Étymologiquement, d’origine imprécise (italienne, française ?), le terme « trafic » est associé à l’origine au négoce, à la circulation et à l’échange des marchandises. De nos jours, il est devenu omniprésent et acquiert des valeurs sémantiques spécifiques et selon l’univers de discours ou domaine choisi : le transport, le commerce, l’informatique, la télécommunication, ou la délinquance.
Sur l’angle cybernétique, cependant, la particule latine tra (à travers, au-delà de) suggère dans tous les cas le changement de position, le déplacement (va-et-vient), la modification d’état d’un élément ou d’un système, par une conversion, une transition, un transfert et une transformation d’un état x vers un état y à travers un « canal » de communication (voies physiques ou virtuelles). L’idée de transaction et ou convention est aussi, explicitement ou implicitement présente.
Le trafic est donc un ensemble d’éléments ou de choses en mouvement (objets, informations, passagers, biens, véhicules) qui se déplacent sur un canal ou un réseau donné en vue du transport, d’une transaction, d’un échange ou transfert de ces d’éléments. Dans le domaine des transports, on y associe à cette notion, l’idée de flux, de circulation, de densité, de mobilité, de communication, de rapidité. Elle comporte l’aspect quantitatif, la nature économique d’un mode de transport spécifique (routier, ferroviaire, fluvial ou aérien) et le volume de circulation par unité de temps. Ce trafic s’exprime le plus souvent en véhicules/kilomètres ou en tonnes/kilomètres. Le mouvement des véhicules sur la voirie, et par extension, des piétons, des trains, des voyageurs, etc. est donc l’expression économique des échanges, mais aussi l’expression sociale de besoins de mobilité.
En informatique et télécommunications, le trafic caractérise l’importance et la fréquence d’un ensemble d’informations qui circulent sur une voie de transmission (Jacques Virchaux). Le trafic est plus souvent défini par des seuils de messages/seconde (débit mini-max). À travers des différents déterminants (flux, flot, densité, intensité) l’analyse du trafic permet de caractériser les composants intégrables dans la construction d’un système temps réel, d’établir les temps de réponses et les files d’attente. L’agencement des réseaux de commutation nécessite l’étude du trafic estimé pour dimensionner les nœuds et les artères de transmission.
Socialement, les acceptions les plus courantes et médiatisés du trafic sont liées d’une part à la clandestinité d’une action (trafic d’armes, de drogues, d’influence) et d’autre part au mouvement et à la circulation des véhicules, des piétons ou des biens dans un espace généralement organisé et délimité (autoroutes, rues, couloirs). C’est cette deuxième signification qui nous concerne le plus car elle caractérise ce qui K. Lewin appelle « champ social ». Le champ se définit comme une totalité sociale dynamique, constituée par des entités coexistantes, pas forcément intégrées entre elles et qui « ne se réduisent pas à la juxtaposition de ses parties ni seulement à l’une ou l’autre de ses composantes ». Le champ est toujours en interaction avec un environnement défini et à l’intérieur d’un même champ social peuvent coexister des groupes, des sous-groupes, des individus séparés par des habitus sociaux ou reliés par des intérêts communs et de communications.
Le trafic dans le domaine du transport (routier, ferroviaire, maritime et aéronautique) confère au terme aussi bien la dimension de densité, de mobilité, d’écoulement, de fluidité (Christophe Jemelin), que celle de sécurité et de communication inter – agents. Ce trafic peut être régulé et organisé (des voies spécifiques, des signaux, des consignes) ou non organisé (en général illicite ou construit ad hoc par un besoin d’échange ponctuelle). Bien que dit « organisé », le trafic soulève cependant de nombreux problèmes quant à son fonctionnement fluide, et faire usage des méthodes de type « théorie des queues » ou des processus stochastiques, par exemple, permet de modéliser un « système » dont le comportement n’est que partiellement prévisible.
C’est l’espace et le temps qui caractérisent le plus ce type de trafic. Rapprocher (l’espace), ramener (d’un endroit à l’autre), rapporter (économiquement) et raccourcir (le temps) sont ainsi les attributs qui caractérisent le mieux cette notion de trafic.
Si on se résume à ce qui concerne le plus le quotidien du citoyen — le trafic routier organisé — on remarque qu’au-delà de l’avantage en termes d’espace-temps réduit, le réseau du trafic devient un système à part, avec des interactions spécifiques et des effets sur d’autres modes (modes de vie, urbanisme, sécurité, gestion et gouvernance).
Sous l’angle psychosocial le trafic devient un « monde » avec de règles de fonctionnement pas toujours claires (e.g. trafic in vagues, embouteillages), il fait apparaître les effets pervers indéniables de la mobilité ou de l’hyper mobilité (congestions, accidents). La dimension de la sécurité est sans doute le plus dramatique, vu le nombre de tués sur les routes (40 000 morts/an en Europe de 15 pays). Les nouvelles technologies pénètrent aussi de plus en plus dans ce monde qui particularise et complexifie encore plus le système. Sa fiabilité n’est pas pour autant toujours gagnante et le trafic urbain et périurbain, par exemple, pose des problèmes qui s’exportent très bien autour des grands villes du monde — de nouveaux risques qui se mondialisent.
Sous l’angle sociétal, et puisque les véhicules ne sont pas des signaux électriques ou binaire, mais conduits par les hommes, les sciences humaines sont de plus en plus impliqués (aspects juridiques, sociologiques, anthropologiques, politiques, voire philosophique). Plus particulièrement, la psychosociologie du trafic gagne un statut distinct par des recherches spécifiques ou institutionnalisation de la discipline. Elle est concernée par la nature et les causes des comportements humains en général mais aussi par des phénomènes plus spécifiques de perception, de cognition, d’attitudes, de motivations, de prise de risque, d’éducation, de facteurs de personnalité, d’ergonomie, etc., induites par, ou qui se répercutent sur le système précité. L’émergence des nouveaux types de risques, la diffusion de certains types de comportements dans le trafic, la communication interpersonnelle, l’immunité subjective face aux risques, le transfert de responsabilités induites par les nouvelles technologies ou l’acceptabilité sociale de certaines mesures ou décisions politiques, sont quelques-unes de ces nouvelles problématiques abordés par les sciences humaines et sociales. Bien que les théories sur le fonctionnement du système abondent (« homéostasie des risques », « risque zéro »), le système reste toujours ouvert et exploitable scientifiquement.
Par ailleurs et sous l’angle sociologique, on se demande si on ne peut pas associer au monde du trafic un espace de confrontation des nombreux habitus pris aussi bien dans le sens d’Aristote que celui de Bourdieu. Les acteurs sociaux (même dans le trafic) développent des stratégies, des manières d’être, fondées sur des dispositions acquises par socialisation (imitation, mimétisme) et par l’incorporation des expériences, qui sont adaptées ou transposés aux nécessités du monde social, bien qu’elles soient inconscientes. En psychologie, cette notion d’habitus est équivalente à celle de « représentation sociale » que les individus ont sur les règles de fonctionnement d’un système ou d’une situation. Mais, cette représentation est-elle cohérente et en accord avec la dynamique des changements dans les sociétés dit modernes ?
L’ensemble d’agents dans le trafic et des véhicules ou plutôt l’interaction de leurs différents habitus se structure dans une sorte de méta-habitus qui devient le médiateur entre l’individu et le champ des ces contraintes de déplacements dans l’espace-temps. Entre l’individuel et le collectif, entre la pratique et le symbolique; choix de type d’automobile, choix de vitesses et manière de conduite (arrogante /agressive ou coopérante/ participative). Autrement dit, comme un habitus de second degré au sein duquel les savoirs habituels, historiquement façonnés, qui forment l’habitus de premier degré sont obligés de s’adapter (au monde du trafic) et de s’auto- réorganiser en permanence.
Au-delà de ces aspects et pas au dernier plan, une approche multidisciplinaire s’impose donc car le trafic n’est pas unidimensionnel mais caractérisé par des interactions complexes délimitées en partie par la triade homme / machine / environnement, mais aussi par des conflits d’intérêts à d’autres échelles. Le « coût de la vie humaine », la ségrégation spatiale, l’existence de sur-risques d’accidents pour les plus jeunes, ou l’économie de la sécurité routière en général sont parmi d’autres thématiques peu abordées jusqu’à présent. Par ailleurs, la prise de conscience du public quant à la hypertrophie et aux limites du système du trafic routier doit être renforcée. Car un nouveau besoin social émerge de plus en plus – le passage progressif à d’autres modes de déplacements (transport en commun, vélo). A partir de là, le problème change considérablement d’échelle : outre l’apport des sciences sociales, la réflexion d’une ingénierie du trafic intègre une réflexion sur un design cohérent des infrastructures, la mesure des impacts des nuisances ; elle ne concerne donc plus seulement l’usager versus l’industrie, mais aussi le politique et la gouvernance des société en général.
Photo 1 : The M3 in Hampshire (England), open source. Photo 2 : Angel light, open source.