Cette chose, serait-ce un « truc » ou un « bidule » ? Une chose grande.
Vue générale du monument à Pierre le Grand par Zurab Tsereteli à Moscou, avril 1997, photo de l’auteur.
C’est une chose étrange, une « drôle de chose », une chose grande à défaut peut-être d’être une grande chose. Elle mesure, paraît-il, nonante-six mètres de haut. On ne sait pas trop comment elle s’appelle, ou plutôt, elle est affublée de nombreux quolibets : par exemple « Terminator », ou encore, « Gulliver».
Elle est constituée d’un socle sur une base en granit, couronné d’une nef en bronze, dans laquelle se trouve une sculpture de Pierre I tenant une carte à la main. Sa construction-fabrication a eu lieu en 1996-1997, et ce ne fut pas une mince affaire. Cette chose constitue en effet, d’après l’agence de presse « Ria-novosti », « un objet unique du point de vue de sa résolution ingéniéro-technique » (sic) [1]. « La carcasse porteuse du monument est une construction métallique en acier inoxydable, sur laquelle ont été fixées les pièces en bronze de l’habillage. Le tiers inférieur de toute la construction a été monté séparément, puis fixé sur une fondation en béton armé. De même, la figure de Pierre, la construction et l’habillage du navire, ont-ils été montés séparément, et ensuite fixés sur le piédestal. Les haubans du bateau sont exécutés en acier inoxydable, et constituent une construction spatiale ouverte. L’habillage plastique du socle rostral, du bateau et de la silhouette, a été exécuté dans un premier alliage de bronze de qualité supérieure. La surface polie du bronze de la silhouette est protégée par des vernis contre les changements de tons du bronze et les effets malheureux du milieu. Le rouleau dans la main de Pierre est doré. Les voiles sont faites avec la technique du bronze battu, à l’intérieur duquel, pour diminuer le poids, est inséré un étayage métallique. Pour éviter la corrosion, tous les éléments de fixation ont été réalisés en acier inoxydable. Pour la mise en place des drapeaux, on a utilisé des paliers à billes, c’est pourquoi leur prise aux vents est minimale. À l’intérieur du monument se trouve une échelle, indispensable pour la surveillance et le suivi de l’état de la construction. On a installé des fontaines à la base de la placette/île artificielle, pour donner l’impression d’un bateau brisant les flots. »
Vue du monument de près : un petit air de fétiche à clous ; Moscou, avril 1997, photo de l’auteur.
Officiellement, cette chose est donc un monument à Pierre le Grand en l’honneur du 300ème anniversaire de la flotte russe, inauguré en 1997, œuvre du sculpteur Zurab Tsereteli. Pourtant, certains supposent qu’il s’agit d’« un mélange de la tour de télévision d’Ostankino avec le bureau des objets perdus de la gare de Kazan », tandis que d’autres affirment que « Pierre, c’est l’ancien Colomb, refusé par les Américains. La tête de Colomb est à San Francisco, et on a rajouté à son corps la tête de Pierre [2]». Son statut de statue à Pierre I pose donc problème aux Moscovites, et se contenter de le considérer comme un monument gêne l’analyse des rapports sociaux qui se jouent autour de lui ― c’est pourquoi nous proposons ici d’essayer de décrire ce qui se passe autour de ce monument en faisant appel à certains des outils que nous offre l’anthropologie sociale des objets. Non pas par analogie, ou par métaphore (les monuments, ou celui-là, fonctionneraient « comme » des choses), mais bien parce qu’ils sont des choses. Choses fabriquées par des êtres humains, pensés, discutés, élaborés, comme des choses. Et c’est parfois très compliqué à fabriquer, un monument, comme le laisse entendre la « fiche technique » citée à l’instant : il s’agit bel et bien d’un objet, artefact complexe dont la fabrication a mis en branle l’activité de moult gens. C’est donc un objet « manipulé » au sens propre du terme (même si, en l’occurrence, cette manipulation passe par celle de la manette d’une grue).
Un bibelot dans un agencement de bibelots ?
Il est d’ailleurs beaucoup question de le déplacer. En raison de sa laideur, ou parce qu’on considère qu’il n’est pas à sa place là où il est actuellement (à la pointe de l’île au confluent de la Moscova et du canal de dérivation des eaux, dans le district central de Moscou). Pas à sa place à Moscou symboliquement (Pierre le Grand a fondé Saint-Pétersbourg), et esthétiquement (la sculpture s’inscrirait mal dans son environnement architectural).
Vue du monument à Pierre le Grand depuis le parc à sculptures de l’Annexe de la Galerie Tretiakov en avril 1997 : au fond à gauche, les coupoles et les grues du Saint Sauveur, au premier à plan à droite, le médaillon proclamant l’Urss rempart de la paix, déménagé de l’avenue Lénine. Photo de l’auteur.
Son installation a soulevé une vaste polémique, et une campagne « contre » a été lancée, orchestrée, dit la rumeur, par Marat Guelman, jeune architecte, directeur d’une galerie d’art contemporain. Son slogan : « Vous n’étiez pas là [3] ». [4] La presse a largement fait écho de la campagne de protestation : ainsi, le mensuel branché « Stolitsa » (la Capitale) [5] a publié dès son numéro de lancement des pamphlets, et un coupon de pétition afin de rassembler les cent mille signatures nécessaires pour obliger la Ville de Moscou à organiser un referendum sur la question [6]. Dans le numéro 2 de Stolitsa, on trouvait des montages photo de Pierre I à New York (« pour apprendre aux Américains à aimer la statue de la liberté » disait la légende), à Londres, face à Big Ben, en nouvelle caravelle du désert égyptien ; à Rome, Amsterdam ; et enfin, Pierre I voguant, altier, vers d’autres cieux. D’autres le « réclament » pour eux [7] : par exemple, en 2002, le sénateur, membre du Conseil de la Fédération, leader de l’Assemblée des Peuples, Ramazan Abdulatipov trouve que sa place idéale,« en souvenir de l’expédition perse de Pierre pour tenter d’arranger les relations avec les pays d’Orient » [8], serait à l’entrée du port de Makhatshkala (capitale du Daghestan), sur la mer Caspienne, le tsar ayant ordonné la construction d’un port à cet endroit-là lors de son séjour le 8 août 1722.
Marchandise, matière première ? Ou objet du pouvoir, regalia ?
On peut donc parler de cette statue comme d’un bibelot envisagé sous l’angle de sa place dans le savant agencement d’autres bibelots sur une cheminée ou dans un salon, placé, déplacé, exposé ou caché aux regards, mis en scène comme ceci ou comme cela. La question est de savoir s’il y « a » sa place, et si oui, laquelle : « Je le classe parmi les “pyramides de Loujkov” [9]. Tsereteli nie Moscou, son esthétique, sa culture [10]. ». On parle beaucoup de la « tseretelisation [11]» de Moscou. Derrière cette « tseretelisation », ce qui est en cause, c’est la dénonciation du monopole exercé par un artiste bien en cour, mais aussi le pouvoir du maire de Moscou (dont on vante les qualités de gestionnaire et dont on parle, à l’époque de ces notes de terrain, comme d’un présidentiable) et la manière dont il l’exerce. Ses adversaires politiques (par exemple, le général Lebed), ainsi que de nombreux moscovites, vont donc faire de ce « bibelot » une autre « chose » en posant la question en termes monétaires. Combien le monument a-t-il coûté ? Qu’aurait-on pu faire d’autre à la place (par exemple, produire d’autres « choses » : des logements) ? Combien pourrait rapporter sa vente au poids du métal, si on le renvoyait à la fonte, puis à la ferraille ? D’autres, fatalistes et pragmatiques, prennent en compte l’inertie, le poids, la force, de la matière première, de « la chair d’objet » du monument, et considèrent inutile d’ajouter au premier gaspillage financier qu’a représenté son érection le second que représenterait son démontage. Il est donc négociable, échangeable, vendable, et monnayable. (On pourrait le voler, se l’approprier, l’exproprier, ou le récupérer). Voici notre monument transformé en marchandise, et ce qui intéresse dans cette marchandise, ce n’est ni sa valeur de réserve, ni encore moins sa valeur d’usage, mais sa valeur d’échange. Ces tentatives de sape de la légitimité du pouvoir par la délégitimation de la dépense (on ne peut plus « ostentatoire ») achoppent cependant sur ce fait incontournable que la dépense a déjà été effectuée et la démonstration du pouvoir de Loujkov, faite. [12] Force est de reconnaître que le « coup de force » du pouvoir (et de quelques acolytes : artistes, bureaucrates, ouvriers…) a « réussi » ― les Moscovites ont bien affaire à quelque chose ressemblant à ce que les anthropologues appellent les « regalia [13] », même si Loujkov ne se promène pas avec une couronne en forme de « Pierre le Grand vu par Tsereteli » sur la tête (ou plutôt un sceptre, « verticalité » oblige…).
En même temps, il est, comme toute chose, « mortel », porteur d’une fragilité intrinsèque, susceptible de destruction, de reconversion totale et définitive (comme toute chose, mais aussi plus particulièrement comme tout monument, « matière faite pour durer » chroniquement et paradoxalement fragile en Russie) : c’est ce qui explique, peut-être, qu’il a besoin d’être assuré d’une vie longue et prospère par sa représentation sur des supports a priori matériellement bien plus fragiles que lui ? Ainsi en 1997, un tract « pro-Pierre » collé aux abords du chantier était-il imprimé sur fond de photographie du monument lui-même, et l’existence physique des signataires (« étudiants » et « jeunesse laborieuse de la capitale ») du tract, attestée par leur autoportrait portant des banderoles qui proclament que « Moscou a besoin d’un monument à Pierre I ») [14].
Blasphématoire, sacrilège ? L’Antéchrist en personne ?
Il y a dans la dénonciation de la « tseretelisation » quelque chose comme la crainte d’une contamination. Or, l’une des manières de s’insurger contre le monument consiste à déplorer sa proximité spatiale « sacrilège » avec le Temple du Christ Sauveur [15], lieu « saint » ou « sacré ». La sacralité du Saint Sauveur a beau être elle-même un vaste sujet de polémiques, dans lesquelles on retrouve notamment les mêmes débats sur le gaspillage monétaire, il n’en est pas moins tout à fait remarquable de constater cette capacité de notre « chose » à « corrompre », à « profaner » ce qui est « rangé » par certains dans le domaine du sacré. Si la statue à Pierre I peut être blasphématoire, c’est en vertu de sa supposée laideur (ce qui est sacré devant être sublime). Mais comment ne pas se souvenir aussi que Pierre I lui-même fut taxé d’« Antéchrist » [16] de son vivant de tsar aussi noceur et buveur que réformateur (notamment de l’Église, dont il tenta de réduire et de contrôler les biens fonciers), aussi haineux de la vieille Moscovie qu’il réprima les Vieux Croyants, etc ? Il y a donc des gens qui prennent en quelque sorte cette statue au premier degré, comme la représentation-incarnation du tsar, comme une sorte d’idole illégitime et païenne d’un esprit ancestral dont on refuse la tutelle (et non pas, par exemple, comme l’incarnation du pouvoir de Loujkov). Le piment de l’histoire est que c’est là reconnaître (ou conférer malgré soi) à notre objet une partie du pouvoir du tsar qu’il représente officiellement, même si ledit tsar repose six pieds sous terre depuis 1725 et n’a donc plus qu’un pouvoir temporel très hypothétique. Nous voici passés d’un objet du pouvoir à un objet de pouvoir.
Sacré, « fétiche à clous » ?
Il se trouve justement qu’à mes yeux cet objet présente de très fortes ressemblances formelles avec d’autres objets qu’on appelle « fétiches à clous », « objets de pouvoir » (classe plus générale), ou « n’kisi » (pluriel « n’konde ») [17]. Il me laisse en effet parfaitement mitigée. D’un côté, il est tellement gigantesque, qu’il exerce la séduction de ceux qui ne doutent de rien et surtout pas d’eux-mêmes, un peu comme on ne peut s’empêcher de dévisager les gens qui sont obligés de baisser la tête pour entrer dans le wagon du métro. D’un autre côté, sa prétention à faire allusion aux colonnes rostrales de Saint-Pétersbourg lui donne cet air hétéroclite de fétiche à clous (il est d’ailleurs indubitablement plein de « pointus », annonçant la perspective ubuesque et peu réjouissante d’une séance de « bâtons dans les zoneilles » [18]. Pierre, au demeurant, était dentiste à ses heures, et bourreau à d’autres).
Bien sûr, la comparaison trouve très vite ses limites, puisque, à notre connaissance, on ne mobilise pas (ou pas encore) cette statue à Pierre le Grand pour pratiquer de rituels (ni propitiatoires, ni conjuratoires, ni divinatoires, ni de passage). [19] Certes, on ne plante pas un clou ou une colonne rostrale supplémentaire dans la statue de nonante-six mètres de haut à chaque fois que l’on a besoin de la réactiver pour protéger la communauté moscovite des « méchants » de toute obédience. Toutefois… Il est un peu « fétiche à clous » parce qu’hétéroclite dans sa composition, mais aussi parce que parfaitement polysémique : par quel miracle les « pro » et les « anti » Pierre I (ou « le Grand » selon les cas), se font-ils soudain des parangons d’esprit démocratique, soit pour dénoncer « le dictateur » et l’autoritarisme (de Pierre I, ou de Loujkov quand il impose son monument ― et, sous-entendu, son goût douteux), soit l’arbitraire du démontage de la statue (« non au totalitarisme dans l’art ! ») ? Chacun singularise cet objet à son gré, et c’est dans ces singularisations (ou contextualisations) que se définit ce dont il s’agit, ce qu’il « est ».
Comment expliquer la tentative d’attentat contre cet objet si on n’admet pas que cet objet a un pouvoir puissant ?
Il a en effet, dans la nuit du 5 au 6 juin 1997, été la cible d’une tentative d’attentat par le « Soviet Révolutionnaire Militaire de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie », lequel avait placé sept pains de plastic d’environ trois cent grammes chacun à l’intérieur des cavités du monument, puis renoncé à son projet, étant donné qu’à 5h32, heure prévue pour la mise à feu, « plusieurs citoyens étrangers à l’affaire se trouvaient à proximité du monument (deux pêcheurs, un jeune couple en promenade, des fêtards en état d’ébriété) [20] ». Le communiqué de revendication annonçait : « tout “faisage de mousse” supplémentaire à partir du thème stérile et sacrilège de la “réinhumation” du corps du chef du prolétariat mondial Vladimir Oulianov-Lénine entraînera les mesures adéquates de la part de la défense révolutionnaire prolétarienne, y compris le recours aux armes et à des substances explosives contre les initiateurs et les instigateurs de ce bavardage sans principes. ». Il est effectivement beaucoup question, à ce moment-là, du sort futur de la momie de Lénine qui repose au Mausolée sur la Place Rouge. Le Mausolée est de toute évidence un reliquaire. Le Soviet Militaro-Révolutionnaire n’en était pas à sa première action d’éclat, puisqu’il avait déjà fomenté l’explosion du monument à Nicolas II dans le village de Taïninskoe en banlieue de Moscou, en avril 1997. Nicolas II dont la dépouille présumée connaît alors un sort incertain et vivement débattu : faut-il le rappeler, ses restes, ainsi que ceux des membres de sa famille, seront finalement enterrés à grand bruit et à grands frais le 17 juillet 1998 à la Forteresse Pierre et Paul, tandis que les personnages, canonisés par la même occasion, accédaient au statut de martyrs.
Relique, fantôme ?
Jean Bazin toujours, nous disait que « s’intéresser aux objets, c’est s’intéresser à une frange limite entre les choses et les personnes. Cette distinction juridique, appartenant à notre ordre social quotidien, ne marche jamais complètement. Nous ne cessons pas d’être encombrés par des entités qui sont quelque part entre les deux ou peuvent passer de l’un à l’autre. L’un de ces objets les plus encombrants, c’est le cadavre. Le travail du deuil est le passage d’une personne morte à une trace. Dans la plupart des cas en Afrique Noire la notion de fétiche a un rapport au mort : les fétiches sont des choses des morts, on y a mis des éléments des morts. Entre le fétiche et la relique, il y a toujours un passage possible. Une façon de singulariser les objets est de les faire passer dans ce monde interlope peuplé de fantômes etc. Un musée, c’est ça (des traces de personnes disparues, un peu oppressantes dans leur accumulation). » [21]
Nous voici désormais avec un objet qui est socialement mis en relation très étroite avec d’autres objets- reliques et reliquaires (Lénine et le Mausolée, le Temple du Saint-Sauveur). Au point que l’on peut se demander si la présence de la relique dans le monument lui-même (pas de bout d’ongle, d’os, ou de cheveux, de Pierre le Grand dans le monument de Tsereteli, bien qu’il soit creux) est encore obligatoire pour faire de lui une relique métaphorique, imaginaire, ou en tout cas un objet magique ayant la propriété de pouvoir souiller des objets sacrés.
Idole ?
En un mot, la statue représente Pierre I, mais aussi tout ce que peut représenter Pierre I : le traître à Moscou, celui qui a ouvert une « fenêtre sur l’Europe », l’Antéchrist ou le grand réformateur, etc. Mais encore, tout ce que peut représenter le fait d’ériger un monument à ce personnage ; mais aussi tout ce que peut signifier le fait d’ériger précisément un monument de cette forme-là, de cette taille-là, de cet auteur-là, à cet endroit-là. Sa polysémie atteint des sommets qui n’ont d’égal que sa propre hauteur… D’ailleurs, dans le débat, personne à ma connaissance ne s’est demandé s’il était « ressemblant ».
Il l’est au moins en un sens : « L’impression que Pierre I faisait habituellement à ses contemporains était celle d’une force et d’une énergie gigantesques. Haut de plus de deux mètres, puissamment bâti, le tsar avait une force physique et une vitalité stupéfiantes. Qui plus est, il semblait éprouver un besoin perpétuel d’activité, et se chargeait, à lui tout seul, de tâches qu’il aurait fallu normalement plusieurs hommes pour accomplir. Peu de Russes étaient capables de se maintenir à la hauteur de leur souverain dans ses multiples occupations. Comme il marchait très vite, en faisant des enjambées de géant, ils étaient obligés de courir, simplement pour continuer la conversation. » [22] La taille du monument est l’un de ses aspects qui dérangent le plus (« Pierre I est si grandiose que le Temple du Christ Sauveur semble une tabatière de tsar à côté du tsar lui-même » [23]). Il est donc tentant de pousser le vice jusqu’à rapprocher le pouvoir de la statue à Pierre I à certains cultes de reliques « d’os de géants » dans l’aire orthodoxe slave [24]. On notera aussi avec un intérêt tout particulier et que nous n’avons pas le temps de développer ici l’existence en Russie d’icônes-reliquaires dont la tradition vient de Byzance [25]. Ces remarques qui vont puiser dans une certaine profondeur historique des manières de vouer des cultes à des objets offrant certaines ressemblances avec le nôtre ne devraient pas faire accroire que l’auteur cherche ici absolument à justifier son hypothèse de la puissance un peu « magique » de l’objet par des mythes et autres cosmologies complexes. Il n’est pas du tout évident qu’un objet ait nécessairement besoin de cette sorte d’appareillage pour être « sacré » [26].
Objet promotionnel, cadeau publicitaire ? Tract politique ? Sûrement pas portrait.
Sa « ressemblance » : si l’on voulait être tout à fait précis, il ne s’agit pas d’un monument à un personnage, mais à une de ses actions (la création de la flotte). Si l’artiste avait voulu être réaliste, il aurait pu par exemple choisir de représenter le tsar en train de construire un navire, puisque Pierre avait appris le métier « sur le tas » avant d’organiser des chantiers navals. Or, dans le fond, tout le monde se moque que Pierre I ait créé la flotte russe, ou en tout cas, personne n’a rien contre. Faut-il se fier à ses apparences anthropomorphes, ou croire qu’elle représente ce qu’elle proclame représenter (Pierre I en train de créer la flotte russe) ? Jean Bazin nous signalait à propos des n’konde que ce que nous prenons pour une sculpture figurative (un personnage, à la limite du portrait) peut en fait « exprimer » une action ou autre chose. De même, Mondher Kilani nous invitait-il à porter notre regard sur les pratiques sociales plutôt que sur un supposé contenu idéel des cultes du cargo mélanésiens [27]. Ce sont davantage les pratiques (dans lesquelles nous incluons bien sûr les discours) qui nous intéressent ici que la recherche d’un ou des sens de cette statue. Ainsi dans les nombreux forums de discussions, les internautes interpellent très fréquemment les initiateurs de ces campagnes de protestation en leur demandant quel est leur intérêt réel et s’ils ne seraient pas par hasard en train de faire une opération de « relations publiques » ou un « coup publicitaire ».
Ce n’est pas sans un certain amusement que l’auteur apprend que l’un des moyens de « réveiller » un fétiche à clous quand on a besoin de lui, outre justement lui planter un clou supplémentaire, ou une lame de rasoir, ou autre objet contondant d’origine européenne, pouvait consister à faire exploser de la poudre à fusil devant lui [28] ― même si, bien sûr, Goubkine n’a pas cherché à provoquer l’action de la statue en plaçant des explosifs dans ses entrailles ― c’est une réaction sociale qu’il voulait susciter. En cela, c’est plutôt réussi : Lénine est pour l’instant toujours au Mausolée, même si ce n’est sans doute pas « grâce » à l’intervention de Goubkine sur Pierre I, et en tout cas son action en a entraîné beaucoup d’autres. Dans la magie, il s’agit bien aussi de faire s’activer les gens par le biais d’une action sur un objet. Goubkine a aussi réussi là un magnifique coup d’auto-promotion, qu’il paie sans doute très cher en croupissant dans les geôles russes, dont on connaît les conditions.
Monument ? à la marge, peut-être… mais plutôt objet agaçant, « ring pour fantômes ».
Tous ces éléments nous amènent à constater que ce n’est finalement qu’assez rarement que les gens font de cet objet un « monument », une chose faite pour commémorer une autre chose, une personne ou un événement, ou plutôt, la problématique de la mémoire occupe très peu les gens dans ce cas : c’est le présent, la présence au présent, qui les intéresse. D’ailleurs, certains apôtres de la tolérance (assez fataliste) à la statue rappellent le scandale produit en son temps par la Tour Eiffel, son caractère présumé provisoire, et s’en remettent aux générations futures pour juger de la valeur esthétique de ce dont ils veulent bien supposer qu’elle est une œuvre trop avant-gardiste pour eux, pauvres béotiens. Cet objet énerve parce qu’il est là, ici et maintenant.
Il faut donc revenir sur une des particularités de la relique : « signe de l’absence et en même temps preuve de la présence, ou présence elle-même » [29] ― ce qui dérange : la présence, ici écrasante, et notamment celle du pouvoir de Loujkov. Et ce qui énerve les membres du Soviet militaro-révolutionnaire, c’est aussi l’absence de pouvoir de la momie de Lénine, susceptible désormais d’être déchue de son statut de relique pour être ravalée au statut d’ossements quelconques ― pas si quelconques : d’humain. Ayant droit à une sépulture humaine. C’est donc la déchéance de Lénine au rang d’humain, sa « rétrogradation » potentielle qui gêne, via la déchéance potentielle de sa relique ; tandis que d’autres y voient le moyen de lui rendre sa dignité d’homme défunt par une sépulture de type « chrétien » (le procédé n’est donc pas moins sacré, puisqu’il s’agit au passage de redonner de la valeur à une tradition « de type chrétien »).
Nombre des « usages » de la statue tournent donc autour de la sacralité (déclinée sous toutes sortes de formes) qu’on lui attribue : œuvre d’art, donc sacrée ; objet hideux, donc n’ayant rien à faire à côté du Christ Sauveur, sacrée ; figure d’un pouvoir illégitime, donc pas sacrée ; fausse relique mais provocation par rapport au sort réservé à la « vraie » relique ― celle de Lénine, donc blasphématoire, donc objet en quelque sorte « sacré » puisqu’il a le pouvoir de s’attaquer à un objet sacré ― tout comme d’ailleurs avec le Christ sauveur, dont il a la capacité de « corrompre » la sacralité, de l’entacher… Tantôt sacré et tantôt sacrilège, on lui reconnaît toujours un pouvoir important.
Présence, absence, à la fois signe de la présence et de l’absence… En reprenant ces notes de terrain on a un peu l’impression d’avoir pénétré dans « ce monde un peu interlope des fantômes », d’assister à un match de boxe entre deux fantômes, Lénine et Pierre, qui prennent pour ring différents supports en place publique : villes (esplanades, monuments), plaques de rues, billets… Ce qui compte quand on va faire ses courses, on pourrait penser que c’est le fait que le billet vaille vingt roubles, et ce qu’on peut acheter avec vingt roubles, et non pas que ces vingt roubles soient imprimés sur fond de portrait de Pierre ou de Lénine ; pourtant, ces vingt roubles sont imprimés tantôt sur fond de Vladimir Illitch et tantôt de Pierre. Cela n’ajoute ni n’ôte rien à la valeur pratique de l’objet-billet : il faut donc bien reconnaître la force des fantômes qui font intrusion, irruption, dans notre quotidien, avec leur bagarres continuelles.
Décidément… symbole de majesté.
Nous avons parlé plus haut d’objet du pouvoir, d’ « objet de pouvoir », et d’objet faisant le pouvoir. La suite de l’histoire de l’attentat fomenté nous y ramène. Comme cette histoire se passe en Russie, où l’on s’attend toujours à tout, et en particulier au pire, de la part des services secrets, la rumeur s’empresse de se demander s’ils n’ont pas pris part à l’organisation de l’attentat de 1997, et de rapprocher ce dernier des trois attentats commis contre des immeubles d’habitation à Moscou et Volgodonsk en septembre 1999, officiellement attribués à des terroristes Tchétchènes [30]. En 2003, le Tribunal de la Ville de Moscou a condamné cinq membres du Soviet militaro-révolutionnaire à des peines de quatre ans et demi à onze ans de prison, entre autres pour l’explosion du monument à Nicolas II et du tombeau mémorial des Romanov au cimetière Vagan’skoe [31]. Le 29 août 2006, Igor Goubkine, impliqué dans les attentats (plus exactement un attentat et deux tentatives) de 1997 contre les monuments à Pierre le Grand et Nicolas II, et contre l’usine à gaz de Lioubertsy (banlieue de Moscou), quarante-deux ans, ex-rédacteur en chef du journal « Le jeune communiste », est condamné à dix-neuf ans de colonie pénitentiaire à régime renforcé par le Tribunal de la Ville de Moscou, pour « terrorisme », « abus de biens sociaux et détournement de fonds », « possession illégale d’armes à feu et explosifs ». Les chefs d’inculpation « tentative de prise de pouvoir par la force/tentative de coup d’État », et « organisation de groupement criminel » n’ont pas été retenus par les jurés, l’existence du Soviet militaro-révolutionnaire n’ayant pas été prouvée ( !). Quatre ans plus tôt (le 19 novembre 2002), le même Igor Goubkine avait été condamné à une peine de quatorze ans d’incarcération pour le meurtre à Vladivostok du businessman local Boris Egorov, qui refusait de financer sa campagne électorale et sur lequel il aurait tiré avec un fusil de chasse [32].
Il a donc écopé d’une peine de dix-neuf ans pour avoir pensé faire exploser une statue, et d’une peine de quatorze ans pour meurtre d’un être humain : difficile de ne pas se demander si le chef d’inculpation implicite de l’affaire de la statue ne serait pas plutôt « crime de lèse-majesté ». L’accusé plaide non-coupable et s’apprête à faire appel devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme, tandis que son avocat affirme qu’avec Pierre I, « le but de ses actions était d’empêcher l’inhumation du corps de Lénine […] », car « toucher au Mausolée pouvait conduire à la guerre civile, ce qu’il essayait d’éviter » [33] : une opération de maintien de la paix civile, en quelque sorte…
Pour la conclusion : vraiment un casse-tête.
Une chose est sûre, c’est que voici un objet dont on ne s’entend ni sur le contenu ni sur le contenant, dans les deux cas symboliques et matériels.
Finalement, qu’est-ce que les gens peuvent bien en avoir à faire, de « ce truc » ? On l’a vu, s’il déchaîne tant de passions, c’est parce qu’il met en jeu la définition du sacré et du profane, du beau et du laid (très proche de celle du propre et du sale), et celle, sous-jacente, du pouvoir. S’il y a une chose sur laquelle tout le monde a l’air d’accord, c’est que cette statue est une excellente occasion de ne pas se mettre d’accord. On est là, autour de la statue à Pierre, pour se disputer. S’il y a une règle sur laquelle on s’entend dans ce qu’on est en train de faire, c’est que le jeu auquel on joue consiste essentiellement à définir les règles du jeu collectif auquel on pourrait jouer. Une des manières (consensuelle) de jouer à ce jeu, c’est, pour chacun d’affirmer une règle comme une évidence, comme allant de soi, tandis que les autres, ceux qui ne la reconnaissent pas, seraient des barbares, des gens à qui la civilisation est inconnue, voire des animaux, bref, des sauvages qui ne connaissent ni ne reconnaissent les règles les plus élémentaires du savoir-vivre en être humain. En jouant ainsi au « civilisé » grâce au rapport que l’on construit à la statue, on rappelle, au passage, son statut d’humain. On se construit aussi comme « Moscovite amoureux de sa ville », en « homo culturalis » aurait dit Jean Bazin (il y aurait une « culture » moscovite), et en homo politicus.
Le rapprochement avec l’objet nkisi présenté par Jean Bazin n’est donc pas aberrant : il s’agit là d’un objet pas seulement figuratif (voire pas du tout figuratif), souvent magique ― ou, si personne ne le proclame officiellement comme tel, il a bel et bien le pouvoir de déstabiliser d’autres objets « rangés » dans le registre du sacré (la momie de Lénine ou le Temple du Saint Sauveur) ―, et finalement il n’est rien que ce que les acteurs en font (ou tout ce qu’ils en font). Comme bien d’autres objets, voire comme tous les objets, il est ce que fait de lui sa contextualisation.
Objet polysémique, objet hétéroclite (la tête de Pierre posée sur le corps de Christophe Colomb, le tout posé sur un bateau posé sur les colonnes rostrales de Saint-Pétersbourg, à moins que ce ne soit la tour de télévision d’Ostankino mélangée au bureau des objets trouvés de la gare de Kazan) : parce que l’histoire de chacun s’inscrit dans les « lieux communs » que chacun singularise (exactement de la même façon que l’on se singularise dans les « lieux communs » du langage [34]), notre objet devient toutes sortes de choses. On en vient même à se demander ce qu’il ne pourrait pas être.
Il n’est pas pour autant n’importe quoi : il ne pourrait pas être, par exemple, le monument à Jean-Paul II offert par Tsereteli au maire de Ploërmel. Mais il est tour à tour ou simultanément, bibelot, marchandise, matière première, objet de pouvoir ou regalia, fétiche à clou/relique/reliquaire, monument à une action, lieu de pêche ou de promenade, œuvre d’art, cible terroriste… et enfin, casse-tête pour l’ethnographe, qui produit en le décrivant un texte, hélas, aussi incongru, hirsute, touffu, que l’objet lui-même.
Ce que nous voulions dire est pourtant très simple. On singularise et on contextualise les monuments. La contextualisation se négocie (ou les « règles du jeu »). Or ici, les jeux ne sont pas faits : rien ne va plus. C’est ainsi que les monuments font système. Non pas parce qu’ils formeraient un ensemble cohérent de signes que nous aurions à décoder dans une sémiologie « classique » pour en reconstituer un « contenu » narratif univoque ― nous verrions en quelque sorte Joukov s’aboucher avec Minine et Pojarski, tous trois sauveurs militaires de la Russie, le premier en 1940-45, et les deux autres en 1612 ; Maïakovski proposer une joute oratoire à Pouchkine, tandis que Marx, l’air sombre, fustigerait le goût irrémédiablement petit-bourgeois de la mise en scène ringarde du « Lac des cygnes » au Bolchoï qui lui fait face (en marmonnant dans sa barbe : « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »).
Ces contextualisations singulières qu’opèrent les personnes à partir des « choses urbaines », bien entendu, ne se font pas au coup par coup, pour chaque monument pris isolément par chaque Moscovite, mais en relation avec les autres contextualisations possibles, plausibles, ou réalisées, des autres monuments.
On a juste essayé ici de montrer l’intérêt que peut trouver l’anthropologie urbaine à recourir à l’anthropologie de l’objet/de la « culture matérielle ».
Annexes.
Comment j’ai rencontré Pierre.
J’ai fait sa connaissance en 1997 : intriguée par sa silhouette lointaine, mais sans savoir où il se trouvait exactement, je m’en suis peu à peu approchée à pied (presque sur la pointe des pieds, à pas de sioux, pour le surprendre avant qu’il ne s’enfuie ― du moins c’est l’impression que j’ai retenue de cette approche dont l’itinéraire se précisait au fur et à mesure que se révélaient à ma vue des indices sur sa position exacte.) Étais-je sous le vent ? Toujours est-il qu’il ne s’est pas sauvé. Il se trouve au bord de la Moscova, sur le quai adjoignant le parc du TséDéKha (la maison centrale du peintre, annexe de la galerie Tretiakov où sont regroupées les collections d’art moderne). Ce parc, « traditionnellement », est un parc à sculptures, mais, en avril 1997, il hébergeait, dans un empilement de bric et de broc, tout un tas de héros du travail et d’autres figures familières pour avoir leurs sosies dans des stations du métropolitain ou ailleurs.
Dans cette ambiance de « remise aux accessoires », les voisins de Pierre I (debout, un parchemin doré dans la main droite, à la proue d’un vaisseau aux voiles repliées, le tout posé dans un équilibre précaire sur un autre parchemin roulé figurant sans doute les flots (ou la carte des flots du monde ?) ― flots eux-mêmes portés par une colonne hérissée de toutes part d’autres proues) sont de bonne compagnie : à sa gauche (sur la rive opposée), le Temple du Christ Sauveur avec ses coupoles et ses grues ; à sa droite (dans le parc), le médaillon que l’on vit longtemps au milieu de la perspective Lénine, entre les deux sens de circulation, ― médaillon en métal gris portant en son centre un globe terrestre, orné en bas-relief du marteau et de la faucille, et éclairé d’en bas par les rayons d’un soleil qu’on devine levant ; le globe est encadré de gauche et de droite de faisceaux surmontés par une étoile. Ce médaillon était posé sur un socle portant un slogan très énigmatique pour moi qui passait devant au moins deux fois par jour pendant plus d’un an : « L’Urss est le rempart de la paix ». Comment est-il arrivé là ? Que lui est-il arrivé ?
Tiercé gagnant dans l’ordre, et dans le désordre : à gauche une somptueuse péniche surmontée d’une enseigne en lettres rouges (« Casino ») avec une passerelle d’accès presque « tapis rouge » (ou fausse pelouse en plastique, mieux adaptée au climat local) ; au centre le Temple du Christ Sauveur avec ses grues pour gardes du corps ; à droite Pierre I.
Tracts « pro-Pierre ».
Aux abords du chantier s’exprime la voix des « pro-Pierre I ». Un tract collé sur un réverbère, imprimé sur un fond représentant la statue, adressé :
« à B.N. Eltsine, président de la Fédération de Russie, V.S. Tchernomyrdine, chef du gouvernement, Y.M. Loujkov, maire de Moscou,
APPEL :
Un pays dans lequel il n’y a pas de place pour les œuvres du grand artiste, peintre du Peuple d’Urss, Ambassadeur de la Bonne Volonté, peintre du Peuple de Russie, l’académicien Zurab Tsereteli, ne peut être considéré comme civilisé.
Nous, membres des collèges, étudiants des établissements d’enseignement supérieur, jeunesse laborieuse de la capitale, nous adressons aux pouvoirs gouvernementaux et au maire : ne faites pas rire le monde entier, ne détruisez pas des monuments déjà créés. Ils appartiennent à l’Histoire et au peuple. (On se souvient du slogan des opposants : « vous ne vous teniez pas là »). Jamais, dans aucun pays, ne s’est tenu de referendum pour décider si une œuvre d’art avait ou non une raison d’être.
Le monument à Pierre I=c’est déjà un fait. Pierre le Grand mérite d’être incarné dans l’art monumental. Il ne faut pas laisser les œuvres de Zurab Tsereteli être humiliées, et insultées, par la campagne de propagande qui s’est déchaînée contre lui.
Reprenez-vous, messieurs les Hérostrates, la propagande sur la démolition du monument à Pierre le Grand, accompagnée du slogan « à bas le tsar ! » développée dans les médias pourrait provoquer une action aussi monstrueuse que l’explosion du monument à Nicolas II. Ne faites pas une tempête dans un verre d’eau. » [35]
Un autre tract est collé sur le panneau indiquant le maître d’ouvrage du chantier :
« Moscou a besoin d’un monument à Pierre le Grand.
Ces derniers temps s’étale dans beaucoup de médias une campagne de calomnie de Zurab Tsereteli, un artiste dont le nom et l’œuvre sont connus dans le monde entier. Ainsi, quels sont les médias qui éclaboussent l’illustre artiste (héros du travail socialiste, Lauréat du Prix Lénine, artiste populaire de l’Urss) ? Précisément ceux à qui l’idée de l’unité des peuples de l’Union démantibulée n’est chère en rien. Où l’on démontre noir sur blanc que la Russie est comme ce Fiodor des histoires ― grande et bête. Où l’on fait la propagande pour la loi découverte par un certain institut de l’académie de Russie, loi de l’inefficacité énergétique des grands États comme le nôtre. Selon cette loi, il serait bon que la Russie se rétrécisse à un demi million de kilomètres carrés. Ni Pierre le Grand, ni la Russie n’ont besoin de cela.
Rivalisant dans la calomnie, les publicistes de telles éditions créent une image défigurée de Pierre, imaginant qu’il n’aurait pas aimé Moscou, qu’il aurait humilié la ville, et que la première des capitales n’aurait rien eu à voir avec la flotte russe. C’est pourquoi le monument à Pierre I suscite en eux un accès de fureur ; et ils essaient de préparer la société à son démontage. Et utilisent par dessus le marché une argumentation mensongère. Un journaliste, par exemple, écrit que « Pierre, c’est l’ancien Colomb, refusé par les Américains. La tête de Colomb est à San Francisco, et on a rajouté à son corps la tête de Pierre ».
Un autre gratte-papier assure que la sculpture de Tsereteli est un mélange de la tour de télévision d’Ostankino avec le bureau des objets perdus de la gare de Kazan.
Les dires des journalistes sont en règle générale illustrés par des photographies où toute l’habileté des photographes, toutes les possibilités de la technique moderne, sont dirigées de manière à présenter Pierre sous un jour défiguré, comme un nabot et un monstre. Et ce type de reproches absurdes sont adressés à un créateur que de nombreuses personnalités du monde de l’art considèrent comme un artiste génial.
Malgré la mensongère campagne de propagande, malgré la critique du monument érigé, le mémorial à Pierre sera ! Les vandales de l’art ne parviendront pas à l’effacer du visage de notre glorieuse capitale.
Les monteurs du quai Jakimanka ont fait leur ouvrage, travaillant dans le gel et dans le vent. Désormais, le drapeau d’André flotte sur le mât de l’« apôtre Pierre ». Notre premier amiral russe conduit la flottille d’Azov à la rencontre du soleil.
Devant nous restent les opérations de finition, au printemps on nettoiera le bronze de la colonne rostrale, on mettra les fontaines en marche, on arrangera la berge, on supprimera le remblai de l’île artificielle… Mais, dès aujourd’hui, il est visible que Moscou a construit un monument qui est digne de Pierre. Il a toujours été et sera toujours Grand, quels que soient les efforts déployés par les initiateurs de bruyantes campagnes pour en faire un nabot. Ils ne parviendront jamais à faire cela.
Je suis certain que le génial sculpteur Zurab Tsereteli remportera une éclatante victoire sur la meute déchaînée des détracteurs ». [36]