Comment rendre compte d’un dictionnaire qui est précisément un livre qu’on ne lit pas d’une traite et dont la découverte ne se fera qu’au terme d’une longue fréquentation ? Comment valider le projet très ambitieux de deux auteurs qui ont travaillé avec une centaine de contributeurs à fixer, un état de la géographie en 2003, telle qu’ils la situent et la construisent au sein des sciences sociales ? Et comment oserait-on juger une telle somme de travail, sept cents articles accessibles à travers un index de quinze cents mots, un pavé de mille vingt-quatre pages, d’autant que les auteurs n’ont pas rechigné sur les débats d’idées et les informations, les ouvertures, les invites, les projections ?
Moment géographique et réseaux de sens.
Un dictionnaire de cette ambition est toujours pour une discipline un grand rendez-vous : pour les géographes qui fixent un « moment », selon l’heureuse expression des auteurs, de leurs recherches ; pour les autres qui peuvent mesurer à l’aune de ce travail, ce qu’ils doivent à la géographie et ce qu’elle pourra leur apporter. Cette ambition est portée par le groupe de la revue EspacesTemps qui, depuis plusieurs décennies, travaille sur les concepts de la discipline autour de Jacques Lévy et par Michel Lussault dont la culture encyclopédique se prêtait bien à cet effort. Parmi les centaines d’entrées qu’ils se sont partagées, les deux chefs de projet balisent leurs conceptions de la géographie dans ce qu’on pourrait appeler les articles « attendus » (aménagement du territoire, échelle, espace, etc.) pour Jacques Lévy, Michel Lussault pouvant être vu aussi comme un passeur vis-à-vis des autres sciences sociales. Les apports des sociologues, aménageurs, philosophes, économistes, historiens ont souvent été reformulés par Lévy ou Lussault. Certains concepts appelant débat ont été rédigés à plusieurs : ainsi, le « territoire » qui est pour J. Lévy un « espace à métrique topographique » est enrichi par Bernard Debarbieux d’une approche symbolique et par Jean-Paul Ferrier d’une entrée par l’humanisation de la surface terrestre. Les chercheurs disposent là d’une balise épistémologique de très grande qualité.
Au moment où les dictionnaires passent progressivement sur les supports numériques qui permettent l’hypertexte, les auteurs ont néanmoins fait le pari d’un ouvrage conçu précisément comme un hypertexte, un réseau de mots maillés par de nombreux corrélats et des termes indexés. Le lecteur est invité à circuler dans les différents « réseaux de sens » des notions et c’est ainsi qu’il apprécie mieux la place et l’apport de la géographie dans les sciences sociales dont les auteurs avaient déjà évalué la position dans Logiques de l’espace, esprit des lieux (Belin, 2000). Si l’on travaille sur plusieurs articles, on est effectivement frappé par la cohérence de l’ensemble, les entrées ne sont pas, comme c’est souvent le cas, des entités isolées. Sur ce point, la réussite est là. Le seul hic est l’usage que peut faire un lecteur de l’index où le nombre des entrées rend impossible une exploitation manuelle des occurrences. Cette indexation pourrait être le point de départ pour une édition électronique.
Dans une copieuse introduction (en ligne sur le site EspacesTemps.net), les auteurs présentent leur ambition intellectuelle et éditoriale : pluralisme, corpus de connaissances problématisées, état des savoirs, regard francophone sur le Monde. Sur le pluralisme, on appréciera pour certains concepts qu’il n’y ait pas de pensée unique, et que soit banni « l’unanimisme de façade » selon Lévy qui a longtemps prévalu en géographie. Mais quel lecteur ne les prendra pas en défaut, pour tel concept qu’il connaît bien, d’avoir délibérément choisi telle approche, passé sous silence telle recherche qu’il pourrait estimer fondatrice ? Cela étant, le pluralisme n’impliquent pas une pensée du milieu : les auteurs ne dédaignent pas prendre des positions radicales, comme Michel Lussault le fait avec Roger Brunet à l’article « Temps » (p. 903). Mais se défendant d’une « volonté dominatrice », les auteurs recevront pour amende honorable un crédit qui vaut pour cette première édition… Nombreux seront les géographes qui souscriront à cette évacuation nécessaire des « confusions du possibilisme » et de « l’impasse positiviste » selon les propres termes de Jacques Lévy.
Quatre champs de définition et de recherche.
Cet état des savoirs a été organisé dans le dictionnaire sous la forme de quatre grands champs : théorie de l’espace, épistémologie de la géographie, penseurs, champs communs. Cette double nomenclature permet d’éviter l’impression de coq-à-l’âne imposé par la présentation alphabétique mais son efficacité aurait pu être plus grande si une indexation en avait été prévue en fin de volume, ce qui aurait pu permettre aux lecteurs d’avoir, en un coup d’œil, un état du corpus choisi.
La première boîte « Théorie de l’espace » offre les concepts les plus fondamentaux de la géographie (« mobilité », « habiter », « localisation », etc) ou ceux mis en œuvre récemment (« mondialisation », « médiance », « géon ») mais aussi tout une gamme de termes (« banlieue », « campagne », « diaspora », « friche », « parcours », etc.) dont on use et abuse et qui sont réévalués. Certains mots restent dans leur langue d’origine : « gentrification », « Horizont », « Heimat », « network », etc. parce qu’ils constituent une part du vocabulaire international de base des chercheurs en sciences sociales.
La deuxième boîte « Épistémologie de la géographie » offre des séquences plus réflexives de la géographie et de son histoire. Les découpages de la discipline sont repensés, les liens avec le droit, l’économie, la démographie, la psychanalyse, la linguistique, etc. sont décortiqués, quelques couples comme « Espace et temps », « Nomades/sédentaires » largement retravaillés. Certains choix ne sont pas neutres et installer dans ce champ-là « l’exode rural », le « relief », le « tiers monde » les historicise et les soumet à une critique radicale. On apprécie toute une catégorie d’interfaces (« Géographie et… ») jamais explorées dans l’édition jusqu’à présent. Puisque les auteurs invitent à lister ce qui manque à l’article « Zut », on leur propose, pour ce champ là, « perspective », « ciel » mais aussi « projection », « peinture » ou encore « matrice », « rive », « fracture »…
Les « Penseurs de l’espace » qui constituent le troisième champ fournissent une longue galerie d’auteurs disparus, ce qui n’empêche pas les géographes actuels d’être cités pour leurs travaux. Cette pléiade de « spatiologues » philosophes, économistes, historiens ou urbanistes installe solidement la géographie dans les sciences sociales. A peine, a-t-on senti le souffle du couperet, tombé sur quelques noms qui pourraient être attendus pour une prochaine édition : chez les géographes, P. Deffontaines, pour les autres, Julien Gracq (déjà immortalisé dans une célèbre collection de littérature), Alfred Sauvy, François Châtelet…
Les « Champs communs » qui constituent la quatrième boîte offrent plus de deux cents outils communs à l’ensemble des sciences sociales et, parfois, à l’ensemble des sciences. Ils veulent relier la géographie aux « métathéories », lui ôter cette prétention dérisoire du « carrefour » et l’installer au sein d’une « maison commune » des sciences. On ne fera pas de procès aux auteurs sur des termes dont on s’étonne qu’ils figurent là (« décision », « vérité » qui, pourquoi pas, peuvent intéresser les géographes-philosophes). Mais pourquoi « intentionnalité » et pas « liberté » ? Néanmoins, ces champs communs vont permettre aux chercheurs géographes d’avoir des notions aux généalogies pensées, aux objectivations approfondies. Ils participeront, sans se contenter d’importer des idées, au débat général sur « les grands modèles théoriques », « les schémas globaux d’intelligence des phénomènes ».
On mesure le grand ménage qu’ont fait Jacques Lévy et Michel Lussault dans la géographie des trente dernières années. Quelle conception de la géographie émerge des principaux articles de dictionnaire ? Les auteurs se prévalent d’avoir ouvert leur ouvrage à trois courants apparemment antithétiques mais qui se présentent « comme des contributions compatibles et complémentaires » : le courant de « l’analyse spatiale », celui de la « géographie culturelle » et celui d’une « nouvelle géographie de l’environnement ». Si la très présente analyse spatiale « critique l’exceptionnalisme » et maîtrise les « traitements quantitatifs », le second courant – moins représenté – cultive davantage le singulier et le qualitatif. Quant au troisième, il est embryonnaire au simple motif que ceux qui l’ont le mieux représenté – tel un Georges Bertrand – n’ont pas écrit d’article, ne sont pas cités et le mot « environnement », tel qu’il est présenté, devrait donner lieu à d’amples débats. C’est peut-être sur cet ancien versant-là de la géographie que ce dictionnaire porte le plus d’audaces. Les auteurs se sont enhardis jusqu’à ne donner à « Géographie physique » qu’un seul repère bibliographique : la Méditerranée de Fernand Braudel (voir l’article en ligne)…
« Zut » ou comment continuer le travail…
De très riches réflexions ont été développées sur la « Nature » (voir l’article en ligne), l’« Etat », l’« Individu », le « Lieu » (voir les quatre définitions d’Augustin Berque, Nicolas Entrikin, Jacques Lévy et Michel Lussault sur le site d’EspacesTemps) et on n’est sans doute pas, en quelques articles, au bout de nos surprises. Nous souscrivons pleinement à leur conception de la géographie « constructiviste » (objectivation à partir des phénomènes de la réalité), systémique et dialogique. Il restera, sans doute, à ceux qui utiliseront ce dictionnaire à travailler à de nouveaux corpus de définitions qui rendraient compte d’autres champs, à rationaliser des champs « voisins » dont les angles d’approche sont manifestement très éclatés : en effet, selon quelle conception faudrait-il penser le tourisme comme un « système » et l’agriculture comme une simple « activité » de production ?
Jacques Lévy rapporte dans l’introduction le jugement très sévère qu’il avait eu, en son temps, sur le dictionnaire de Pierre George, s’engageant alors à dépasser les limites de ce dictionnaire qui avait longtemps été la référence. A l’évidence et sans se lancer dans une comparaison qui devrait tenir compte du contexte, le nouvel ouvrage dont nous disposons aujourd’hui montre que les géographes ont beaucoup travaillé en trente ans. On saura gré à Jacques Lévy et Michel Lussault d’avoir mobilisé autant de forces pour bâtir un tel corpus d’une très grande qualité.
Le texte complet de l’ « Introduction » du Dictionnaire : « Partie 1 » ; « Partie 2 » ; « Partie 3 ».
La liste de l’ensemble des entrées du Dictionnaire (700 entrées).
La liste des auteurs du Dictionnaire (111 auteurs) : le Comité de pilotage et la liste des auteurs de A à D ; la liste des auteurs de E à W.
L’article « Lieu » (pour la rubrique Théorie de l’espace). Quatre définitions par : Augustin Berque (définition 1) ; Nicholas J. Entrikin (définition 2) ; Jacques Lévy (définition 3) et Michel Lussault (définition 4).
L’article « Géographie » (pour la rubrique Épistémologie de la géographie), par Jacques Lévy.
L’article « Braudel, Fernand » (pour la rubrique Penseurs de l’espace), par Christian Grataloup.
L’article « Nature » (pour la rubrique Champs communs), par Michel Lussault.
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