Aéroport international de Kuala Lumpur, zone de transit, un soir de septembre… J’ai un peu de temps entre deux avions, je me dirige vers la seule librairie disponible. Avant même d’entrer, mon regard est attiré par une étoile de David emplissant toute la couverture d’un livre sur le présentoir le plus en vue. Ayant fureté dans les grandes librairies (essentiellement anglophones) de la capitale malaisienne, et sachant qu’on ne peut y trouver le moindre ouvrage sur le judaïsme — alors que les rayons « religions » sont fort bien fournis sur le christianisme, le bouddhisme et bien sûr l’islam —, je m’approche, intrigué. Il s’agit d’un livre intitulé (je traduis) La monstrueuse conspiration. Il voisine avec les écrits antisémites d’Henry Ford, et avec d’autres ouvrages encore, anciens ou récents, tous inspirés — souvent explicitement — par le Protocole des Sages de Sion.
Imaginons donc un jeune Malaysien, manquant de moyens financiers pour parcourir le monde, et cependant suffisamment curieux pour se demander qui sont ces Juifs que l’actualité évoque tant. Il n’a à sa disposition que la littérature antisémite la plus ordurière : pas un seul de ces ouvrages n’échapperait en France aux poursuites judiciaires. Rien là de très nouveau : il y a deux décennies, l’Orchestre Philharmonique de New York avait dû annuler un concert en Malaysia, le gouvernement prétendant lui interdire de jouer les Mélodies hébraïques de Max Bruch (mort en 1920), classées « propagande sioniste »… Faut-il s’étonner si quelques-uns de ces jeunes, parmi les plus sensibles et les plus exaltés, finissent par choisir la voie du jihadisme ?
Et pourtant la Malaysia est universellement classée parmi les pays musulmans « modérés ». L’atmosphère y est réellement tolérante à l’égard des quelque 40% de citoyens non musulmans. Son parti islamiste, combattu sans merci par le pouvoir en place (allié aux partis représentatifs des fortes minorités chinoise et indienne), est électoralement en repli. Des dizaines de terroristes (ou supposés tels) ont été jetés en prison, généralement sans jugement. Malgré de régulières foucades largement répercutées par la presse internationale, la politique étrangère et l’économie sont globalement alignées sur l’Occident. L’insertion délibérée — et réussie — dans la mondialisation capitaliste assure une croissance rapide et une hausse stupéfiante du niveau de vie de la plupart. Le parlementarisme n’y est pas tout à fait un vain mot, et les élections sont réellement compétitives.
Quelques heures plus tard, au coeur de la nuit, je me rendis compte que l’avion de la compagnie nationale malaysienne à bord duquel j’étais suivait un couloir aérien qui le faisait passer juste au-dessus d’Auschwitz, trou noir béant entre les larges taches lumineuses de Cracovie et de Katowice. À intervalles réguliers, alternant avec l’affichage des paramètres du vol, l’écran de bord indiquait la direction de la Mecque, et la distance nous séparant de la ville sainte.