Au départ, il y a un contrat: un trajet en taxi est offert à un habitant de Sao Paulo en contrepartie d’une histoire racontée. C’est l’idée directrice du film, proposée par l’artiste Fabiana de Barros au cinéaste suisse Michel Favre. À l’arrière d’une voiture, se trouve l’artiste qui accueille un passager et qui lui soumet, en guise de support mental, une image que le spectateur ne voit pas. Cette image déclenche la prise de paroles, le trajet peut commencer dans l’imaginaire et dans la métropole du Brésil.
Le film devient le récit d’histoires personnelles, souvent autobiographiques, qui projettent le sujet parlant dans l’image regardée. Le passager s’approprie l’image pour la mettre en résonance avec son vécu, sa mémoire, ses obsessions, ses questions. La voiture d’Images à paroles ressemble à un arbre à palabres. Ces histoires racontées dans le taxi coïncident avec les images urbaines filmées durant le trajet. On quitte le conteur pour effectuer une promenade dans Sao Paulo. L’histoire personnelle devient alors comme la légende du parcours urbain. Se produisent moult échos et coïncidences, moult dissonances aussi entre le «texte» et l’«image». C’est là un des intérêts premiers du film qui, en juxtaposant paroles et images, interroge l’écart entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, met en scène une immense zone d’imaginaire et provoque des constellations de sens. Images à paroles pointe une des problématiques essentielles de l’image : sa lecture et sa vision, son mutisme et sa prise de paroles, son champ et son hors–champ. Adoptant une démarche artistique plutôt que rationnelle, Michel Favre traite, par le cinéma, une problématique qui relève du sémiologique, du politique et de l’esthétique.
Une situation.
Dans le taxi, Fabiana de Barros soumet au passager une image. Celle-ci, on le comprend assez rapidement, provient d’un répertoire constitué par le Dr. Henry Murray (1893-1988), psychologue américain qui a mis au point, dans les années 1935 à 1943, le test Tat (Test d’Aperception Thématique). Ce test était fondé sur des images proposées aux patients, elles avaient pour but de faire advenir un récit qui permettait de poser un diagnostic. Le film se creuse alors d’une succession de séquences qui présentent une dizaine d’images du test. Cet aspect historique est retracé par le troisième locuteur du film, le Professeur Wesley G. Morgan, universitaire travaillant à Knoxville qui a étudié de manière rigoureuse et passionnée la constitution de l’album d’images de Murray : le choix des images découpées dans des magazines populaires, leurs manipulations formelles pour en faire ressortir certains éléments et pour en faire disparaître d’autres. On participe à la fabrication des images de Murray et on entre aussi dans la psychologie du chercheur qui dévoile peu à peu sa personnalité. Le fait troublant est que l’universitaire livre davantage ses pensées, ses désirs, par le biais de son étude scientifique que les passagers de la voiture qui racontent une histoire subjective. On pourrait dire que l’activité réflexive montre mieux une personnalité qu’une fiction libre. Toutefois, le film porte son attention sur les propos des passagers.
Réel et fiction ; image et récit.
Dans Images à paroles, deux éléments se télescopent : un récit et une ville. Le passager parle et ses mots se superposent aux images de Sao Paulo. La rencontre entre ces deux entités fort éloignées l’une de l’autre rappelle les éclats de sens des collages surréalistes. Le montage du film met en place plusieurs types de collusions : la différence intégrale entre le récit et les images, un certain écho possible, parfois drôle ou encore absurde, une osmose entre la ville et la narration. Parfois encore, la narration illustre le discours et inversement, produisant alors une tautologie. Michel Favre se préoccupe depuis longtemps des relations entre le réel et la fiction, entre l’image et la parole. Il explore le matériau filmique en pratiquant aussi la mise en abyme du film, lorsqu’il fait apparaître une partie du générique du film sur des écrans publicitaires géants ou encore lorsque l’on voit la caméra fixée sur la voiture qui suit le taxi et qui filme le trajet urbain. Cette métaréflexion révèle à la fois les préoccupations du cinéaste et situe le film dans une certaine histoire du cinéma helvétique. Dans ce sens, on pourrait évoquer, par opposition, le documentaire de Jean–Stéphane Bron, La bonne conduite (1993) qui se déroule aussi dans une voiture, celle d’un moniteur d’auto–école. Cinq rencontres ont lieu entre des apprentis conducteurs et leur enseignant. L’interlocuteur ici est invisible et inaudible. Les échanges de paroles révèlent des personnalités, un état d’esprit, des positions politiques. Une société se découvre au fil des images qui emmènent le spectateur sur les routes de Suisse romande, entre villes, bourgs et campagnes. Si le film relève du documentaire, le récit des protagonistes construit une narration riche en rebondissements, en suspens, où des existences se racontent sur les modes tragiques et comiques. Les images et les prises de parole glissent de manière fluide et leur rencontre ou leur opposition sont suggestives et jamais appuyées.
Images à paroles insiste, quant à lui, sur les collisions, les fractures et les rencontres entre fiction et réalité, entre cinéma et réel et fait œuvre de manifeste. Le film entend mettre en évidence les liens entre le réel et l’imaginaire, entre la réalité et la fiction, entre le visible et l’invisible, entre le visible et dicible, entre la ville et la psyché, entre le corps et l’esprit. Un nombre considérable de connexions se produisent entre tous ces éléments dissociés et réajustés brièvement. Sur l’écran se produit un feuilleté d’images qui tend à désintriquer la relation entre parole (autorisée) et image (illustrative). Le cinéaste instille du jeu dans tous les sens du mot entre ces deux entités enfermées dans leurs carcans respectifs.
Cartographie urbaine et cinéma.
Le grand mérite du film de Michel Favre est de proposer au spectateur une déambulation dans les rues de Sao Paulo. On perçoit une sensibilité et une connaissance de la ville. Hors de toute visite « touristique » ou spectaculaire, les trajets de nuit et de jour délivrent par touches les multiples composantes de la ville : son architecture, son activité avec les petits métiers immédiatement visibles depuis la voiture (coiffeur, fleuriste, vendeurs de journaux, de boissons, …), les flux, les visages et les corps des habitants, les paysages. On se perd dans cette métropole et cette errance créée par les images devient une flânerie contemporaine. Défilent les rues commerçantes et résidentielles, les routes périphériques avec leurs bretelles enchevêtrées, les carrefours, le film prend alors des allures de road movie revisité. Le montage crée une rythmique: même si on entend quelques notes d’une célèbre sonate de Beethoven, la vitesse des images évoque plutôt le free jazz. Des pauses sont aussi présentes, comme plusieurs séquences en noir–blanc (entraînement de boxe, avion traversant lentement le ciel entre deux buildings), qui s’incrustent dans le tissu du film. On pense lors à La Jetée de Chris Marker.
La ville chez Michel Favre exhibe vitrines, façades, palissades, barrières, voitures, trottoirs, série d’objets qui défilent en un plan continu creusé quelquefois par des rues transversales, des panoramas de zones périphériques. Se construit une représentation inédite de la ville, par une succession infinie de surfaces. On n’est plus dans les profondeurs de la ville, la ville viscérale, comme chez Walter Benjamin, par exemple. Se présente une ville en plan, donc une image–carte qui, par le mouvement de la caméra et de la voiture fait défiler une succession d’images-ondes. La ville n’est plus un corps dont on analyse le métabolisme et où l’on sonde les profondeurs anatomiques, mais un réseau, ou encore un tracé sismographique. La ville-carte, résolument contemporaine, montre l’évolution de notre perception urbaine et offre une nouvelle proposition de représentation. La ville ainsi « feuilletée » compose un atlas de plans en mouvement qui confère au cinéma une dimension cognitive incrustée dans son esthétique.
Michel Favre, Images à paroles. Documentaire de 90’, 2006. Produit par Ulrich Fischer. Parution en Dvd : 2009.
Illustration : Danny McL, « Sao Paulo Taxi », 05.06.2006, Flickr, (licence Creative Commons).