qu’il fréquente par lesquels ceux-ci non seulement se transforment matériellement, mais acquièrent une présence sensible, sont dotés d’une certaine ambiance qui donne le sentiment « qu’il s’y passe quelque chose ».

Selon nous, les situations de mixité gagnent à être appréhendées comme des lieux (potentiels) d’habiter, en particulier parce que cette approche ouvre la voie à une analyse renouvelée des rapports entre les groupes co-habitants. En repartant – tout en s’en éloignant sur certains points – de l’approche fondationnelle tracée par Heidegger [5], nous adoptons l’idée selon laquelle l’habiter est un certain mode d’être-au-monde, une action qui comporte une dimension existentielle renvoyant à la manière dont les individus se déploient dans le monde, y impriment leurs marques et en sont affectés en retour. En effet, pour Heidegger, l’habiter n’est pas une activité en particulier, comme se loger ou se nourrir, mais un « concept qui englobe l’ensemble des activités humaines » (Stock, 2006, 2007) ; l’habiter est un moment de déploiement existentiel qui traverse potentiellement n’importe quelle activité. Mais la conception heideggérienne valorise l’enracinement géographique, la proximité et la fixité (l’être se déploie dans l’« ici »), ce qui, d’après Stock (2007), ne permet pas de rendre compte du modèle contemporain de l’habiter qui est beaucoup plus nomade. D’après lui, il faut donner une définition polytopique et temporaire à l’habiter — à laquelle nous apportons toutefois une nuance relative aux ressources de mobilité variables selon les groupes, comme indiqué plus bas. Ainsi, on peut habiter son logement comme le dehors, sa rue, son quartier, le café où l’on se rend régulièrement, son magasin de prédilection et tous les autres lieux de la ville, proches ou lointains, dans lesquels on développe, pour un certain temps, des habitudes faisant qu’on s’y sent chez soi, qu’on s’y re-trouve. Malgré cette première limite dont il faut tenir compte, la conception existentialiste reste intéressante pour l’approche que nous voulons esquisser parce qu’elle permet de souligner la dimension de fondement de l’habiter. Contrairement à la déformation et à la réduction que de nombreux travaux en géographie ont fait subir à la pensée de Heidegger, comme l’a bien montré Paquot (2005), l’habiter ne doit pas être pris comme le résultat de politiques de logement ou de l’aménagement d’un cadre de vie agréable, mais, à l’inverse, comme déterminant la qualité de la sphère de vie. Autrement dit, l’habiter permet d’exister « en faisant avec de l’espace » (Stock, 2007).

Par ailleurs, la conception heideggérienne présuppose un mode d’être au monde dont la seule cohabitation envisagée est la cohabitation avec Dieu (Sloterdijk, 2011). Pour ce qui est des hommes, elle pose qu’habiter c’est « rester enclos […] dans ce qui nous est parent » (Heidegger [1954], 2010, p. 176), c’est-à-dire parmi les semblables. Pour pouvoir « récupérer » cette conception au profit d’une analyse existentialiste ou phénoménologique de la coexistence, il faut donc développer une approche qui garde l’idée du « ménager » du philosophe allemand — que nous avons abordée plus haut dans les termes de l’accommodement, de l’a-ménagement permettant de faire d’un espace un lieu familier — tout en élargissant la définition originelle. Au sens où nous l’entendons, ménager ce n’est pas seulement préserver le sentiment de sécurité, de confort, de paix procuré par ce qui nous est familier, mais contribuer à créer ce type d’expérience, rendre familiers les lieux qui nous sont étrangers.

Ainsi brossée à grands traits, cette approche permet d’opposer la notion de l’habiter à celle de la cohabitation. La cohabitation, au sens courant de co-occupation d’un logement ou d’un espace de vie par différentes catégories d’individus, peut nous renseigner sur une multitude de choses relatives à la manière dont ceux-ci se mettent dans et se saisissent de l’espace partagé — par exemple les logiques de regroupement, de dispersion et de ségrégation spatiales ; ou encore les pratiques d’évitement, d’occupation et de délimitation du territoire —, mais cette notion ne nous parle pas de ce qu’il se passe entre les individus. La cohabitation peut se faire dans une indifférence totale ; elle ne dit rien sur la manière dont les individus se déploient les uns par rapport aux autres ni ne comptent les uns sur les autres ou avec leur présence pour dérouler leur existence — c’est-à-dire sur la façon dont le déploiement des uns affecte celui des autres. De la même manière, le côtoiement, notion qui renvoie à l’idée de fréquenter ou d’être en contact, à côté de, tout près de quelqu’un ou quelque chose, peut être opposé à la rencontre qui évoque davantage l’établissement d’un lien. Cette double opposition suggère, selon nous, que la possibilité d’habiter l’espace commun ait une influence sur le vécu de la coexistence [6]. Cela revient à dire qu’aménager les lieux communs, déambuler dans un environnement construit collectivement en tentant de le rendre commensurable, d’apprivoiser son étrangeté permet d’élargir notre « sphère » d’existence aux dimensions de cet environnement et d’y faire entrer les « autres ». De ce point de vue, habiter les lieux communs favoriserait la rencontre et la confiance — plutôt que la peur, le rejet ou l’indifférence. Toutefois, selon nous, cette possibilité d’« accroissement existentiel » doit être lue en rapport avec les déterminismes sociaux, c’est-à-dire comme une retraduction à modalités variables des rapports de force macro sociaux au niveau local et dans l’ordre des phénomènes vécus. Notre hypothèse peut être formulée en deux temps. Premièrement, la distribution des ressources matérielles et symboliques permettant de répondre à l’injonction sociale de l’« ouverture vers l’Autre » est liée à la répartition des différents types de capitaux (économique, social, culturel et symbolique). Deuxièmement, cette distribution habilite inégalement les différents groupes d’individus à « pratiquer » les espaces partagés, les faire leurs, les marquer ou les modeler selon leurs propres normes. Si l’on suit cette hypothèse, il faut alors également considérer que le déploiement existentiel des individus ou des groupes possédant le plus de ressources à cet égard contraint ou limite celui des autres.

Dans la perspective d’une interrogation renouvelée et critique, cette hypothèse a une double valeur heuristique. Elle implique d’abord une série de questionnements sur les conditions et les empêchements de l’habiter en situation de mixité. Quels types de ressources favorisent l’appropriation des lieux ? Comment celles-ci sont-elles distribuées ? Qu’est-ce qui limite leur mobilisation ? Il s’agit aussi d’interroger les conditions qui rendent l’espace habitable. Notamment, l’espace bâti laisse-t-il un « vide » suffisant à élaborer, des possibilités d’aménagement matériel et symbolique ? Ce type de questionnements permettrait, selon nous, d’analyser les effets des politiques de la ville qui ont pour arrière-fond la philosophie de la mixité autrement que dans des termes comptables (combien d’habitants de telle et telle catégorie sociale peut-on dénombrer dans les quartiers investis ?) ou relationnels (les relations entre les divers groupes d’habitants sont-elles conflictuelles, pacifiques, de solidarité ?), en se demandant plutôt ce que ces politiques « font » aux habitants concernés. Ainsi, ne pourrait-on pas considérer que certains ensembles d’habitats aménagés dans l’optique de favoriser le mélange des populations et ce, de manière ostentatoire, puissent constituer un cadre de vie trop « présent » (Belin, 2002), imposer de façon trop évidente les conduites et les rapports aux lieux attendus que pour permettre le déploiement existentiel des individus ? C’est l’hypothèse [7] que l’on fait notamment au sujet d’un ensemble de 109 logements construits en 2007 par la Société de Développement pour la Région de Bruxelles-Capitale (Sdrb) le long du canal Bruxelles-Charleroi, dans le vieux Molenbeek. La Sdrb est une institution para-régionale dont l’une des missions est de produire des logements à prix conventionnés, grâce à un partenariat entre le secteur public et le secteur privé, pour des habitants à revenus moyens dont la capacité d’investissement à Bruxelles est faible et dans des quartiers caractérisés par un déficit en construction résidentielle. Outre le projet politique plus ou moins explicite de mixité sociale (affirmé, notamment, par le choix du quartier, le soutien financier à certains types de ménages et le discours des élus locaux) qui se trouve derrière ces nouveaux logements, l’environnement bâti lui-même traduit haut et fort cette intention et les attentes qui l’accompagnent. En effet, l’ensemble de logements très modernes et leurs habitants appartenant à la frange supérieure de la classe moyenne apparaissent à l’évidence avoir été « injectés » dans ce quartier très populaire et multiculturel qui cumule les indicateurs de pauvreté. En outre, plusieurs espaces publics, visiblement destinés au développement d’une sociabilité de proximité et de relations de « bon voisinage » — selon la conception du quartier comme havre de paix — ont été aménagés par les pouvoirs locaux durant la même période : un petit espace vert et quelques bancs à proximité des nouveaux logements, une piste cyclable et une « promenade » le long du canal. Mais, quatre ans après leur installation, les habitants de ces logements restent à peu près invisibles dans ces lieux communs, comme s’ils restaient pour eux des lieux étrangers, inhabitables. C’est également ce que semblent indiquer les plaintes qu’ils formulent régulièrement auprès de la Sdrb au sujet de cet environnement décrit comme « insécurisant », « bruyant », « sale » — ce double constat supposant, selon l’hypothèse formulée plus haut, que leur espace d’habiter autant que leurs relations à l’Autre se situent essentiellement au-delà ou en dehors de l’espace résidentiel (nous y reviendrons).

Cette conception élargie de l’habiter au co-habiter ne questionne pas seulement l’« être là ». Elle interroge également l’« être-avec » (Fort-Jacques, 2007), ce qui suppose de se pencher aussi sur l’instauration d’un régime de proximité et sur toutes les procédures de mise en commun de l’espace. Parmi celles-ci, on peut évoquer la recherche de « la bonne distance » qui, dans la perspective que nous esquissons ici, est bien plus qu’une question de séparation et de rassemblement spatial. Cette procédure concerne les jeux d’approchement et d’éloignement (Delchambre, 2008) par lesquels les individus gèrent le fait d’être « affecté » par les autres. Se pose également la question de la négociation pour l’appropriation de l’espace commun. Une scène observée [8] dans le « cœur névralgique » de Saint-Gilles nous aidera à mettre en lumière le type d’enjeux que cette question soulève. Cette scène est celle d’une appropriation/désappropriation du parvis de l’église situé en face d’un troquet populaire faisant le coin de la place centrale de la commune. Ce troquet est un repère pour les « bobos » et les « gauchistes » du quartier qui viennent habituellement prendre un verre en soirée, ou une soupe le dimanche après le marché sur la place, accompagnés de leurs jeunes enfants. La scène se déroule un soir d’été. Les consommateurs du café sont installés en terrasse : outre quelques « habitués » d’origine sociale modeste, ce sont surtout des jeunes âgés de 25 à 35 ans qui sont assis autour des tables, Belges d’origine et dont l’hexis vestimentaire trahit un goût pour la politique, la culture ou le spectacle. Le parvis ne se trouve séparé de la terrasse que par une rue, étroite, mais qui marque, ou plutôt qui symbolise une limite entre le « bas » et le « haut » de la commune (cf. photo [9] ci-dessous). Sur le parvis, quelques jeunes qui doivent avoir entre 18 et 25 ans, d’origine maghrébine (habitants probablement du « bas » de la commune), jouent avec des voitures téléguidées. À un moment donné, encouragée par ses amis, une jeune femme se lève et traverse la rue pour leur signaler, manifestement, que le bruit de ces voitures dérange… et revient en victorieuse (le geste des bras ne trompe pas), bruyamment applaudie et acclamée par une bonne partie de la terrasse : ces jeunes ont arrêté leur jeu et sont partis s’asseoir un peu plus loin, sur les marches de l’église. À peine quelques minutes plus tard, d’autres jeunes, artistes de rue, prennent place sur le parvis et entament des numéros de jonglerie pyromane.

Image2Ce qui est en jeu dans cette scène, tant exemplative que parabolique — c’est un peu la parabole du remplacement de populations qui se déroule dans la commune —, c’est, d’une part, la définition des loisirs et du style de bruit légitimes dans l’espace partagé. La négociation pour l’appropriation de l’espace commun concerne en effet les relations à l’environnement (ici sonore et visuel, mais il peut être matériel, olfactif, etc.). Elle concerne également les relations entre les individus, et ce deuxième type de négociation peut se faire par l’intermédiaire de l’espace. D’autre part, sont mises en scène des actions spatialisantes : des actions qui construisent l’espace du parvis comme espace de distanciation, servant à maintenir une cohabitation dans laquelle chacun a une place, au sens d’un espace de confort (une « enveloppe »). L’analyse de ces pratiques du lieu dans la perspective de l’habiter, telle que nous l’avons définie plus haut, montre que celui-ci n’est pas seulement la scène de tensions ou d’une séparation socio-spatiale entre les groupes qu’il met en co-présence — selon une analyse plus traditionnelle de la mixité urbaine dans les termes de la sociabilité. Bien davantage, cette analyse met en lumière trois choses. Premièrement, que l’agencement (matériel et symbolique) ou l’« ambiance » du lieu est le produit provisoire des tractations permanentes pour son usage commun, mais dans lesquelles chaque groupe ne pèse pas forcément d’un poids égal. Deuxièmement, qu’il est aussi un moyen de cadrer les relations qui s’y déroulent. Troisièmement, que le lieu ainsi construit élargi le « chez soi » d’un groupe (les consommateurs « bobos » du troquet dont la terrasse s’est étendue, en quelque sorte, jusqu’au parvis), contraignant l’autre groupe à se trouver une place ailleurs.

D’une approche par le territoire à une approche par la « spatialité ».

En lien avec les deux premières, la troisième et dernière piste pour une nouvelle problématisation de la mixité concerne le choix de l’échelle d’observation. En effet, la sociologie de l’habiter que nous avons rapidement esquissée conduit à aborder la mixité en partant des divers lieux de vie (intimes, sociaux, économiques…), plutôt que du territoire comme le font les analyses traditionnelles. Or, la spatialité de l’habiter, contrairement à celle du territoire, ne se définit pas de manière plane (en deux dimensions), mais comme une dimension phénoménologique de l’existence. Selon Thierry Paquot (2007), l’habitat — au sens fort — est extensible « au gré des humeurs ». L’habiter n’est pas pour autant un pur acte de volonté. Il est un acte contraint, notamment, par le capital mobilité (constitué des moyens et des représentations liées à la mobilité, cf. infra) détenu par chacun et certaines caractéristiques de l’environnement urbain perçu telle que la présence d’éléments matériels et symboliques appartenant à univers normatif « autre ». Ainsi, il peut se restreindre à la sphère intime de l’appartement qui sert de refuge lorsque le vaste monde apparaît étranger ou menaçant, ou bien s’étendre à la cage d’escalier, au voisinage et à tous les lieux de la ville dans lesquels l’individu dépose sa marque et se laisse marquer en retour. L’espace de l’habiter de chacun mélange ainsi « toutes les espèces d’espaces sociaux et individuels » (Lussaut, 2007). Adopter cette spatialité particulière dans l’analyse implique donc de ne pas circonscrire les questions du co-exister à un espace de taille particulière, celui du quartier (cf. les politiques de la ville de la région bruxelloise) ou celui plus micro du logement (cf. les travaux classiques), comme si elles s’y posaient d’une façon spécifique. Il faut, au contraire, les décliner à toutes les échelles ou, plus précisément, se départir de la question de l’échelle pour aller explorer les diverses sphères de vie et voir comment les individus s’en sortent pour instaurer un rapport de familiarité avec des mondes peuplés par des « autres ».

De ce point de vue, la mobilité géographique s’impose comme une des questions importantes à intégrer dans la problématique, comme cela a été souligné plus haut, dans la mesure où elle contribue à la diffusion de l’espace de l’habiter, mais avec des effets différenciés selon les individus. Tous les individus et tous les groupes sociaux ne sont pas dotés des mêmes capacités — matérielles et idéelles — de mobilité, et ce différentiel entraîne de facto des attentes par rapport aux « sociabilités de proximité » qui peuvent être très différentes. Si l’augmentation générale de la mobilité entraîne « un recouvrement beaucoup plus lâche que dans le passé entre les différents types de lieux et les différents types de liens », rendant en partie obsolètes les anciennes oppositions établies par l’École de Chicago telles que enracinement local/cosmopolitisme ou territorialité/mobilité, il n’en reste pas moins que le capital mobilité (ou la motilité – Bassand, 2007) ) influence la manière dont chacun construit « son rapport à l’autre dans le proche et/ou dans le lointain » (Authier, 2008, p. 116) et, dès lors, l’intensité des engagements dans les divers espaces partagés. Cela pourrait expliquer, par exemple, l’invisibilité des habitants des logements Sdrb évoqués plus haut dans les espaces de rencontre prévus à cet effet, dès lors que l’essentiel de leur existence (loisirs, travail, école…) et de leur vie sociale se déroule dans d’autres secteurs de la ville ; alors que ces espaces sont le lieu, pour d’autres habitants, d’un ancrage au sein duquel ils produisent leur existence quotidienne. Ne pourrait-on pas envisager que la capacité dont ces habitants sont dotés à déployer leur existence ailleurs leur permette de développer un rapport distant — ou même, dans d’autres situations, « amusé », cf. supra l’« effet paysage » — à l’altérité dans l’espace résidentiel, alors que, sous des perspectives plus traditionnelles, celle-ci serait décrite comme envahissante et induisant chez eux un « repli » ?

 

Au terme de ce parcours épistémologique et conceptuel autour de la mixité en milieu urbain, bien des pistes sont restées inexplorées. Mais c’est bien là le sens d’un texte programmatique comme celui-ci : baliser un échafaudage conceptuel ouvrant la voie à de nouveaux questionnements et des possibilités d’investigation novatrice de cette réalité. Il s’agissait surtout de montrer l’intérêt qu’il y a, du point de vue politique autant que scientifique, à réinterroger un objet qui pourrait apparaître aux yeux de certains comme ayant été déjà largement couvert par la recherche sociologique. Sur la base de cet échafaudage, il nous semble avoir pu asseoir quelques arguments plaidant en faveur d’une grille d’analyse microsociologique et phénoménologique de la cohabitation, afin d’appréhender les logiques et les effets de cette dynamique urbaine à partir d’une relecture du lien social dans les termes non plus de l’exclusion et de l’intégration, mais des conditions de l’engagement. Dans la perspective d’une sociologie qui ne se contente pas de décrire la réalité, mais d’y trouver des points d’appui à partir desquels en élaborer une critique (Boltanski, 2009), cette grille de lecture pourrait selon nous permettre de porter un regard neuf sur les rapports sociaux qui organisent les situations de mixité. De ce point de vue, au moins, elle mériterait certainement qu’on lui accorde davantage de place dans les travaux futurs.

Abstract

L’idéologie contemporaine de la mixité imprègne très fortement les politiques de la ville. Pourtant, de nombreux travaux ont déjà montré que la mixité en milieu urbain était loin de donner lieu à des relations de cohabitation denses et harmonieuses. Dans la perspective d’alimenter une analyse critique des politiques de mixité, cet article propose quelques pistes pour re-problématiser cet objet « classique » de la sociologie urbaine, de façon à pouvoir en saisir certaines dimensions qui apparaissent très peu questionnées jusqu’ici. À partir d’un échafaudage conceptuel s’articulant autour de notions telles que l’habiter et l’espace vécu, l’auteur tente de montrer l’intérêt qu’il y a à saisir cet objet sous un angle phénoménologique ou existentialiste.

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Notes

[1] À Bruxelles, les politiques urbaines de cohésion sociale ont pour cadre légal spécifique le décret bruxellois « Cohésion sociale » (2004) chargé de financer des projets visant à lutter « contre toute forme de discrimination et d’exclusion sociale par le développement de politiques d’intégration sociale, d’interculturalité, de diversité socioculturelle et de cohabitation des différentes communautés locales ».

[2] En Belgique, la commune est une unité territoriale et administrative. La Région de Bruxelles-Capitale compte 19 communes.

[3] Voir. par exemple les travaux de Donzelot (1999 ; 2006) qui constatent que, depuis une vingtaine d’années, la redistribution spatiale des catégories sociales et ethniques se fait selon une logique de l’entre-soi et dessine territorialement les lignes de clivages autour desquelles se cristallisent les inégalités (d’accès aux ressources et aux services, de sécurité d’existence, de chances de réussite scolaire et professionnelle, etc.) ; ou encore la lecture faite par Castel (2009) de l’entre soi communautaire, selon laquelle celui-ci constitue un « support identitaire » permettant à certaines populations de compenser la carence de supports tels quel le travail, le diplôme ou les « protections » sociales pour exister dans l’espace public.

[4] Les approches que nous appelons classiques peuvent être, de façon très schématique, classées en deux grandes catégories. La première est composée des travaux qui ont abordé la mixité urbaine dans sa dimension morphologique (c’est notamment le cas des sociologues de l’école de Chicago), en la décrivant comme forme spatiale, et qui ont cherché à en analyser les causes, les logiques organisatrices, les formes de liens (Paugam, 2008) qu’elle engendre. La seconde catégorie couvre le pan de la sociologie urbaine qui s’est intéressé à la mixité davantage comme cadre de sociabilité et qui l’ont analysé au travers de pratiques sociales de co-présence.

[5] Martin Heidegger avec Henri Lefebvre sont parmi les premiers à avoir travaillé la notion de l’habiter. Cf. Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », in Essais et conférences [1954], Paris, Gallimard, 2010 ; Henri Lefebvre, La production de l’espace [1974], Paris, Anthropos, 2000.

[6] Dans la suite de ce texte, le terme de coexistence a notre préférence par rapport à ceux de coprésence ou co-habitation parce qu’il évoque de façon beaucoup plus nette cette dimension phénoménologique de la mixité sur laquelle les quelques pistes théoriques et conceptuelles présentées ici suggèrent de se pencher.

[7] Cette hypothèse devra, bien entendu, être vérifiée dans une phase ultérieure de nos travaux, par des entretiens avec les habitants concernés ainsi que par des observations plus approfondies des usages et rapports au lieu.

[8] Il s’agit d’une observation réalisée par l’auteure de cet article un soir de l’été 2010, alors qu’elle-même, habitante de ce quartier, buvait un verre à la terrasse en question.

[9] Cette photo du troquet, prise très récemment, montre les consommateurs « familialistes » qui le fréquentent en journée davantage que les consommateurs plus « branchés » du soir. Il faut également signaler que l’extension de la terrasse sur un bord du parvis n’existait pas encore au moment de l’observation (2010). Sans doute, doit-on y voir la signature matérielle de l’élargissement du « chez soi » des consommateurs avancée dans la suite de l’article.

Authors

Emmanuelle LENEL

Emmanuelle Lenel est assistante en sociologie aux Facultés universitaires Saint-Louis (Fusl) à Bruxelles et doctorante au Centre d’études sociologiques (Fusl). Ses premiers travaux ont concerné principalement le domaine de l’éducation, en lien notamment avec les problématiques de genre. Sa publication la plus récente dans ce champ d’investigation est Emmanuelle Lenel, « La mixité à l’école comme levier de réussite ? Ressources et limites de deux modèles bruxellois », in Brussels Studies, n°40, 2010. Elle s’intéresse actuellement, dans le cadre de sa recherche doctorale, à la cohabitation des groupes sociaux dans plusieurs quartiers en recomposition de la ville de Bruxelles.

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