Le second tour de l’élection présidentielle brésilienne, qui s’est déroulé le 30 octobre, a opposé l’ancien président (2002-2010) Luiz Inácio Lula da Silva à Jair Bolsonaro, le président sortant élu en 2018. Au premier tour, les deux finalistes avaient déjà fortement polarisé le scrutin (48,43 pour le premier, 43,20 % pour le second) effaçant presque les autres candidats, ce qui ne s’était jamais produit à ce niveau depuis 1989, même lorsque, comme en 1994 et en 1998, un seul tour avait suffi pour départager les candidats. Au second tour, Lula l’a emporté avec 50,9 % contre 49,1 pour Bolsonaro.
Une grande partie de l’opinion publique mondiale, notamment en Occident, a choisi Lula en 2022 comme elle avait choisi Biden en 2020. L’élection rassure aussi l’ensemble des courants politiques « raisonnables » du Brésil, préoccupés par l’orientation, extrémiste à bien des égards, du sortant.
Ce n’est pourtant pas un bonheur sans nuage que vivent, au lendemain de l’élection, les Brésiliens qui ont soutenu Lula. D’abord, les réactions de mauvais perdant de Bolsonaro, qui a tardé à accepter le résultat et incité ses partisans à dénoncer des fraudes sans produire la moindre preuve, ont de quoi les inquiéter. Ensuite, la victoire reste étriquée, avec un écart de seulement 1,8 point, soit un peu plus de deux millions de voix sur cent dix-neuf millions de suffrages exprimés. Progressant de plus de sept millions de voix entre les deux tours, contre seulement trois millions pour son adversaire, Bolsonaro a su mobiliser une large partie de la société sur son bilan et sur ses idées. Par ailleurs, le nouveau président n’aura pas de majorité au parlement. Enfin et surtout, cette élection montre la division, en fait les divisions profondes du pays. Ce sont trois séries de clivages qui se révèlent ou se confirment à l’occasion de cet événement. Par le texte et la carte, nous cherchons à comprendre comment elles s’individualisent et s’articulent entre elles.
L’élection présidentielle au Brésil des 2 et 30 octobre 2022 s’est déroulée en même temps que les élections législatives fédérales (Chambre des députés et Sénat) et l’élection des gouverneurs des États. Chacune de ces élections a sa propre dynamique et la seule présidentielle ne les résume pas, même si elle est la plus importante, symboliquement mais aussi compte tenu des pouvoirs très significatifs dont dispose le président au Brésil. Les différences entre les cartes de la présidentielle et celle des autres élections mériteraient certainement une étude détaillée. On se contente ici de lire géographiquement l’élection présidentielle.
Une cartographie multiscalaire.
Partons des découpages habituellement utilisés par les observateurs de la vie politique brésilienne. On y observe une tendance à la simplification de la carte électorale en « naturalisant » des choix implicites mais lourds de conséquences.
Le premier de ces choix est la prédominance de l’échelle macro-régionale (les grandes régions brésiliennes : Sud, Sud-Est, Nord-Est, Nord et Centre-Ouest) dans les observations des sondages électoraux et, ensuite, dans l’examen des résultats. C’est sur cette base que raisonnent les instituts de sondage, les médias, les partis politiques et, dans une certaine mesure, les chercheurs eux-mêmes. Et cela malgré la disponibilité rapide et abondante des données électorales à des échelles plus fines. C’est en partie pour cette raison que s’impose dans les analyses l’identification de « deux Brésil », la dénonciation d’un Nord-Est qui voudrait imposer son candidat au reste du pays ou encore l’opposition entre un Brésil moderne (développé) au Sud à un Brésil archaïque (sous-développé) au Nord.
Cette affirmation d’un clivage électoral puissant à ce niveau n’est pas déraisonnable, mais elle est trop générale et ignore d’autres dynamiques significatives qui se trouvent masquées par cette approche monoscalaire et qui peut devenir un piège. Il est vrai que Lula le candidat d’une coalition dominée par le Parti des travailleurs (PT) a obtenu un soutien massif dans la région du Nord-Est, un résultat qu’aucun de ses adversaires n’a atteint dans les autres régions. Cependant Lula obtient de bons résultats dans toutes les régions du pays et il n’est donc pas exact de prétendre qu’une région imposerait son candidat au reste du pays.
Une autre erreur consiste à associer, sans précaution, la région du Centre-Ouest au Brésil « moderne. » On ne peut pas réduire la complexité de cette région à l’efficacité de son agrobusiness à forte intensité technologique. Selon les critères courants de mesure du développement, elle n’y obtient pas de bons résultats. Cependant, ce type d’affirmation permet de valider l’interprétation du vote du Nord-Est comme lié au niveau de développement. Ces réductionnismes à l’échelle macro-régionale donnent le ton des interprétations, malgré des contradictions manifestes. Ainsi, Bolsonaro gagne au Sud, mais est battu dans la principale ville de la région, Porto Alegre ; il l’emporte dans l’état de São Paulo, mais échoue dans la principale métropole du pays, la ville de São Paulo. Cette diversité des situations est parfois présentée comme « une complication » secondaire (Ricupero, 2022). En fait, la « complication » résulte de l’échelle d’analyse adoptée. Dans la réalité, il faudrait plutôt parler de complexité.
Le deuxième problème vient des choix cartographiques adoptés, présentés comme s’ils produisaient la carte électorale, la seule possible. En voici un exemple.
Une première amélioration du langage cartographique peut être obtenue avec une carte par points (figure 2) qui fait plus que nuancer la carte précédente. On constate que l’opposition nord-sud n’est pas si franche, même si le regard est en partie perturbé par la superposition des cercles proportionnels dans les zones de forte densité.
Cependant, de manière quasi générale – même si la figure 2 offre une visualisation quantitative des électeurs –, les cartes électorales diffusées dans les médias reposent, comme la figure 1, sur un fond euclidien et sur des découpages territoriaux rendant problématique la représentation de la population et des citoyens, ce qui serait pourtant logique quand il s’agit d’une élection démocratique. Rappelons que le Brésil se caractérise par des écarts de densité extrêmes entre les grandes villes, d’un côté, et l’Amazonie, de l’autre. La carte euclidienne classique en fournit une vision particulièrement déformée en donnant une place considérable à d’immenses superficies très peu peuplées. Les villes, par exemple, n’apparaissent sur les cartes que comme des points dissociés de leur environnement. Cette « carte électorale » est présentée comme une entité préexistante et venant de nulle part, dans laquelle les données s’inséreraient comme par magie, comme s’il s’agissait d’une fenêtre dévoilant une réalité simple et naturelle. Comme si les cartes n’étaient pas des langages et des constructions qui participent à la production d’informations et de connaissances.
Nous présentons (figure 3) une alternative à cette cartographie naturaliste : des cartogrammes avec une anamorphose fondée sur la population. Comme c’est la population qui vote et non les surfaces, il s’agit bien, cette fois, de cartes électorales.
Lire les cartes.
La figure 3 propose donc une autre démarche : un ensemble de six cartes qui expriment d’analyse du vote à partir de sa composante fondamentale, la population. Le pourcentage de voix des deux principaux candidats est projeté sur un fond de carte dans lequel la taille des unités spatiales, les communes, varie en fonction de la taille de la population.
Ce type de carte peut être appelé cartogramme par anamorphose (Tobler 2022). Ceux produits pour cette analyse sont des cartogrammes continus, car ils assurent une correspondance topologique avec la carte euclidienne, transformant la taille de leurs zones, mais en conservant inchangées les relations de voisinage entre les communes, ce qui permet de visualiser les relations entre les différentes unités spatiales.
Pour réaliser les deux cartes situées en haut de la planche, nous avons repris la méthode de classification des centres urbains REGIC développée par l’IBGE. Elle propose une hiérarchie d’influences en prenant en compte, d’une part, les masses démographiques et, d’autre part, le niveau d’équipement et de services. Il en résulte cinq niveaux, présentés par ordre croissant d’importance : 5. « Centre local » ; 4. « Centre zonal » ; 3. « Centre infra-régional » ; 2. « Capitale régionale » et 1. « Métropole » (IBGE 2018, 15). Pour faciliter la lecture, les données électorales ont été distribuées sur deux types de cartes, l’un portant sur les métropoles et les capitales régionales et l’autre, sur les trois niveaux inférieurs.
Enfin, un agrandissement de l’espace comprenant les plus grandes métropoles brésiliennes – São Paulo et Rio de Janeiro a été ajouté.
Sur les cartogrammes, on visualise le bon score de Lula dans la métropole de São Paulo aux deux tours de l’élection. Cependant, São Paulo est entouré de zones qui lui sont nettement moins favorables. Cette configuration se retrouve dans d’autres grands centres urbains, ce qui invite à proposer des hypothèses interprétatives.
Des logiques émergentes.
En effet, sur ces cartes (figure 3), le niveau d’urbanité (approché par la masse et l’intensité) se voit, compte et constitue bien une composante de la géographie électorale. On a pu montrer que les mêmes configurations géographiques se répètent dans un grand nombre d’élections (thématiques ou générales) qui se sont déroulées dans de nombreux pays européens et aux États-Unis (Lévy 2022, chapitre 3). Des positions plus ouvertes et plus réflexives par rapport à divers enjeux (le respect des orientations sexuelles et la lutte contre les violences liées à la sexuation et à la sexualité, la place des étrangers, le dépassement des nationalismes et la construction européenne, par exemple) obtiennent plus de soutien dans les grands centres urbains ; au contraire, les positions fermées et réduites à des dichotomies portées par des partis nationalistes et populistes réussissent dans les petits centres urbains et dans les campagnes. L’explication de ce constat repose sur l’idée qu’il existe une relation forte entre les choix d’habiter des individus et leurs choix politiques. Observe-t-on des phénomènes similaires au Brésil ? En tout cas, dès qu’on sort de l’échelle macro-régionale, le premier tour de l’élection de 2022 fait apparaître des différenciations géographiques en lien avec les gradients d’urbanité.
Pour relier le cas brésilien aux situations observées ailleurs, il faut d’abord faire l’hypothèse que le vote pour Lula correspond dans les grandes lignes à ce qui est considéré, en Europe ou aux États-Unis, comme un vote progressiste et d’ouverture, et que, à l’inverse, le vote pour Bolsonaro est un vote réactionnaire de fermeture. Cette correspondance semble plutôt pertinente, à condition de renoncer à taxer Lula et son parti de « gauchisme » (voir plus loin). Ensuite, il faut prendre en compte la taille du Brésil et ses énormes disparités sociales internes, ainsi que les changements politiques qui ont eu lieu à la suite des crises politiques récentes associées à une crise économique et sociale intense. Depuis les années 2010, ni la production marchande ni les revenus ne progressent clairement mais se contentent de monter et descendre dans des valeurs comparables (sur le déclenchement de cette crise, voir Oreiro 2017). La pandémie a été particulièrement dure pour tous ceux qui ne disposaient pas d’emplois protégés. Toutes ces turbulences gênent l’identification et la validation de modèles entre lesquels choisir et qui montrent ailleurs une certaine cohérence. Concrètement, l’élection de 2018 a été fortement marquée par un vote anti-PT et celle de 2022, par un vote anti-Bolsonaro et cela brouille en partie les logiques de fond. Cependant, même au milieu de la tourmente, l’élection de 2022 semble pouvoir, au moins pour une part, être rapprochée des tendances européennes et états-uniennes.
Nous pouvons également établir des comparaisons entre le Brésil et le reste de l’Amérique latine, où se manifeste une radicalisation des antinomies entre progressistes et « néoconservateurs » populistes.
La substance programmatique des mouvements populistes d’extrême droite en Amérique latine, aux États-Unis et en Europe s’organise autour du noyau moral réactionnaire de la défense de la famille traditionnelle menacée de « dissolution ». Cette posture se fait souvent contre les institutions qui ont rendu possible cette évolution, d’où une hostilité de principe à la démocratie et au pluralisme. Elle place le nationalisme au premier plan, les institutions mondiales étant vues comme des ennemis de la morale à défendre. De nombreuses études montrent que, parallèlement aux crises politiques et aux récessions économiques, le mépris des droits humains, incarné principalement dans l’avancement des politiques de genre et LGBTQIA+, a constitué le discours qui a stimulé la popularité et la carrière de candidats tels que Jair Bolsonaro, Donald Trump ou Viktor Orbán (Biroli, Campos Machado et Vaggione 2020 ; Lacerda 2018 ; dos Santos 2022).
Ce discours parvient à exister dans les grandes villes, notamment par des manifestations dans l’espace public et à diffuser dans les villes plus petites, où la résistance à son encontre est bien moindre. La question morale trouve une audience à la fois avec la « classe moyenne » et avec les « classes populaires », mais d’une manière différenciée, avec des motivations distinctes dans les deux groupes, plus idéologique chez le premier, davantage liées aux problèmes de la vie concrète pour le second. D’autre part, l’urbanité des grandes villes peut être comprise comme un facilitateur de confrontation directe avec le populisme réactionnaire et cela peut contribuer à l’hétérogénéité du comportement électoral brésilien dans les grandes métropoles, puisque l’urbanité définie comme combinaison de densité et de diversité peut servir de creuset à la confrontation directe entre les idées les plus opposées.
Un autre aspect qui contribue à l’émergence de nouveaux modèles politiques au Brésil concerne la consolidation du PT comme force politique progressiste. Dès sa naissance, à la fin du 20e siècle, les zones de force du PT ont toujours été les grandes villes. Malgré ses origines syndicales, il obtient rapidement une adhésion, certes variable, dans les grandes villes. Dans ces grandes villes, il dispute le pouvoir politique à des partis démocratiques modérés ou conservateurs, qui sont aussi très présents dans les petites villes et les campagnes. Dans le contexte actuel, une partie de ces formations « centristes » tend à être absorbée ou satellisée par l’extrême droite tandis qu’une autre se rapproche du PT. Cette radicalisation confirme et accentue la spatialité des votes : dans les petites villes de l’intérieur du Sud, du Sud-Est et du Centre-Ouest, la droite populiste emporte la mise avec des succès impressionnants. Seules les petites villes de « province » (interior) du Nord-Est et d’une partie de l’État des Minas Gerais s’écartent de cette tendance et se tournent nettement vers le PT. Inversement, les villes du Nord-Est et d’Amazonie soutiennent moins Lula que les petites villes et les campagnes, ce qui laisse penser que, à Salvador, Recife ou Manaus, l’ancrage du PT est davantage contesté.
Les bons résultats du PT dans l’interior du Nord-Est ont été interprétés comme une adhésion générale des pauvres aux candidats du PT, ce que confirment les sondages. Cependant, cette explication est discutable, car la plus grande partie de l’interior des États de São Paulo et de Rio de Janeiro, se caractérise, malgré la présence de quelques villes dynamiques, par des inégalités fortes, un revenu par habitant très faible et une forte prégnance de la pauvreté. Or, le vote, en 2022 comme en 2018, a massivement penché vers l’extrême droite.
Il ne faut donc pas surestimer le poids des logiques économiques. D’ailleurs, jusqu’au début du 21e siècle, le vote dans le Nord-Est n’était pas « de gauche », tout particulièrement dans les campagnes, encore très influencées par les caciques traditionnels (un phénomène appelé coronelisme, un mode clientéliste autoritaire de gestion des sociétés locales, qui attribuait aux grands propriétaires terriens, les fazendeiros, et à leurs milices des pouvoirs en matière de maintien de l’ordre). Le changement récent des orientations politiques dans cette région apparaît comme un soutien aux politiques fédérales qui ont été effectivement et pleinement capitalisées politiquement, principalement par Lula et par Dilma Rousseff, qui lui a succédé à la présidence du pays. Le « lulisme » ne doit pas être interprété comme une adhésion populiste à un « père des pauvres » fort de son charisme et d’un certain clientélisme (Singer 2012). Il faudrait plutôt dire que c’est l’action politique qui a fait la différence en particulier dans les territoires en crise.
Par ailleurs, la tendance à un plus fort soutien du PT là où les gradients d’urbanité sont les plus élevés n’a pas disparu malgré ses échecs dans les années 2010. Aux élections de 2022 cours, Lula progresse dans les capitales d’État et dans les grandes villes même s’il est battu de justesse à Rio de Janeiro et Belo Horizonte. Ces configurations n’ont pas (encore ?) la distribution aussi claire que dans les cas européens ou étatsuniens, mais elles suffisent à identifier l’émergence d’un mouvement.
Psychopolitiques métropolitaines
La tendance qui se dégage, et se confirme, c’est que le vote le plus progressiste est plus urbain/métropolitain et le populiste de droite est plus « provincial ».
Cela ne signifie pas que d’autres caractéristiques plus classiques disparaissent, mais que quelque chose se passe, qui invite à regarder de plus près la relation entre orientation politique des citoyens et spatialités de vie des individus. L’analyse des votes dans les grandes villes permet d’examiner de plus près cette dynamique. Lula a obtenu de très bons scores à São Paulo et Porto Alegre, deux capitales situées dans des États où le reste du territoire a exprimé une sorte de « contrepoids de l’urbanité » en apportant un franc soutien à l’extrême droite.
Les cas de Rio de Janeiro et São Paulo (la figure 4 porte sur la commune-centre, qui comprend 12,4 millions d’habitants pour une population de l’ensemble de l’aire métropolitaine de 22 millions) se prêtent à une première approche de la diversité des quartiers et leurs multiples profils individuels. Les relations de plus en plus personnalisées que les individus entretiennent avec le politique invitent à essayer de comprendre les paysages psychopolitiques de l’élection. Par ce terme (voir Lévy, 2021), nous indiquons l’ensemble des liens, typiques des sociétés contemporaines, entre singularités individuelles et vie politique.
Il existe ainsi plusieurs situations qui affaiblissent l’argument d’une répartition du vote selon le niveau de revenu : Lula n’a pas récupéré le vote des périphéries très appauvries de Rio. Les pauvres qui se trouvent dans les zones de prosélytisme des églises évangéliques et d’action des milices ont majoritairement voté pour Bolsonaro. Inversement, on peut observer un vote favorable à Lula dans les quartiers de « classes moyennes » où les capitaux économiques et culturels sont fortement présents. Lorsque le capital économique l’emporte nettement sur le capital culturel dans un contexte de faible diversité, comme dans la Barra da Tijuca, c’est Bolsonaro qui gagne, profitant d’une vie locale très communautaire, peu favorable à la libre circulation des idées.
São Paulo, de son côté, montre une grande variété de situations. Il existe de nombreuses banlieues à faibles revenus en moyenne mais jouissant d’une réelle mixité, avec une présence diffuse d’individus à capital social, notamment culturel, plus élevé. Elles sont, davantage qu’à Rio, connectées à la vie des idées, aux mouvements sociaux et aux courants politiques de la métropole, tout cela contribuant à ouvrir le jeu des choix politiques dans ces quartiers. Bolsonaro domine sans équivoque dans les quartiers les plus aisés et où le travail informel est le plus faible. Ce sont des quartiers à faible urbanité relative, peu exposés à l’altérité, fonctionnant comme les gated communities nord-américaines (Oliva, 2004). Inversement, Lula a obtenu de bons scores dans les quartiers de grande vulnérabilité sociale, plutôt isolés et homogènes où les revenus sont faibles et le secteur informel puissant, bref, où les injustices spatiales sont les plus marquées.
Qu’est-ce qui, alors, peut expliquer le nombre élevé de votes pro-Lula dans certains quartiers également à fort capital économique, comme Pinheiros ou les quartiers dynamiques du centre ? Ce sont des quartiers où le capital culturel est lui aussi élevé, plus exposés à l’altérité grâce à leur centralité au sein des réseaux de mobilité, et disposant d’espaces publics de qualité.
À São Paulo comme à Rio, la carte du vote renvoie autant à la différenciation des niveaux d’urbanité qu’à la seule répartition des revenus. Les cartouches ne visent pas à proposer des conclusions définitives, mais plutôt à permettre au lecteur de construire une démarche interprétative qui prend en compte différents aspects de l’urbanisation de la ville. D’un côté, la qualité accrue de la desserte par les transports publics élève le niveau général de l’urbanité. De l’autre, le développement de centres commerciaux ou la « verticalisation » du logement vont plutôt dans le sens de la séparation entre groupes sociaux ou entre quartiers. La localisation des diplômés du supérieur, qui est loin de se superposer à celle des valeurs foncières les plus élevées, ajoute encore un niveau de complexité à l’ensemble. Ces mouvements sont donc contradictoires mais, ce qui est certain, c’est qu’on ne peut se contenter de projeter sur la carte une simple hiérarchie des revenus pour comprendre ce qui se passe. On pourrait appliquer les mêmes raisonnements aux grandes villes du Sud, Porto Alegre, Curitiba et Florianópolis. On peut donc dire que, pour rendre compte du vote, les logiques non économiques méritent pour le moins attention.
Trois modèles et une inconnue.
On peut toutefois en convenir, ce serait une erreur de considérer le Brésil avec la même approche explicative que les États-Unis ou l’Europe.
Sur la carte de l’élection présidentielle américaine de 2020 (Lévy et al. 2020), on note que toutes les agglomérations comptant plus de 2 millions d’habitants ont voté majoritairement pour Joe Biden. Ce seuil est un point limite : au-dessus, aucune ville ne vote républicain, mais il peut y avoir des villes démocrates plus petites. Il existe des variantes régionales qui font varier les points d’inflexion. Si l’on appliquait la même recherche d’un point de bascule au Brésil, entre villes pro-Lula et pro-Bolsonaro on le trouverait tout au sommet de la hiérarchie urbaine, entre Rio et São Paulo, ce qui prouve les limites du seul recours à la taille des villes pour lire la carte électorale.
Il faut donc résister à la tentation d’attribuer la vie politique brésilienne à une simple contamination du style Trump. Il n’est pas si facile d’identifier le « patient zéro » d’un populisme réactionnaire carburant à la post-vérité. Il y a plusieurs candidats sérieux au titre. Chronologiquement, on peut considérer que le pionnier du genre a été Silvio Berlusconi, qui a démontré qu’on pouvait aligner des mensonges cyniques et se faire réélire (Lettieri 2005, Ravaz 2009).
Il faut donc reconnaître les spécificités du Brésil tout en cherchant à penser ensemble les différences que l’on repère.
La complexité propre au Brésil peut être lue comme une superposition de couches hétérogènes les unes aux autres qui interagissent peu entre elles et dont, en conséquence, la cospatialité est faible. Plusieurs espaces occupent la même étendue mais sont animés par des logiques distinctes.
Une première strate est constituée par l’opposition entre un Centre et une Périphérie de développement à l’échelle nationale, la périphérie votant pour Lula et le centre, Bolsonaro. C’est elle qui configure le plus nettement la carte du vote.
Si l’on considère qu’il y a développement lorsqu’une société change en direction d’une situation qui est considérée par ses membres comme meilleure que l’existant, ce processus peut se nourrir de diverses ressources et il ne se réduit pas à la croissance des grandeurs monétaires. Il faut donc nuancer la dichotomie Nord-Sud. Ainsi, le Nord-Est se distingue par sa densité et ses grandes villes, avec une forte présence de capital culturel issue de la rencontre fortement interactive entre populations diverses, toutes choses qui peuvent être vues comme des atouts pour le développement. Inversement, le Centre-Ouest, plus riche, présente certains caractères négatifs en matière de développement : faible urbanisation, niveaux élevés de pauvreté, dévastation de l’environnement, harcèlement criminel des populations indigènes. Le fort soutien de Bolsonaro à une économie prédatrice qui se nourrit sans compter de minéraux et de forêt explique sans doute ses succès dans une région à la croissance fragile. Cependant, pourrait-on objecter, comment expliquer la difficulté du Nord-Est à construire des logiques de développement endogène ? L’enjeu du développement ne peut pas être éludé, d’autant que, pour le moment, il paraît hasardeux de prévoir l’émergence rapide et solide d’un modèle de développement juste dans le Nord-Est.
La force de cette première modélisation de l’espace politique brésilien explique la fragilité du deuxième, correspondant aux oppositions « de classe » traditionnelles. Celles-ci se manifestent surtout au sein du Centre, c’est-à-dire dans les régions du Sud-Est et du Sud, le monde ouvrier choisissant Lula tandis que les chefs d’entreprises, les professions libérales et les commerçants optent pour Bolsonaro. Les mouvements religieux du pôle néo-pentecôtiste brouillent aussi les pistes de ce modèle en convaincant une partie des démunis du Centre de rejoindre les riches, dans la sphère du conservatisme moral. On ne peut donc guère s’attendre à ce qu’un modèle similaire à celui du 20e siècle européen se rencontre au Brésil sous une forme aisément repérable.
Enfin, la troisième logique, qui rompt avec les affiliations automatiques, communautaires ou corporatistes et se situe dans la perspective d’une société d’individus, se manifeste de manière visible et croissante dans les espaces à forte urbanité du Centre. Cela rapproche le Brésil des pays développés d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Asie, et fait émerger de nouvelles manières de faire de la politique qui s’organise sur la base d’un curseur progressistes/conservateurs/réactionnaires/totalitaires. Ainsi, comme on l’a vu, des quartiers aisés à forte composante intellectuelle des grandes villes ont donné la préférence à Lula, à la fois pour se protéger de la menace de Bolsonaro sur l’état de droit et pour se rapprocher des valeurs éthiques véhiculées par le bloc liberté-égalité-solidarité-responsabilité.
On peut alors se demander pourquoi cet ordre décroissant de force explicative (1, puis 2, puis 3) entre les trois modèles se maintient. Pourquoi le clivage Centre/Périphérie, qui s’est mis en place après la deuxième élection de Lula, en 2006, et qui ne s’effrite qu’à la marge en 2022, reste-t-il dominant ?
On peut formuler l’hypothèse, peu documentée dans les travaux disponibles, que les pays d’Amérique latine peuvent être définis, au moins pour une part, comme des sociétés péricoloniales au sens où, depuis leur indépendance, leurs groupes dominants sont restés proches du projet colonial : conception hiérarchisée de l’organisation sociale, préférence pour une démocratie fondée sur la propriété, recours à la violence pour résoudre les conflits, indifférence aux inégalités, approche libertarienne de l’État. Cette réalité pourrait être en partie masquée par les imaginaires « anti-impérialistes » consistant à cacher les empires intérieurs et à aller chercher à l’extérieur les coupables des inégalités intérieures. Dans cette perspective, les vrais colonisateurs seraient les États-Unis et les « bourgeoisies nationales » feraient partie des groupes dominés. Cette thèse a pu être étayée pendant un siècle par l’incontestable réalité de l’interventionnisme yankee, conséquence du protectorat que les États-Unis, au nom de la doctrine Monroe, entendaient établir sur tout le continent. Les choses ont progressivement changé lorsque les gouvernements américains, à commencer par celui de Jimmy Carter (1976-1980), ont bon an, mal an changé d’attitude. Or les problèmes de l’Amérique latine n’en ont pas disparu pour autant et les tentatives des nationalismes d’extrême gauche ou d’extrême droite pour maintenir ce modèle explicatif se révèlent être des leurres destinés à retirer aux acteurs latino-américains leur responsabilité première face aux grands problèmes de leurs propres sociétés.
Dans ce contexte, deux types d’évolutions de l’action publique peuvent être observés : dans un cas, le modèle péricolonial se maintient et la redistribution, contrainte par des taux de prélèvements obligatoires faibles (autour de 25 % du PIB), rencontre vite ses limites ; dans l’autre type, on observe une hausse nette, parfois rapide de ces taux jusqu’à environ 40 %, un niveau qui les rapproche des valeurs européennes (UNU-WIDER 2022). Le Brésil entre dans cette deuxième catégorie. C’est dans les années 1990, avant même la victoire de Lula, qu’un changement notable de la fiscalité brésilienne s’est fait sentir, et qui se consolide aujourd’hui.
Or, les États-providence puissants (Argentine, Uruguay, Brésil) ne s’en sortent pas toujours mieux que les plus modestes (Chili, Mexique, Pérou). Si l’on considère l’Indice de Développement Humain, le Brésil (87e sur 191) peut être considéré comme l’un des pays obtenant la plus faible productivité de son État social. Cela s’explique par une logique implacable : les inégalités initiales sont telles que la lutte inconditionnelle contre la pauvreté, consistant en une simple redistribution publique de biens privés, absorbe l’essentiel des ressources de l’État. Faute d’une perspective de développement endogène solide, cela peut durer encore longtemps. Si, à l’inverse, un horizon de développement apparaissait, la charité envers les pauvres, qui domine actuellement, laisserait peu à peu place à la solidarité, dans laquelle les défavorisés (habitants et territoires) deviendraient aussi progressivement contributeurs au « pot commun ». Mais si cet horizon fait défaut, les politiques publiques doivent parer au plus pressé et s’épuiser dans une pure redistribution.
Au Brésil, de nombreux membres de groupes sociaux intermédiaires (employés, techniciens, enseignants, petits entrepreneurs, etc.) ont développé une vision pessimiste de la pression fiscale, qui affecte significativement leurs ressources sans donner la preuve claire, à leurs yeux, qu’un « retour sur investissement » est en vue. Cela provoque un scepticisme croissant à l’égard de l’action publique et encourage le simplisme, le populisme et l’extrémisme que les manifestations massives de la « classe moyenne » de 2016 ont bien exprimés. À leur tour, ces processus sont défavorables à la croissance, comme le montre la dynamique de stagnation du PIB du pays depuis une dizaine d’années.
Que, par ailleurs, Lula soit perçu comme plus à gauche, donc encore plus « confiscatoire » que les progressistes européens et américains pourrait aussi jouer son rôle. On peut en effet se demander si les origines « gauchistes » de Lula expliquent sa difficulté à se présenter comme candidat du « parti du mouvement », modéré dans ses orientations et dialoguant avec tous. Le fait que, depuis sa deuxième élection, on ait vu réémerger la division Nord-Sud suggère pourtant que le problème est ailleurs. Lula est bien devenu un social-démocrate fréquentable par une bonne part des possédants, mais la social-démocratie n’est pas facile à mettre en place au Brésil, car les principaux contributeurs à l’État-providence ne cachent pas leurs réticences alors que, pour leur part, ses bénéficiaires principaux n’y apportent que très peu de ressources financières. Les biens publics (éducation, santé, urbanité, mobilité…) disponibles pour tous ne sont pas très visibles. Lors des manifestations de masse contre la corruption qui ont conduit à la destitution de Rousseff en 2016, il n’est pas absurde de penser que l’adversaire principal des protestataires de ce « groupe moyen » n’était pas le PT-corrupteur (ce parti était loin d’être le plus compromis, cf. Wikipedia 2022) mais le PT-redistributeur.
Dès lors, une évolution du Brésil à l’Argentine n’est pas à exclure : dans ce pays voisin, particulièrement riche dans les années 1940, une gestion catastrophique des contradictions et des conflits de la société a plongé le pays d’abord dans l’instabilité (années 1950-1980) puis dans une spirale de dé-développement dont il peine encore aujourd’hui à sortir. Réduire les inégalités tout en mobilisant la société dans son ensemble pour atteindre un bien-être partagé, c’est ce que le Brésil, depuis 2006, ne parvient pas à faire.
Si l’élection de Lula constitue un préalable pour éviter une catastrophe, elle ne contient pas en elle-même la solution à la question de fond : comment faire du Brésil une fédération de projets de développements endogènes à toutes les échelles ? La réponse reste à venir.