Diversité des natures, diversité des cultures, de Philippe Descola, anthropologue français de renom, a été publié dans la collection des « Petites Conférences » de Bayard Presse, plus spécifiquement destinée à un lectorat d’enfants et de jeunes adolescents. Cette collection s’inscrit dans la tradition historique des émissions radiophoniques destinées à la jeunesse, ayant comme noble objectif une explicitation didactique — mais jamais dénaturée — de notions complexes. À ce titre, cet ouvrage est beaucoup plus qu’une simple vulgarisation de la pensée scientifique que l’on peut trouver parfois dans certains magazines. Il repose sur un vocabulaire et un corpus d’exemples adaptés pour la compréhension des plus jeunes tout en restant totalement pertinent pour un adulte curieux et non encore pétri de certitudes. L’ouvrage dépasse le simple cadre de la vulgarisation en ce qu’il offre un bon aperçu de l’outillage conceptuel utilisé par Descola.
Dans cet ouvrage, l’anthropologue discute d’une thématique essentielle aux sciences — prises dans le sens générique — : l’appréhension des rapports entre nature et culture, abordés selon une perspective plurielle, en termes de représentations comme de définitions, puisant dans ses recherches sur les peuples autochtones de différents continents. La première grande qualité de ce petit livre est de ne pas sombrer dans un préservationnisme post-rousseauiste cher à Henry Thoreau, idéologie très répandue dans le discours éco-médiatique actuel, dans lequel l’autochtone est généralement infantilisé au rang du bon gardien d’une nature bienfaisante, renvoyant à un Âge d’Or hélas révolu. S’adressant à des enfants, l’auteur se garde bien de porter des jugements de valeur simplistes sur les représentations multiples du couple nature-culture, qu’il souhaite aborder par la complexité de leurs coévolutions, et non par une quelconque hiérarchisation d’essence romantique. Il mobilise sa riche expérience de grand homme de terrain pour montrer finement et modestement que différentes manières de voir les choses coexistent et induisent donc une réelle complexité.
L’ouvrage est composé de deux parties : une conférence d’une quarantaine de pages et un jeu de questions-réponses avec le public représentant un volume de texte équivalent. La conférence est basée sur l’idée centrale de diversité dans les acceptions de l’objet de nature et de l’objet de culture. Descola montre bien que ce sont les différences dans les systèmes de représentations qui sont déterminantes à considérer. Son expérience avec les Achuar (Jivaros) d’Amazonie équatorienne lui a permis de mieux comprendre les Autres, et, par contraste, de questionner les habitudes de vie de sa propre communauté. Pour ce peuple amérindien, il n’y a pas de distinguo entre nature et culture car les deux notions sont imbriquées dans chaque action et dans chaque représentation (en particulier onirique). Les plantes et les animaux sont humanisés et offrent leur corps lors des chasses par générosité, bienveillance qui leur est d’ailleurs rendue par une réincarnation salvatrice. Descola explique à son jeune public que différents modes de pensée coexistent et que les connaître, par un travail patient d’ethnographie, c’est un outil pour comprendre et respecter, en évitant ainsi l’éco-centrisme primaire. Page 25, il réaffirme que « nous avons tendance à croire que notre façon de penser est universelle, mais à l’évidence elle ne l’est pas » et de prendre l’exemple p. 32 des groupes totémiques aborigènes australiens qui sont différents d’une dynamique spirituelle ou d’une forme d’institutionnalisation, dépassant probablement ces deux processus par leur complexité. De plus, Descola montre aussi très finement les différences qui existent entre les différents peuples autochtones et rejette donc la simplification infantilisante d’une culture autochtone idéalisée.
Descola explique parfaitement à son jeune public que la nature a été créée par la civilisation occidentale décrétant que l’Homme était supérieur et extérieur au monde qui les entourait. C’est comme cela que l’Homme occidental s’est rendu maître et possesseur de la nature. Il démontre alors que bien d’autres cultures sur Terre n’ont pas ainsi isolé la nature comme un domaine à part mais l’ont intégrée dans leur culture. Ceci, d’ailleurs, n’a pas empêché à des désastres écologiques de se produire, comme le massacre des bisons et des cerfs par les Indiens des Plaines aux 17e, 18e et 19e siècles, ce bouleversement étant dû à la participation à un marché de biens alimentaires. Il est très appréciable de pouvoir faire passer comme message à des enfants qu’il n’y a pas de manichéisme réducteur mais plutôt un ensemble divers de causalités et de coévolutions plus ou moins bien connues, et que l’objectif à atteindre n’est pas forcément de magnifier tel ou tel modèle, ainsi, il note pp. 37-38 :
Nous pourrions dire que l’anthropologie n’a pas pour mission de proposer des modes de vie alternatifs et il est trompeur de penser que nous pourrions maintenant adopter dans les pays industrialisés une manière de vivre en accord avec la nature qui pourrait directement s’inspirer de celle que les Indiens d’Amazonie proposent. Les Achuar dont j’ai partagé la vie ne pratiquent pas d’agriculture intensive, ils ne consomment ni pétrole, ni charbon, ni énergie nucléaire, leurs besoins sont très limités et leurs déchets sont intégralement recyclables, il n’existe pas de plastique chez eux par exemple. Nos problèmes ne sont pas les leurs, ils sont d’une échelle et d’une nature très différentes. En revanche, la connaissance que nous avons de tous ces peuples qui, comme les Achuar ou les Cri, ne voient pas leur environnement comme quelque chose d’extérieur à eux-mêmes nous fournit un moyen de prendre nos distances vis-à-vis du présent pour essayer de mieux faire face à l’avenir.
Il pose comme un espoir le fait que d’autres civilisations ont pu inventer des manières originales d’habiter la Terre.
Avec quelques exemples, Philippe Descola, propose à ces enfants d’autres manières de voir et de penser la nature tout en leur expliquant le rôle joué par nos propres représentations dans l’appréhension de ces autres réalités. À ce titre, ces quelques pages pourraient (devraient) être mobilisées comme un rappel à la complexité pour de nombreuses Ong et acteurs politique gravitant autour de l’écologisme et/ou de l’indigénisme. L’audience de cette petite conférence dépasse donc, à mon avis, le caractère spécialisé de son auditoire et l’ouvrage gagnerait à être lu par « les jeunes occidentaux plein de fougue [des Ong] qui se rendent là-bas pour protéger la forêt amazonienne sans bien savoir ce qu’est la forêt amazonienne ou les Indiens » (p. 73-74) et qui n’auraient pas eu le temps d’investir la lecture ardue quoique conseillée des Lances du crépuscule (ouvrage phare du travail de Philippe Descola parmi les Achuar).
Enfin, les quarante pages de questions-réponses permettent d’apporter bien des précisions sur un certain nombre de points importants, et font, à ce titre, partie intégrante de la richesse de ce petit livre. On y comprend ainsi parfaitement ce qu’est la mission de l’anthropologue ; la différence entre l’ethnographie, l’ethnologie et l’anthropologie ; les différences de connaissances entre l’évolution occidentale et aborigène ; l’impact du contact de l’anthropologue sur la société autochtone ; la remise en question de la science qu’opère éventuellement l’anthropologie par le recours à des cosmologies différentes ; la complexité de la coalition autochtones/écologistes en Amazonie ; et enfin la place de l’anthropologie dans les sociétés occidentales. Fort des réponses à ces questions, cet ouvrage développe une envie réelle d’en savoir plus, de pouvoir localiser tous ces exemples sur des cartes, et de pouvoir éventuellement aller aussi à la rencontre de ces sociétés tout en assumant notre propre système de représentations mais sans pour autant se fermer à de possibles manières de faire alternatives. Ce petit livre propose une approche humanisée des rapports entre nature et culture et on ne peut qu’en recommander la lecture, même à des acteurs pétris de certitudes.
Philippe Descola, Diversité des natures, diversité des cultures, Paris, Bayard, 2010.