Ce livre est un drôle de livre !
Le projet des auteurs est clair. Circulent sur la ville de nombreuses idées reçues qu’il s’agit de déconstruire, ou mieux, de construire autrement. Le repérage et l’analyse systématiques de ces idées reçues fournit aux auteurs les vingt-et-une clés d’entrée pour partir dans une exploration thématique de la ville. La réflexion unit villes du nord et villes du sud, qui sont traversées selon eux par des réalités et des enjeux communs. Le livre est donc constitué de vingt-et-un petits chapitres dont l’intitulé, par l’usage des guillemets, renvoie à des phrases-types, comme Les villes du tiers-monde sont pauvres et chaotiques, Il n’y a qu’en centre-ville qu’il se passe quelque chose, ou encore La vie urbaine est triste et stressante. Ces chapitres sont répartis en quatre parties : la ville, les espaces urbains, la vie et les sociétés urbaines, le monde urbain et son avenir, qui rappellent que les questions urbaines dépassent celles de la ville, et qu’on ne peut dissocier les sociétés et leurs espaces, second point sur lequel insistent particulièrement les auteurs. Seul travers à la structure de cet ouvrage, probablement construite avec la volonté que les chapitres puissent se lire dans le désordre, ou de manière indépendante, les différents thèmes abordés peuvent être très proches, ce qui conduit à quelques répétitions. D’un point de vue plus formel, les chapitres s’ouvrent par une citation. Citations pour une fois non strictement littéraires ou signées par des auteurs « estampillés ville », mais aussi extraits de journaux municipaux, de publicités, de paroles de chansons prises à des époques différentes. De nombreux encadrés ponctuent le livre, soit pour décrire un exemple précis dont on pourrait tirer quelques enseignements pratiques et qui souvent mettent en valeur les villes du sud, soit pour remettre plus directement en cause une idée reçue.
Pour s’attaquer à ces phrases que chacun peut véhiculer (et parfois sans vraiment s’en rendre compte), les auteurs commencent par formuler les questions plus générales auxquelles elles renvoient afin de problématiser la réflexion. Ils s’attachent par exemple au couple homogénéisation/singularisation en lien avec la mondialisation, en situant historiquement plusieurs modèles d’organisation de la forme urbaine qui ont conduit les villes à se différencier. La question de l’encombrement est l’occasion d’introduire un des effets de l’étalement urbain, à savoir une augmentation plus importante du trafic automobile entre périphérie et centre-ville que dans le centre-ville lui-même. Une congestion extra-urbaine qui appelle directement à une réflexion élargie sur l’organisation des réseaux et infrastructures. À l’image de villes toujours grandissantes et de plus en plus denses, ils opposent le processus de métropolisation, processus de concentration complexe qui s’accompagne parfois d’une dé-densification des centres urbains due à l’extension et au desserrement du système urbain. Si certains thèmes peuvent sembler déjà connus ou avoir fait l’objet de nombreuses analyses, les auteurs ouvrent également d’autres pistes pour transformer la vision des espaces urbains : le regard misérabiliste du monde occidental sur les villes du sud, alors même qu’elles sont souvent le résultat de la colonisation, les deux risques auxquels la rue pourrait être soumise (tout voiture, tout piéton) et les fonctions sociales qui y sont associées, la remise en cause d’une société urbaine locale stable par l’importance des migrations intra- ou inter-urbaines, la réorganisation de la géographie de la pauvreté, sans centre ni périphérie…
Ce travail de formulation/reformulation fait la qualité de l’ouvrage. Les auteurs, qui laissent certains questionnements largement ouverts et conservent un ton explicatif et analytique, évitent l’écueil des jugements de valeur, et outrepassent ainsi l’ouvrage défensif ou trop démonstratif. La ville et ses « qualités » n’y sont pas présentées comme « la » solution aux problématiques actuelles de l’aménagement urbain. On entrevoit à la lecture quelques-uns des présupposés liés à nos pratiques urbaines et à la difficulté de rester toujours vigilants par rapport à la myopie partielle que produit le lieu de vie que l’on s’est choisi. Sans proposer une nouvelle théorie générale sur la ville, mais en abordant point après point ses implications concrètes, de manière certes parfois rapide, ce drôle de livre, facile à lire et difficile à classer, peut assurément amener un large public à considérer différemment son environnement quotidien, offrir une mise au point à de nombreux étudiants et chercheurs, voire servir de guide pratique pour les architectes.
C’est donc un outil de décloisonnement, ainsi que le souhaitent les auteurs eux-mêmes.
Marc Dumont, Cristina D’Alessandro-Scarpari, La clé des villes, Le cavalier bleu, Paris, 2007, 191 p.