L’ouvrage d’Achille Mbembe interroge « la reconduction à l’échelle planétaire de la relation d’inimitié et ses multiples reconfigurations dans les conditions contemporaines » (p. 8). Inspiré de l’œuvre politique et psychiatrique de Frantz Fanon, l’essai « montre comment, dans le sillage des conflits de la décolonisation, la guerre est devenue, au sortir du 18e siècle, le sacrement de notre époque ». L’ouvrage accuse d’emblée les démocraties libérales d’être le principal acteur-vecteur et/ou responsable des politiques de l’inimitié à l’échelle globale. L’Occident, à travers la mobilisation et la reconduction au fil des siècles d’une posture hégémonique-conquérante, serait historiquement poussé dans un élan passionnel et non moins pernicieux à « multiplier les enclos ». Le livre participe ainsi d’une critique acerbe du temps actuel des « nationalismes ataviques » véhiculés par des gouvernements obnubilés par le désir pressant de tracer les frontières avec l’Autre en tenant « pour rien tout ce qui n’est pas soi-même ». Dans le même élan, l’auteur souhaite parallèlement explorer « les fondements d’une généalogie commune et, partant, d’une politique du vivant par-delà l’humanisme » (p. 8).
Dès les premières pages du livre, on parvient à déceler quelques thématiques récurrentes qui semblent préoccuper Achille Mbembe depuis – au moins – trois décennies. Une lecture synthétique de la production théorico-scientifique de cet auteur laisse percevoir une hantise quant au devenir nègre du monde (Mbembe 2013) (Mbembe 2000a), mais toujours dédoublée par le besoin de conjurer ce destin fatal de la condition humaine [1] à travers une réinvention inédite de soi (Mbembe et Roitman 1995) (Mbembe 2000b) – si possible en accordant un intérêt significatif au potentiel innovateur des pratiques sociales indociles (Mbembe 1988), voire en légitimant la voie du maquis dans des situations sociales-historiques précaires (Mbembe 1996). En s’appuyant sur son récent et dernier ouvrage, cette contribution se propose d’articuler ces deux perspectives contraires pour cerner un aspect essentiel des préoccupations de Mbembe. Il s’agit d’explorer l’intelligibilité de son projet de conjuration du destin fatal de l’humanité en devenir à partir de la notion de Sujet. Un détour par la littérature « disponible » semble ainsi nécessaire.
Brève exploration de la notion de sujet individuel au sein des sciences sociales.
Dès le départ, le sujet individuel est boudé par les sciences sociales naissantes. Les pères fondateurs de la sociologie (Comte, Tönniës, Durkheim, Parsons, etc.), doublement influencés par la prééminence de la summa divisio et la « phobie » de l’individu individualisé, seraient responsables de l’émergence tardive et non moins délicate du sujet [2]. Il a fallu ainsi attendre l’avènement des sociologies de la postmodernité pour voir s’ouvrir des premières failles d’exploration de l’individualité. La première faille participe de la refondation de la logique d’articulation des contraires par Louis Dumont (1966) (1977) et Norbert Elias (1987) qui, de ce fait, apparaissent comme des précurseurs, en dépit de leur non émancipation véritable du courant classique [3]. La deuxième faille se déniche dans l’approche foucaldienne des processus de subjectivation qui, à travers les techniques de soi et le souci de soi, confère un crédit supplémentaire à l’individualité (Foucault 1984) (Foucault 1994). Des deux sens contradictoires du sujet qui apparaissent avec Foucault (sujet assujetti et sujet attaché à son identité), le second débouche sur la troisième faille. Cette dernière est surtout capitalisée par Alain Touraine (1992), pionnier de l’introduction du sujet dans la discipline sociologique – notamment du fait de sa critique construite de la vision instrumentale de la modernité. Cette dernière faille est également explorée par Michel Wieviorka (2012) et Guy Bajoit (2013) qui vont retravailler l’approche tourainienne du sujet – à savoir un individu situé en amont de l’action, capable de maîtriser son expérience, voire de construire son existence.
Dans une récente publication, nous avons fait le constat selon lequel l’éclosion de l’individualité demeure délicate, dans la mesure où la tendance dominante des nouvelles sociologies de l’individu [4], tout en s’accordant sur l’affaiblissement des formes traditionnelles d’appartenance avec l’avènement de la seconde modernité, perçoit toujours ce dernier comme un produit des déterminations sociales. Invitant de ce fait à orienter davantage les investigations du côté de la signification profonde des « contraintes » et de leur impact réel dans les pratiques de modernisation, nous avons suggéré d’accentuer les recherches sociologiques actuelles sur la subjectivation, et non plus seulement dans l’objectivation des contraintes sociales. L’apport implicite d’Achille Mbembe nous semble déterminant au regard des trois défis que nous nous sommes proposé de poser aux recherches à venir sur l’individualité : la question de l’historicité du « sens » face aux dérapages de la modernité insécurisée, la nécessité de conjurer les replis disciplinaires excessifs et, enfin, l’intérêt d’étudier d’autres sites de production de la modernité à travers leur capacité intrinsèque à promouvoir l’universel (Amougou 2016). Il importe dans cette discussion de revisiter la problématique du sujet individuel à partir des ouvertures théoriques esquissées par Mbembe, notamment dans sa proposition d’un modèle-type de sujet-cosmopolite. Car ce dernier nous semble « communicable » avec le « penser global » préconisé par Edgar Morin (2015), Michel Wieviorka (2010) et, dans une certaine mesure, Zygmunt Bauman (2010a) (2010b).
Quid du sujet mbembéen ?
Le sujet en esquisse à travers l’écriture d’Achille Mbembe présente trois principaux traits qui recoupent certaines de nos préoccupations sur l’individualité en devenir. Primo, le sujet mbembéen, loin d’être essentiellement un individu recherchant une « place » ou une intégration au sein des rouages sociaux existants, est d’abord un utopiste. En cela, c’est un sujet-projet qui, dans sa projection, souhaite rétablir une certaine réciprocité entre des êtres humains partageant un héritage commun : l’humanité. Cet aspect, qui apparaît comme un objectif cardinal du livre, débouche sur l’appel de l’auteur à la nécessité des différentes races de se mêler les unes aux autres, c’est-à-dire d’accepter « d’être exposé à autrui » en vue de participer collectivement à la productivité historique de la condition humaine. L’essai participe ainsi de la construction d’un Sujet de type nouveau, ouvert au monde à travers un mouvement de communion avec les vivants et les non-vivants, le visible et le non-visible.
Deuxio, le sujet mbembéen émerge aux antipodes du lien social moderne – du moins sa variante rationaliste. Il serait ainsi habité par un désir enfoui de se démarquer de l’époque actuelle taraudée par un « désir d’apartheid et d’endogamie » qui dévoilerait la nudité cachée des démocraties et de leur ordre politique re-constitué « en tant que forme d’organisation pour la mort » (p. 14). Tout en considérant le nationalisme atavique (et ses avatars que sont l’idéologie raciale, la prédation humaine et la scission continue de l’humanité en populations « utiles » et « inutiles ») comme la plaie béante de l’époque moderne, Mbembe considère la confiance réciproque ou capabilité de s’exposer les uns aux autres comme le fondement de tout lien social authentique. Son sujet, par ce procédé, espère conjurer la face cachée des démocraties modernes, dont l’avènement historique s’est produit parallèlement à leur capacité à construire une figure d’Autrui à partir de laquelle s’oppose leur « je » [5], et qui désignerait tout « non-semblable », considéré comme une « marchandise » (p. 22).
Mbembe préconiserait ainsi la substitution d’un sujet-plastique au sujet-substance de type occidental. La prévalence de la plasticité en lieu et place de la substance s’inspirerait d’une certaine approche africaine de l’identité, où les pratiques semblent toujours déboucher sur une ouverture permanente au monde et une aptitude à composer avec l’inattendu et l’imprévu (p. 46). Situant la vérité dans ce qui est cru et non nécessairement dans ce qui a effectivement eu lieu, le moi en promotion refuserait une approche narcissique de l’existence en vue de considérer « je » comme un assemblage de plusieurs autrui. Au fond, affirme Mbembe, « nous sommes faits de divers emprunts à des sujets étrangers » et, par conséquent, « nous avons toujours été des êtres de frontières » (p. 44).
Pour conjurer la nécropolitique et la relation sans désir, véhiculées par la terreur étatique, l’auteur préconise un nouveau langage, où dire « nous » ne devrait plus impérativement exclure quelqu’un. Ce faisant, il prophétiserait l’avènement d’un processus de sortie de la démocratie en vue de la réhabilitation d’une démocratie nouvelle, construite sur la base d’une distinction entre « l’universel » (implique l’inclusion à quelque chose ou entité déjà constituée) et l’ « en-commun » (présuppose un rapport de coappartenance et de partage). Pourquoi ? Pour la simple raison que les peuples étant désormais condamnés à vivre « exposés les uns aux autres », la fomentation du chaos « au loin » ne peut plus s’opérer sans entraîner des répercussions chez « soi » (p. 49).
Le sujet mbembéen se constituerait en opposition symbolique au modèle-type d’État de sécurité dominant dans le monde contemporain, et nourri d’un état d’insécurité dont la préoccupation prioritaire est de disposer de la vie et de ses sujets, ainsi que des ennemis désignés (p. 77). Pour mieux cerner la raison profonde des contours et formes sculptés à ce nouveau sujet en promotion, il importe de souligner la hantise que la société actuelle de l’inimitié semble susciter à l’auteur. Celle-ci véhiculerait un « nanoracisme » qui consiste à déshonorer les « indésirables » au quotidien en les mettant dans des conditions psychiques et matérielles « intolérables ». Le « nanoracisme » décrirait un « racisme fait culture et respiration » (p. 82-83). Ce fantasme d’annihilation et désir d’apartheid proviendraient actuellement de la frousse suscitée par le verdict historique irrévocable d’avènement d’un monde se conjuguant désormais au pluriel, sonnant le glas d’une Europe monocolore (p. 87-88). Ce qui pousserait Achille Mbembe à préconiser un nouveau dispositif relationnel censé réguler les rapports interhumains : « Au sein de sociétés qui ne cessent de multiplier les dispositifs de séparation et de discrimination, la relation de soin a été remplacée par la relation sans désir » (p. 90).
La troisième propriété du sujet mbembéen se trouverait dans son aptitude à faire de la relation de soin un éthos culturel inscrit dans la pratique banale des relations sociales. À travers cette lecture, l’ouverture sur le principe de vie pourrait, seule, conjurer les quatre facettes servile, raciale, coloniale et impériale (principe de destruction) qui constitueraient la matière phosphorescente de la démocratie libérale. À ses yeux, ce précédent explique pourquoi l’expérience de subjectivation transite nécessairement par un travail violent (décolonisation) inscrit dans la perspective de Fanon – à l’ombre duquel l’essai est écrit. (p. 91-92).
Un sujet dont les contours se dessinent à l’ombre de Frantz Fanon ?
Un processus de subjectivation transitant par la violence semble inévitable aux yeux de Fanon (1952) (2002), en vue de la création du neuf. Dans la mesure où le racisme, loin d’être neutre, était sous-tendu par une structure gigantesque d’asservissement économique et biologique ; il dissimulait également une névrose élémentaire et primitive qui pousse au transfert vers autrui (bouc émissaire) d’une certaine honte incorporée d’être soi. Dès lors, il se cristallise un état permanent d’anti-sujet trouvant des zones d’apaisement dans la capacité politique à promouvoir un environnement favorable à l’émergence des sujets-flottants [6]. De fait, l’autrui qui émerge du racisme serait fédérateur d’un monde gouverné par la peur, la terreur, et la dissimulation (p. 107-115).
Sous la houlette de Fanon, Mbembe semble insister sur la nécessité d’être sensible et conscient de la vérité historique selon laquelle le mythe du Nègre est aussi le fait de l’intériorisation et de la fidèle reproduction par ce dernier de l’imago façonné par la culture occidentale qui en a fait un « objet phobique » (p. 119). Face à un tel tableau, Fanon, à travers son œuvre, préconise une décolonisation radicale apparentée à une « force de refus » érigée en « moment premier du politique et du sujet » et opposée « directement à la passion de l’accoutumance » (p. 119). Le sujet fanonien serait indubitablement un sujet du politique qui naîtrait à soi et au monde à travers un geste inaugural « qu’est la capacité de dire non », au refus de se soumettre « d’abord à une représentation ». Car en se laissant représenter, l’individu « se prive de la capacité de se créer, pour lui-même et pour le monde, une image de soi » (p. 119).
Il en découle nécessairement une théorie négative de la représentation, sous-tendue par la violence raciale. Cette théorie conduirait Fanon à esquisser un moment de reconnaissance réciproque où l’avènement de « l’homme comme tous les autres » se traduirait par la déchéance de la notion d’Autrui. La reconnaissance réciproque inaugure ce moment phare où « je » est capable de reconnaitre son humanité en la face d’autrui, ce dernier devenant l’autre moi et non plus un étranger. Cette reconnaissance réciproque introduirait en outre une relation de soin dont la guérison passe obligatoirement par la reconstitution du lien entendu comme ce quelque chose qui nous est commun. La reconstitution du lien, à son tour, est supposée promouvoir au sein de la communauté des malades – trait principal de l’actuelle configuration des sociétés mondiales ? – de nouveaux instruments de communication et de communion, à partir desquels se tissent de nouvelles complicités avec d’anciens autrui devenus semblables. De ces nouvelles complicités, le contact de l’individu avec le monde redevenu sien gagnerait en fécondité, grâce à une meilleure participation de tous à sa production. En cela, l’acte médical chez Fanon a pour but de faire émerger un monde valable, en conjurant la maladie coloniale qui semble avoir « décérébralisé » l’indigène après l’avoir corporellement déformé. La participation au monde préconise, in fine, le refus de l’auto-aveuglement et de la dissimulation du réel (p. 120-130).
Suivant une idée-force soutenue par Mbembe, les Nègres feraient partie du passé de l’Occident en tant que « soutiers » de la modernité, opérant dans l’anonymat des champs de tabac, de coton et de canne à sucre, dans la fabrication du rhum, le transport de lingots, fourrures et produits manufacturés (p. 143-144). Cette idée conforterait l’hypothèse selon laquelle les effets induits des politiques de l’inimitié sont le déshonneur de l’autre, sa castration absolue en vue du maintien d’un rapport d’exécration. Selon lui, ce qui est recherché au-delà de l’humiliation et/ou la mort physique, c’est la déchéance symbolique de l’autre en tant qu’être. À cet effet, l’acte médical – interprété comme la fondation du sujet mbembéen – consisterait à faire revenir « la vie qui s’en va » en conjurant notre pauvreté en monde – symbole du règne de la vie animale (p. 131-137).
À ce niveau également, l’on entrevoit l’influence de Fanon, dont le projet s’inscrit dans le cadre historique global de la réflexion africaine et diasporique moderne sur la « question nègre » entamée au milieu du 18e siècle, sur la possibilité d’un « nouveau monde ». Parce que nous demeurons ensevelis et encastrés dans les mailles de la pensée humaniste, dire « je » constituerait « le premier mot de toute parole par laquelle l’humain cherche à se faire exister lui-même comme tel ». Cette revendication amorcée d’une identité morale émergerait toujours là où sévit ou se ressent la menace d’aliénation. Loin donc d’être une histoire à part, l’histoire nègre ferait « partie intégrante de l’histoire du monde ». Fanon s’inscrirait ainsi dans ce vaste mouvement critique de l’humanisme occidental (englobant Du Bois, Césaire, Glissant, Winter, Gilroy et Anta Diop, entre autres) en vue de promouvoir une nouvelle humanité plus « planétaire », et donc un « progrès général de l’humanité » (p. 142). Cependant, les contours du sujet de Mbembe semblent se dessiner au-delà de Fanon.
Au-delà de Fanon. Un sujet de l’en-commun tiré du moule « afrofuturiste » ?
L’attention de Mbembe semble retenue par la critique du courant dit « afrofuturiste », résolument pluridisciplinaire, qui « rejette d’emblée le postulat humaniste dans la mesure où l’humanisme ne peut se constituer que par relégation de quelque autre sujet ou entité (vivante ou inerte) au statut mécanique d’un objet ou d’un accident » (p. 146). L’afrofuturisme ferait ainsi l’apologie de « l’Autre humain » situé aux antipodes du sujet cartésien obnubilé par un pressant désir d’être maître et possesseur de la nature (Mbembe 2014). Car un tel désir a pour vocation de déboucher sur une approche instrumentale de la modernité, qui aura stimulé et encouragé l’émergence de l’homo rationae grandement habité par l’idée de profit. Il semble admis aujourd’hui que la quête frénétique du profit et de la rentabilité matérielle, au détriment des considérations de sens, débouchent sur l’apologie de la marchandisation des liens sociaux (Godbout 2007). Cette marchandisation, agrémentée par les politiques de l’inimitié, entraverait le processus de création de l’humanité, voire de l’univers cosmique. En effet, la vulnérabilité – celle du corps exposé à la souffrance et à la dégénération, et celle du sujet exposé à d’autres existences constituant une menace pour « je » – se présente comme le fond commun de l’humanité en permanente création. Ce constat interpelle sur la nécessité de substituer la logique du don au lien purement marchand, en ce sens que : « Sans une reconnaissance réciproque de cette vulnérabilité, il n’y a guère de place pour la sollicitude, et encore moins pour le soin » (p. 161).
La plus-value de l’ouvrage de Mbembe se trouverait dans la construction d’une forme inédite d’éthique dite de la liberté, qui préconise une rupture totale avec les identités assignées (territoriales, de classes, raciales, etc.). Cette éthique participerait d’un appel à assumer le statut de passant, entendu peut-être comme la « condition en dernière instance de notre humanité ». Une telle éthique appellerait à la création collective d’une culture de l’en-commun, susceptible de déboucher sur un modèle-type d’humain conscient de sa condition de passant sur terre et en route vers des lieux inconnus, voire insoupçonnables. Plutôt que fixe, nous serions en face d’un être en permanent devenir qui, sans être stable, s’efforce de laisser une trace à chaque passage, qui témoignerait du lien profond entretenu avec le lieu d’habitation provisoire, mais qui serait aussi le gage de sa participation du monde. Ce faisant, il nourrit également l’humanité par les ingrédients culturels hérités de ses différents lieux d’habitation, de sorte qu’il n’appartienne finalement à aucun lieu proprement dit, tout en se revendiquant de n’importe quel lieu. Il en découle un double rapport de solidarité et de détachement qui, toujours, trouve une cohérence identitaire dans le refus d’indifférence. La pensée à venir, tout comme le monde à venir, s’articulerait ainsi sur cette idée de passage, de la traversée et donc de la circulation pour rentrer en fusion avec la vie qui s’écoule. L’éthique du passant – propriété originale du sujet mbembéen – en définitive, c’est la promotion de l’en-commun contre l’universalisme (p. 175-178). Mais alors comment penser les conditions de son opérationnalité ?
Entre connectivité utopique et déphasage socio-anthropologique. Le dilemme mbembéen.
La première interrogation qui nous vient à l’esprit, à la lecture de ce projet stimulant de reconstitution de la vie qui s’en va sur terre, porte sur les conditions de son opérationnalité, notamment sur la capacité de se laisser affecter par autrui, au regard du legs actuel de l’humaine condition. À qui et à quoi « je » s’expose ? Les sociétés africaines d’aujourd’hui ne payent-elles pas, en partie, le tribut d’une certaine exposition naïve et aveuglante ? En m’exposant à Autrui re-devenu « moi », qu’est-ce qui me garantit que cet autrui subjectivé en tant que « je » est en retour prédisposé à s’exposer à « moi » ? Au regard des pratiques sociales contemporaines, s’exposer sans armure à l’existence semble relever du pur suicide.
Si l’on peut théoriquement admettre avec Mbembe que seule la relation de soin, à travers la reconnaissance de la vulnérabilité humaine et l’acceptation de vivre exposé, « est le point de départ de toute élaboration éthique dont l’objet, en dernière instance, est l’humanité » (p. 162), l’on s’interroge également sur les garanties objectives d’une telle relation dans un monde évoluant subtilement sous la menace permanente du risque (Beck 2001), de l’insécurité (Bréda, Deridder et Laurent 2013) et de l’holocauste (Bauman 2002). Si l’on admet avec l’auteur que le sujet est à distinguer de l’objet, que tout ne saurait être marchandisable, exploitable et substituable (p. 164), les ingrédients culturels, tirés du matériau empirique et permettant d’ouvrir des perspectives de recherche sur la matérialisation socio-anthropologique de la relation de soin théoriquement en promotion [7], semblent encore insuffisants. Le progrès de la condition humaine reste historiquement grippé par le problème décisif et classique « de la participation continue du plus grand nombre des acteurs sociaux aux définitions – toujours à reprendre – de la société » (Balandier 1986, p. 299). Dit autrement, la marche de l’humanité fait montre d’une incapacité criante à articuler le « contrôle mutuel de la puissance » avec le processus de « création collective du sens » (ibid.).
L’idéalisme utopiste de Mbembe se trouve dans le challenge amorcé de son œuvre qui souhaiterait « dans les conditions contemporaines, contribuer à l’émergence d’une pensée capable de contribuer à la consolidation d’une politique démocratique à l’échelle du monde, une pensée des complémentarités plutôt que de la différence » (p. 168). Au stade actuel de son élaboration, ce projet présente une certaine dé-connectivité avec le monde réel, qui continue à être régi par la loi de monopole.
Plutôt que de chercher ouvertement ou secrètement à tuer le Maître, Mbembe recommande certes de « participer nous-mêmes du Maître » ; de faire mémoire en se réappropriant le directoire de notre existence, plutôt que de continuer à se raconter toutes sortes d’histoires « dont le but est de nous éviter de prendre conscience de notre condition » (p. 169). La question en suspens est de savoir si ce devenir intégral du maître n’activera pas le désir enfoui d’avoir, voire de fabriquer des esclaves, fussent-ils de type nouveau – puisque l’existence d’esclaves se présente comme une condition anthropo-historique du rayonnement des maîtres.
Enfin, le projet théorique herculéen de Mbembe d’instaurer une relation de soin entre des êtres humains acceptant de s’exposer réciproquement les uns aux autres, laisse percevoir une contradiction de taille, et non moins complexe. Celle de la difficile articulation symbiotique de l’exposition réciproque préconisée avec la promotion d’une théorie négative de la représentation : comment concilier reconnaissance réciproque et refus de la représentation ? En rejetant la représentation, il semblerait qu’à travers le même acte, l’on soit également en train de récuser l’exposition à autrui que préconise la relation de soin.
Bien évidemment, les différentes interrogations relevées renforcent notre intérêt à maintenir un dialogue et une certaine proximité avec l’initiative utopiste de Mbembe qui, à l’état actuel, semble encore au stade de projet.