« La question de l’âme ? Elle est d’abord représentée, pour nous, par une série de termes qui structurent nombre de nos discours : « âme », « psyché », « psychologie », « phénomènes mentaux », « moi », etc. Mais il est aussi curieux de constater que ce vocabulaire produit le plus souvent des enchaînements presque mécaniques, de véritables lieux communs. Dès lors qu’on parle de l’âme, on se demande comment la sauver, ou quel est son rapport au corps, bref, on tombe directement dans des perspectives dualistes. Notons toutefois, tout de suite, que nous n’avons pas du tout le même réflexe avec l’« esprit ». Personne, en effet, ne se demande s’il faut sauver son esprit (c’est d’ailleurs ce que remarque Alain, avec force, dans Propos (Paris, Gallimard, p. 1095).
C’est ensuite une question qui a subi de nombreuses variations, dans l’histoire de notre culture métaphysique et religieuse, mais des variations presque toujours dramatisées. La question fait l’objet de conflits féroces. À propos de l’âme, Voltaire, par exemple, rédige un article polémique dans son Dictionnaire philosophique (1764), destiné à se moquer simultanément d’Aristote, et de Saint Thomas d’Aquin qui le reprend et l’inscrit au cœur de la scolastique. Et Voltaire de suggérer même, dans un ajout de 1769, que la notion d’« esprit » est plus adéquate à l’objectif visé. Tandis que Jules Vallès, dans L’Enfant (1879), au chapitre xxiv, raconte encore qu’il a été refusé à l’entrée à l’Université pour avoir compté non pas sept facultés de l’âme comme c’était la doctrine officielle de l’Université, mais huit !
Pour toutes ces raisons, il importe au chercheur en sciences sociales de faire le point sur des usages et des substitutions historiques. Si l’âme est, généralement, d’ailleurs par fait étymologique (latin), considérée comme un simple souffle s’échappant du corps au moment de la mort, non seulement il fallut du temps pour qu’elle devienne une réalité de vie indépendante, dotée d’une existence substantielle, et définisse l’individu humain, mais encore, elle a fini par perdre la partie et par disparaître, remplacée désormais par l’« esprit », la « conscience », et d’autres termes, qui ne disent d’ailleurs pas du tout la même chose. Pour comprendre l’écart qui nous sépare désormais de cette notion d’« âme », la lecture de cet ouvrage, portant sur la psychologie, dû à la plume d’Aristote (384-322 av.jc), est incontournable.
Le mouvement et l’âme.
Par ailleurs accompagné, de la part de Pierre Thillet, par une solide introduction, spécialisée, portant sur les questions de datation, sur le vocabulaire d’Aristote, et sur les commentaires de l’ouvrage, la question de fond qui ouvre l’ouvrage est celle de la découverte de l’essence de l’âme. Il y est question de trouver, dans les différentes espèces d’âme, une chose unique répondant au nom d’âme, un noyau de nature commune.
Le lecteur remarquera cependant d’emblée qu’Aristote fait de l’âme un objet d’une partie de la physique. La physique, il est vrai, analyse les mouvements, et l’âme est d’abord la vie (dit autrement, l’âme est principe de mouvement et le mouvement est l’objet propre de la physique). Puisqu’elle indique l’animé, elle relève bien du mouvement.
Aristote indique ensuite qu’il « reste à examiner comment l’âme meut le corps et quel est le principe du mouvement de l’animal ». Le souci premier n’est donc pas celui d’une éducation ou d’une élévation de l’âme. Aristote s’intéresse d’abord à l’âme considérée comme partie fonctionnelle de la nature, forme la plus complexe de la vie dans la nature, et principe de mouvement ou source de connaissance du mouvement.
À cet égard, on évitera de classer trop immédiatement Aristote dans des catégories délicates à manier comme le matérialisme ou l’idéalisme. Aristote est plus certainement réaliste. Comme nous allons l’observer, Aristote ne pose pas de dualité des substances. L’âme et le corps ne sont pas deux substances, mais des éléments inséparables d’une substance unique. Une union qui, tant qu’elle dure, est complète, et dans laquelle l’âme et le corps sont des aspects indiscernables sauf pour l’œil philosophique.
En un mot, le « moi » est âme et corps. Et surtout, cette idée d’âme ouvre la possibilité de penser en l’homme un foyer d’actions qui lui sont imputables.
La critique des doctrines antérieures.
L’objet de la recherche est fixé : « nous nous proposons d’examiner et de connaître la nature de l’âme, sa substance, puis toutes ses propriétés » (p. 67). Mais Aristote sait, et il en fait une méthode de recherche, qu’il n’est pas le premier à se lancer dans une telle voie. Le terrain est même largement surchargé. Il l’est tant du point de vue des questions (une âme ou plusieurs selon les genres, une âme unifiée ou avec des parties, etc.), que du point de vue des références : chacun a dit son mot sur l’âme, y compris ceux qui en nient l’existence. Quant au rapport de l’âme et du corps, il importe de rappeler qu’il a été largement commenté, mais que souvent on oublie l’essentiel, savoir que les affections de l’âme se traduisent par des mouvements dans le corps : par exemple, la fougue, la crainte, l’audace, la joie, l’amour, en même temps que ces émotions se déploient, le corps éprouve des modifications.
Par conséquent, il convient de commencer par réfuter les doctrines antérieures (I, 2), la tradition. C’est la méthode propre de l’auteur. Aristote se lance dans une enquête (historia) assez ample portant sur les opinions exprimées par des spécialistes. Nous voyons ainsi paraître Démocrite (âme = feu), Anaxagore (l’âme se meut d’elle-même, elle est intelligence et d’ailleurs principe universel), Homère, Empédocle (l’âme est constituée de tous les éléments), Platon (qui constitue l’âme à partir de ces éléments, et confond l’âme avec l’âme du monde, dans un puissant dualisme). Mais aussi Thalès qui a supposé que l’âme était une réalité motrice. Puis, Diogène, l’Orphisme, et d’autres encore.
Et malgré des proximités de formation, Aristote ne cède guère au platonisme. Il ne prône aucun dualisme, même s’il lui est arrivé, en début de carrière, de pratiquer ce dualisme. Dans cet ouvrage, il développe un hylémorphisme (hulè : la matière ; morphè : la forme) : il fait de l’âme la forme du corps, âme et corps constituent une unité, l’âme forme du corps est l’essentiel de son essence. L’âme n’est plus localisée dans une partie du corps, elle fait un avec lui. Sans être de même nature, évidemment. L’hylémorphisme aboutit à l’idée d’une immanence de la forme, ou à l’union de la forme et de la matière. Cette union est nécessaire « car c’est en raison de cette communauté que l’un agit et l’autre pâtit, que l’un est mû et l’autre meut » (p. 86).
La définition de l’âme.
Mais qu’est-ce qu’une forme ? Une forme ou l’entéléchie (acte, forme, ce qui a sa fin en soi-même) première d’un corps naturel organisé, n’est pas corporelle. « L’âme est entéléchie première d’un corps naturel possédant la vie en puissance, et tel est le corps organisé » (ii, 1). Elle n’est pourtant pas pour autant étrangère au corps. L’âme n’est pas un corps, mais quelque chose d’un corps puisqu’elle n’est pas non plus un corps quelconque. Forme et acte d’une matière dont elle fait un vivant, telle est l’âme qui est bien mouvement. « Que l’âme ne soit pas séparée du corps, ou du moins que quelques-unes de ses parties ne le soient pas, si tant est qu’elle ait des divisions naturelles, c’est bien évident » (p. 105).
Tout cela tient à une seule et même perspective, qu’il convient de rappeler : « Nous disons donc, pour commencer notre examen, que l’animé se distingue de l’inanimé par la vie. Or la vie se dit en plusieurs sens, et même si une seule des choses qu’elle signifie est présente en un sujet, l’intelligence, par exemple, la sensation, le mouvement et le repos selon le lieu, ou encore, le mouvement lié à la nutrition, la croissance et le dépérissement, nous disons qu’il vit » (p. 106).
En résumé, l’âme est le principe des fonctions nutritives, sensitives et discursives. Et il convient maintenant d’en étudier les fonctions précises : le vivre, il est vrai, appartient à beaucoup ; le sentir déjà à moins d’êtres ; et l’intelligence à encore moins d’entre eux. La fonction nutritive concerne tous les vivants (plantes, animaux, humains) ; la fonction sensitive est liée à la motricité (animaux et humains). Enfin, la fonction intelligente n’appartient qu’aux humains. « Aux plantes appartient seulement la nutritive, à d’autres vivants celle-là en même temps que la sensitive. Mais s’ils possèdent la sensitive, ils possèdent aussi la faculté nutritive ou appétitive » (p. 110).
Les cinq sens et leur hiérarchie.
« L’âme est donc cause et principe du corps vivant ». Elle est cause de la vie et elle est cause de la finalité. Elle agit en vue de quelque chose. Et le « en vue de quoi » se dit en deux sens : « ce pour quoi » et « ce en faveur de quoi ». Sur cette base, nous pouvons donc attaquer la question des sens, des fonctions sensitives. La sensation (aisthesis), qu’on parle des sens ou de la sensibilité « provient d’un mouvement subi, c’est-à-dire d’un pâtir », elle est une sorte d’altération. C’est une faculté en puissance, tant que les objets extérieurs ne la mettent pas en acte. L’être « en puissance » est celui qui n’est pas, spécifie le traducteur pour ceux qui connaissent mal l’œuvre d’Aristote, mais dont toutes les conditions d’existence sont immanentes au support, dans lequel il se manifeste, sous l’action d’un agent. Il devient alors « en acte ».
Des sens, il y en a cinq. Et ils s’organisent autour du primat de la vue, au demeurant, d’une vue qui est utile pour l’action. La vue est un sens de la distance, elle favorise la connaissance. Elle est aussi source de plaisir. Bref, l’objet de la vue, c’est le visible, et le visible, c’est en particulier la couleur.
Puis vient l’étude de l’ouïe : elle s’ancre dans le même argument. L’ouïe ne produit pas la sensation. Elle a besoin de quelque chose qui entre en contact avec l’organe sensoriel. L’intermédiaire des sons est l’air, celui de l’odeur n’a pas de nom, il est en effet « une sorte de caractère commun à l’air et à l’eau, ce que le diaphane est à la couleur, ce caractère inhérent aux deux éléments l’est à l’objet qui possède une odeur ». Et si Aristote distingue le son en acte et le son en puissance, c’est que le son en acte vient toujours de quelque chose, en rapport avec quelque chose et dans quelque chose. C’est en effet un choc qui le produit.
Quant à l’odorat, il est plus difficile à définir. D’autant que l’homme sent mal les odeurs, alors que l’animal les sent mieux.
Le Goût exige le contact avec l’objet.
Et, pour finir, le toucher : il est le dernier de la liste et donc le sens le plus bas. L’objet du toucher se distingue des objets visibles ou sonores, en ce que nous sentons ces derniers parce que l’intermédiaire produit en nous un effet, tandis que nous sentons les objets du toucher non pas par l’action de l’intermédiaire mais en même temps que l’intermédiaire. Le toucher exige le contact avec l’objet. C’est le sens alimentaire, dit ailleurs Aristote.
Il est clair que nous disposons là d’une brillante analyse de l’âme, marquée au sceau de la Grèce antique. On comprend fort bien comment Aristote, et bien d’autres d’ailleurs, raisonnent : non seulement il faut distinguer les corps inanimés et les corps vivants, mais encore il faut déterminer en l’homme un bureau central qui commande à tout, et le distingue encore de tous les autres êtres par sa capacité d’élévation. On y loge alors toute délibération et toute décision. Mais ce n’est pas sans être obligé d’avancer l’image superstitieuse d’un pilote logé quelque part, dans le cerveau ou dans un sens. Cela étant, tout de même, il est sans doute plus facile de décrire le corps que de décrire le gouvernement intérieur.
En l’occurrence, ici, l’idée centrale d’une unité de l’âme, aboutit au concept d’une substance unique. L’âme est une même si elle a plusieurs fonctions, si elle gouverne une hiérarchie de fonctions. Et parmi ces fonctions, l’intellection, par laquelle Aristote entend ce par quoi l’âme pense et croit.
Enfin, si incontestablement, on peut se dire aussi que le recours à la notion d’âme est une manière de poser le problème de l’effort pour regarder au-dessus de soi, il reste que ce parti pris de l’âme et de l’élévation n’a de sens que dans le cadre métaphysique et religieux. La suspension de la référence au ciel, et ce malgré les apports du christianisme à cette question (cf. Saint Augustin, De Trinitate, Livre x), puis le travail des sciences « humaines » (cf. Michel Foucault, Les Mots et les choses, Gallimard, 1966), obligeront à substituer à l’âme les notions d’« esprit » et de « conscience ». C’est alors la question de la vie intérieure de l’individu qui est révisée. Ce qui sépare radicalement les théories de l’âme de celles de la conscience, par exemple, c’est la différence entre l’analyse des fonctions et des principes d’animation et le compte rendu de la possibilité d’une connaissance de soi. L’individuation, dont Charles Taylor (Les Sources du moi, la formation de l’identité moderne, 1989, Paris, Seuil, 1998) fait un motif moderne, n’y est pas de même type.