Faisons l’hypothèse que le corps humain constitue une forme d’espace. Il possède des plis et des replis, un intérieur et une enveloppe, il s’ouvre et se ferme. Médecins et artistes se passionnent depuis des siècles pour comprendre le corps : ils l’observent, le pèsent, l’écartent, l’entaillent, le coupent, le découpent, le modèlent, le représentent (dessins, photographies, radiographies, échographies, Irm, etc.). L’exploration de l’espace total du corps (extérieur, intérieur, psyché) stimule les recherches et engendre autant de discours que d’images.
Notre époque est tournée vers le sujet, elle valorise l’individu. Aussi, on le sait bien, la question de l’intimité devient-elle centrale. Tant dans les domaines de la sociologie, de l’anthropologie que dans celui de l’art (danse, littérature, arts plastiques), l’intimité s’est constituée en problème, en un complexe de significations qui tentent de situer la place du sujet au milieu des autres et en lui-même. Les sphères publiques et privées déclinent de nombreux emboîtements qui dialectisent la notion d’intimité.
L’intime : le dedans, l’informe.
Dans la médecine et dans les arts plastiques — deux univers de connaissance qui, bien qu’étanches à notre époque, entretiennent des liens [1] — l’intimité définit l’intérieur du corps (monde des viscères, des veines, des artères, des organes respiratoires, du cerveau) ou encore l’ensemble des gestes et des postures qui ont trait à l’érotisme. Examinée de manière scientifique par la médecine, l’intimité est aujourd’hui devenue un thème artistique exhibé et parfois surexploité. Dans l’art du 20e siècle, on rencontre un nombre considérable de corps éventrés, découpés, accouplés, déformés, reconfigurés, transformés, toutes formes mettant en crise la notion d’intimité. Généralement, l’exhibition de l’intimité du corps coïncide avec la monstruosité, la perversion, le détournement, la désacralisation. L’informe, pour emprunter un terme cher à Georges Bataille [2], devient la forme de l’intimité révélée. Si le corps défait se retrouve dans de nombreuses œuvres littéraires et artistiques majeures et s’il donne à penser de manière extraordinairement riche le complexe de significations liées à l’intimité, je voudrais évoquer ici une forme différente de l’intimité où la pudeur et l’impudeur jouent une partition subtile.
Voir et ne pas voir.
La clinique et la médecine de la reproduction, occupées à traiter les problèmes de stérilité, fabriquent un nombre considérable d’images du début de la vie [3]. En effet, tous les actes effectués par les biologistes sur les gamètes mâles et femelles (spermatozoïdes et ovocytes) ainsi que sur les embryons se réalisent dans le laboratoire par l’intermédiaire d’images apparaissant sur l’écran d’ordinateur. Le processus d’observation est le suivant : les substances vivantes sont placées sous le microscope et le biologiste regarde tantôt à travers son instrument optique tantôt sur l’écran d’ordinateur où apparaît en direct l’image du corps en train de se former. Le tiers médical et scientifique observe les différentes phases de la formation d’un embryon lors de sa présence à l’extérieur du corps féminin, soit durant 48 heures environ. Ces images sont nouvelles car récentes et liées à une clinique spécifique.
Les biologistes et les médecins du Centre de procréation médicalement assistée de Lausanne ont établi la liste des phases de la fécondation in vitro qui font l’objet de prises de vue et donc de mises en images. Ils réalisent des images de jour, sortant pour quelques instants les embryons de l’incubateur qui les maintient à une température de 37 degrés. De nuit, les embryons ne sont pas vus, ils poursuivent leur développement à l’abri des regards et à l’insu des images. Il y a donc une grande part d’invisibilité dans la clinique de la reproduction. Cette invisibilité n’est pas seulement le fait des circonstances temporelles mais elle provient aussi de décisions. Le directeur du laboratoire du Cpma, le biologiste Alfred Senn, précise qu’il y a de « nombreuses images que l’on ne voit pas ou que l’on s’interdit de voir ». Cette remarque pointe l’existence d’un manque d’images. On ne regarde pas tout dans le laboratoire de procréation médicalement assistée (Pma). Un interdit survient, qu’il s’agit de questionner et de mettre en résonance avec le nombre considérable d’images obtenues, ensuite analysées, répertoriées et classées pour chaque embryon. Au dévoilement que procure la PMA— on pourrait parler d’un « trop d’images » — se superpose un voilement, effet d’ombrage nécessaire au vivant. Une double nécessité — visibilité (pour effectuer les actes de la Pma) et invisibilité — traverse la fabrication des images de la Pma.
L’interdit des images.
L’interdit possède une cause facile à repérer : le danger que recèle l’observation de l’embryon. En effet, pour être vu, l’embryon est placé sous le microscope, ce qui signifie qu’il sort de l’incubateur. Mais pour se développer, il doit être maintenu à une température « corporelle » constante et demeurer dans l’obscurité. Or, le microscope dirige sur lui un faisceau de lumière très vive. Les conséquences d’une longue observation ou de fréquentes sorties de l’incubateur sont fatales à son développement. La vie de l’embryon, si ténue, si fragile, obtenue par un travail rigoureux et précis, doit être préservée selon des critères très stricts.
Toutefois, dans l’interdit des images prononcé par le biologiste, on sent poindre une autre dimension, moins rationnelle. On se dit qu’une forme de tabou s’introduit dans les images médicales. Il y a, dans le fait de les regarder, quelque chose d’impudique qui s’instaure, comme lorsqu’on contemple un corps nu. Une sorte de nudité se présente dans l’image de l’être en devenir, une nudité originaire, un état premier qui ne se laisse pas voir ou qui excède la vision. On sait que certaines nudités ne peuvent être vues impunément. Par exemple, la nudité divine chez les Grecs de l’Antiquité. Pensons à Actéon qui, à la suite d’une partie de chasse où il aperçoit Diane se baignant dans une source, est transformé en cerf et est dévoré par ses propres chiens. Un sentiment de culpabilité et d’angoisse naît de voir la déesse nue. Un châtiment cruel frappe le voyeur. La vision d’un corps qui ne doit pas être vu entrelace beauté et menace.
Un autre exemple, tiré de l’histoire chrétienne, se rapproche peut-être encore davantage de la situation dans le laboratoire. Dans le récit de la Genèse, Dieu, pour créer Ève, plonge Adam dans un profond sommeil. Le moment de la création d’un être demeure inconnu des humains, il se réalise à l’abri des regards, dans un monde parallèle et inconnaissable, celui de l’endormissement.
Sur l’écran d’ordinateur, l’image de l’embryon met à nu le corps humain dans sa formation originelle. Cet acte atteste d’une double ouverture : l’ouverture d’un univers de connaissances médicales et biologiques, mais aussi l’ouverture d’un corps, une certaine blessure [4]. La vision de l’image de l’embryon permet d’étendre les limites de la connaissance du vivant mais aussi de découvrir, dans tous les sens de ce verbe, c’est-à-dire mettre à jour et dénuder un organisme.
L’intimité de la chair.
Le sentiment d’impudeur naît aussi du fait que ce que l’on voit dans l’image de la Pma s’apparente moins à un dessin qu’à une chair. Durant les premières heures de la vie, les cellules se divisent et se multiplient : ce mécanisme biologique se lit, dans le laboratoire de la Pma, comme la conception d’une chair exhibée dans une image qui « fait baisser les paupières [5]», une image impudique qui provoque un sentiment de fascination et d’effroi. Le regard porté sur cette figure de nudité n’est-il pas effraction, dénudation ? N’y a-t-il pas un acte de défiguration dans celui de regarder les formes produites par la Pma ? Cette inquiétude liée à une impudeur ne motive-t-elle pas, de manière inconsciente, l’interdit de certaines images ?
Si l’embryon n’est pas encore un corps, la Pma permet d’observer la chair en train de se former. Ce qui advient à la visibilité, ce n’est pas le dedans d’un corps que l’on ouvre, mais la profondeur ou plutôt l’intimité d’un corps qui se compose en se refermant sur lui-même. Le biologiste et le médecin lisent le schéma du corps, ce qui donne au corps sa loi de formation, son pouvoir de forme, sa figura [6]. Regarder cette image, c’est assister au surgissement de l’intériorité en extériorité, de la profondeur à la surface. Observer la forme involutée de l’embryon, c’est se situer devant un phénomène du corps et non devant un concept. Sous les yeux des biologistes et des médecins, se déclenche la formation d’une figure dans son accès à la visibilité. Cette image constitue, pour reprendre une notion chère à Jean-Luc Nancy, « le rappel d’une intimité (immémoriale) [7] ». Le regard porté sur cette figure de chair nous mène dans une intimité qui coïncide avec tout le présent d’un corps : son mouvement, son agitation, sa tension, sa puissance, son immobilité. Soulèvement, creusement, contraction, torsion, l’image de l’embryon découvre la gestuelle d’une chair en formation, sa poussée vitale. Elle acquiert alors une présence prodigieuse, celle d’une force qui crée des formes. Une passion.
Rien n’est plus impudique que l’apparition d’une chair, image intime, dans un environnement public. Si « le caché est tout simplement la condition du sujet [8] », comme le dit Gérard Wacjman, on comprend la retenue, la réserve et l’attention des biologistes qui, tout en multipliant les images, prennent des précautions pour refuser le regard mortifère, celui de la chosification, celui d’un certain voyeurisme.
La technologie fabrique une image du vivant à apprivoiser. Les images font irruption dans la réalité et induisent des sentiments contradictoires. Le visible nous affecte, nous touche. « Ce qui touche, c’est quelque chose d’une intimité qui se porte à la surface [9] », écrit Jean-Luc Nancy. L’image issue de la Pma procède d’un désir, elle entretient un lien avec la chair et aussi avec l’amour. Elle en appelle à la pudeur, à la fois à ce qui voile et à la promesse de ce qui est voilé.
Photographie : Embryon au stade de blastocyste, 48-52 heures environ après la fécondation. Réalisée au Cpma, Lausanne.