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Serendipity.

Un espace juste pour une société juste.

Spatial justice

© Simon Matzinger, source: flickr

Une société juste.

La réunion des termes justice et espace ne va pas de soi. En effet, les théories de la justice a-spatiales étaient considérées jusqu’à présent comme les seules auxquelles on avait recours pour répondre à la question : qu’est-ce qu’une société juste ? Savoir ce qu’est un espace juste ne faisait pour ainsi dire pas partie des préoccupations.

Pourtant, dans le débat public, sont apparues des expressions comme « fracture territoriale », « France périphérique », « déserts médicaux », « centres-villes en déshérence », signes que l’espace comptait pour dire le juste. Ne suffisait-il pas alors simplement d’appliquer à l’espace des théories a-spatiales déjà existantes par reconstruction ? L’exercice a de l’intérêt et l’on peut par exemple relire la théorie de la justice de John Rawls (1971), qui n’y a pas une seule fois utilisé le terme « espace », et y trouver des éléments utiles, notamment dans l’application de ses deux grands principes (principe de liberté et principe de différence). Si l’on interroge les individus sur ce qu’est une société juste, ils feront spontanément appel aux principes de philosophie politique issus de l’utilitarisme, de l’égalitarisme, de l’équité rawlsienne ou des capacités d’Amartya Sen (2010). Cependant, c’est encore bien insuffisant dans la mesure où appliquer à l’espace des théories a-spatiales revient à considérer l’espace comme un fond de carte figé sur lequel on pourrait voir, par exemple, la localisation des effets des politiques publiques. L’espace n’est pas une simple somme d’aires, mais désigne « l’ordre des coexistences » (Leibniz cité par Robinet, 1991, p. 42). Cet ordre, nous en sommes les acteurs. Nos spatialités, c’est-à-dire nos choix résidentiels, nos mobilités, nos manières de séjourner dans un espace public modifient l’espace de chacun mais aussi celui de tous. Elles redéfinissent en permanence les distances et en ce sens, l’espace que nous habitons ne peut pas être décrit comme un environnement inerte. Il était donc nécessaire que les théories soient développées avec une prise en compte de l’espace pour ce qu’il est. Des auteurs nombreux ont développé explicitement ou implicitement une analyse des liens entre justice et espace, parmi lesquels nous pouvons citer Philippe Estèbe (2015), Bernard Bret (2009, 2015), Laurent Davezies (2008), Aurélien Delpirou (2018), Éric Charmes (2019), Susan Fainstein (2010), Hervé Le Bras (2019), Jacques Lévy, Jean-Nicolas Fauchille et Ana Povoas (2018), Pierre Veltz (2019), ainsi que le comité de rédaction de la revue JSSJ.org depuis 2009.

Justice spatiale, une explicitation qui dérange.

La justice spatiale apparait désormais comme incontournable à la fois pour envisager un espace juste mais au-delà pour définir ce qu’est une société juste et sur les moyens d’y accéder. Elle entre de fait en opposition directe avec les approches fondées sur un déterminisme socio-économique puisqu’elle se fonde sur la capacité des individus à être acteur de leur propre vie. Elle s’oppose aussi à ceux qui considèrent toute mise en avant de l’espace comme un « spatialisme » qui au mieux ne fait que localiser les données socio-économiques, au pire les masque par une grille opacifiante. Elle s’oppose enfin à ceux qui considèrent la justice comme un enjeu de simple redistribution de biens privés, considérant les richesses comme une masse fixe à se partager et ignorant tout développement basé sur la coproduction de biens publics. En sociologie, les théories de la « reconnaissance » avaient déjà produit des avancées notables (Taylor 1992 ; Honneth 1992 ; Fraser 2005) en ne se limitant pas à la justice distributive (Lévy 2020). Parce que la justice spatiale offre une compréhension nouvelle des modalités de construction de la justice, elle se heurte naturellement à des conservatismes et les débats actuels ont l’avantage d’avoir fait passer ces travaux au rang de ceux sur lesquels il faut prendre parti, sauf à ignorer les habitants-citoyens et l’ensemble de la littérature scientifique déjà produite.

Les habitants-citoyens ont davantage de libertés et davantage de responsabilités.

Les capacités de chacun à être mobile se sont très largement développées. Le progrès technique a donné davantage de libertés mais aussi davantage de responsabilités. Choisir d’habiter des espaces peu denses, ou au contraire une métropole, a des effets qui dépassent le cadre individuel et nous concernent tous. Préférer être propriétaire, avec des contraintes de mobilités importantes lorsque l’on construit là où le foncier est moins cher, ou locataire dans les centres urbains, n’implique pas la même inertie dans un parcours de vie. En préférant habiter des lieux dans lesquels les différences sociales sont fortes, ou au contraire en préférant être entouré d’individus qui nous ressemblent, on ne définit pas le même modèle de société souhaitable. L’inégale densité créé d’inégales situations dans la vie des habitants, et il est nécessaire de savoir jusqu’à quel point l’Etat doit « corriger » ces différences ou au contraire en laisser la responsabilité aux habitants. En interrogeant les individus, on comprend que les inégales dotations spatiales en services publics ou les inégaux temps de trajets nécessaires à la vie quotidienne ne sont pas, de fait, perçus comme des injustices. Ils sont le résultat d’arbitrages individuels qui ont été librement élaborés. Leurs choix mettent les individus dans des situations où les contraintes sont fortes (remboursement de prêt immobilier, achat de véhicules) ou au contraire dans des situations au sein desquelles l’adaptation est toujours possible. A ce titre, choisir d’être propriétaire ou locataire est explicite, la liquidité étant beaucoup plus importante dans le second cas. Plus largement, on comprend que la confusion parfois entretenue entre la réduction des inégalités et la réduction des injustices ne correspond pas aux demandes des citoyens, eux-mêmes experts de leurs propres spatialités, conscients et par là-même responsables de leurs arbitrages.

Capacité éthique.

La crise des gilets jaunes, survenue en France après l’annonce d’une hausse des prix des carburants, a réuni des participants dont les revendications étaient fondées sur une opposition frontale entre les métropoles qui réuniraient les plus riches face aux territoires les moins denses, à la mobilité essentiellement individuelle, qui réuniraient les plus pauvres. Quand bien même l’essentiel de la pauvreté est en fait concentré en zone urbaine et essentiellement dans les métropoles, ce sentiment d’abandon d’une partie de la France a été largement exprimé avec une mise en exergue de la notion, à juste titre controversée, de France périphérique (Guilluy, 2014). L’espace comme constitutif de la notion de justice a pris une place évidente dans le discours et a naturellement fait l’objet d’une couverture médiatique inédite. Les habitants des territoires moins denses portant le mouvement n’étaient pas prêts à assumer seuls, selon un principe de liberté/responsabilité, des choix pour l’essentiel personnels qui les plaçaient en situation de fragilité financière. Ce discours était diamétralement opposé à celui des individus interrogés lors d’enquêtes larges menées en France, au Portugal ou en Suisse (Lévy, Fauchille et Povoas 2018), pour lesquels liberté et responsabilité étaient proportionnels. Plus largement, les individus n’ont pas tous la même capacité à associer dans leurs prises de décisions les intérêts particuliers et l’intérêt général. Considérant cet obstacle inévitable, Rawls (1971) proposait une situation hypothétique de prise de décision dans laquelle chacun « oublierait » sa situation particulière et déciderait ainsi avec neutralité ce qui serait juste pour tous. Il  nommait ce dispositif le voile d’ignorance. Au contraire, les enquêtes précitées montrent que les individus sont tout à fait capables de faire des choix spatiaux qui les placent à la fois comme habitants et comme citoyens. Cette capacité que l’on peut nommer capacité éthique est toutefois inégalement présente chez les individus. Elle demande notamment une bonne information sur l’ensemble des enjeux à toutes les échelles. La mise en place récente de processus de démocratie interactive a pour objet de permettre cette prise de parole informée des habitants-citoyens. En France, le grand débat national tout comme la convention citoyenne pour le climat poursuivent tous deux, selon des modalités différentes, cet objectif.

Une avant-garde citoyenne.

Les premiers contributeurs au développement de la notion de justice spatiale sont les citoyens-habitants. La définition de ce qui est juste et les conséquences dans les décisions prises sont visibles au quotidien. Les chercheurs ont un rôle d’explication et, intrinsèquement, la justice spatiale ne se restreint pas à une discipline unique. Elle se situe aux confins de la géographie des acteurs, de la sociologie de la justification, de la science politique des configurations légitimes et de la philosophie éthique et politique. C’est pourquoi les chercheurs en sciences du social peuvent tous contribuer à son explicitation. C’est par ailleurs une invitation saine qui permet de confronter les chercheurs à des méthodes qui ne sont pas celles qu’ils pratiqueraient spontanément. A ce titre, la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) place cent cinquante citoyens en position de décideurs, dont les débats et les décisions sont étudiés par des chercheurs-observateurs issus d’horizons scientifiques très divers, des sciences politiques à la climatologie. Ces situations à la marge pour les citoyens mais aussi pour les chercheurs pourraient bien devenir des situations courantes. Si les citoyens constituent une avant-garde active, les chercheurs ont la responsabilité de développer leurs travaux sans délai pour permettre un débat public utile. C’est ce à quoi cette traverse vous invite, sans distinction de discipline et au-delà des conservatismes.

Abstract

Une société juste. La réunion des termes justice et espace ne va pas de soi. En effet, les théories de la justice a-spatiales étaient considérées jusqu’à présent comme les seules auxquelles on avait recours pour répondre à la question : qu’est-ce qu’une société juste ? Savoir ce qu’est un espace juste ne faisait pour ainsi dire pas ...

Bibliography

Amartya Sen. 2010. L’Idée de justice. Traduit de l’anglais par Alain Chemla. Paris: Flammarion.

Bret Bernard. 2009. « Interpréter les inégalités socio-spatiales à la lumière de la Théorie de la justice de John Rawls » Annales de géographie, éd. 665-666 : p.16-34.

Bret Bernard. 2015. Pour une géographie du juste. Paris : Presses universitaires de Paris Ouest.

Charmes Éric. 2019. La revanche des villages. Paris : Seuil

Davezies Laurent. 2008. La République et ses territoires- La circulation invisible des richesses. Paris : Seuil

Delpirou Aurélien. 2018. La couleur des gilets jaunes. Paris : la vie des idées.

Estèbe Philippe. 2015. L’égalité des territoires, une passion française. Paris : Puf.

Fainstein Susan. 2010. The Just City. New York : Cornell Univ. Press.

Fraser Nancy. 2005. Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution. Paris : La Découverte.

Guilluy Christophe. 2014. La France périphérique. Paris : Flammarion.

Honneth Axel. 1992. La Lutte pour la reconnaissance. Paris : Le Cerf.

Le Bras Hervé. 2019. Se sentir mal dans une France qui va bien. La société paradoxale. Paris : L’aube.

Lévy Jacques, Fauchille Jean-Nicolas, Ana Povoas. 2018. Théorie de la justice spatiale, les géographies du juste et de l’injuste. Paris : Odile Jacob.

Lévy Jacques. 2020. « Ce dont on peut parler, il faut le dire » EspacesTemps.net, Travaux,

Rawls John. 1971. Théorie de la justice. Traduit par Catherine Audard. (2009). Paris: Point.

Robinet André. 1991. Correspondance Leibniz-Clarke : présentée d’après les manuscrits originaux des bibliothèques de Hanovre et de Londres. Paris : Presses universitaires de France.

Taylor Charles. 1992. Multiculturalism: Examining the Politics of Recognition. Princeton: Princeton University Press.

Veltz Pierre. 2019. La France des territoires, défis et promesses. Paris : éd. L’Aube.

Notes

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Serendipity.

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