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Serendipity.

Tous touricistes !

Ailleurs ? C’est ici.

Cet article est proposé par le rhizome Chôros.

Femme tournant sur elle-même (source : rrrrrrrroll_gif, 2012)

Le 3 juillet 2020, le journal belge RTBF Info publiait un reportage sur une famille d’Écaussines habituée à prendre ses congés annuels dans un camping situé à une dizaine de minutes de son domicile. « Je vois pas l’utilité d’aller autre part. […] La Belgique reste la Belgique, moi j’aime bien mon pays. Chacun pense comme il veut » arguait Jean-Louis tandis que sa femme Béatrice précisait les raisons de son choix pour ce type de vacances à deux pas de chez soi : « Ce que j’aime, c’est retrouver les amis, pouvoir faire du jardinage, retrouver un peu de sérénité. […] Quand on vient ici, on peut dire qu’on décompresse ». Plusieurs remarques s’imposent d’emblée. La période faisait suite au premier confinement lié à la pandémie de Covid-19 avec son lot de restrictions de la mobilité dans des périmètres resserrés autour des domiciles. Proposer un éclairage sur cette pratique était en quelque sorte dans l’air du temps et une échappatoire possible permettant de « faire contre mauvaise fortune bon cœur ». L’idée de prendre des vacances à proximité de chez soi n’est par ailleurs pas nouvelle et la promotion d’un tourisme « local » a été déclinée dans de multiples campagnes dès les années 1980. Lancées au niveau national comme avec Atout-France, l’agence de développement touristique française, ou au niveau régional, elles jouent sur des ressorts et des méthodes assez semblables. Les slogans proclament que « l’ailleurs est ici » tandis que des images qui rivalisent d’exotisme et d’évocations lointaines contrastent avec une inscription affirmée des lieux. Ce sont par exemple les Caraïbes (« Cet été, naviguez aux Caraibzh ») ou la Californie (« Cet été, surfez en Kerlifornie ») en Bretagne tandis que la Bourgogne Franche-Comté vante un « Sortez chez vous » ou encore la Corse présentée, depuis de nombreuses années, comme « la plus proche des îles lointaines ». Dans cette veine, le hashtag #CetétéJeVisiteLaFrance a eu un réel succès sur Twitter.

L’exotisme serait à chercher et à trouver sur place. Les inconvénients des longues distances à parcourir étaient d’ailleurs parmi les arguments de Jean-Louis et Béatrice qui exprimaient leur désamour de l’avion et rechignaient aux voyages longue distance : « si on veut aller plus loin, il faut quand même rouler 1000, 1500 ou 2000 km ». Ils n’hésitaient pas non plus à se revendiquer d’un entre-soi situé aux limites d’une certaine forme de xénophobie : « Je pourrais partir à l’étranger oui, mais les contraintes c’est l’avion, réserver les billets, ne pas savoir comment sont les gens, dans le lieu où je vais les trouver, comment ils sont. Est-ce que je vais m’entendre avec les autres personnes ? Ici, j’arrive, je suis tranquille, je connais tout le monde, j’ai mon plaisir. Je pourrais partir à l’étranger mais ce sera pas la même chose ».

De fait, ce type de pratique est aujourd’hui pris dans des lectures toujours plus moralisatrices associées aux mobilités, soit qu’on les moque avec plus ou moins de bienveillance, soit qu’on les loue comme un nouvel horizon vertueux au prisme du slow tourism et d’un localisme décliné désormais sous toutes ses formes. Comment d’ailleurs penser l’inscription de cet habiter dans le champ du touristique ? Que disent les arguments qui le portent aujourd’hui et sont-ils seulement les fondements d’un marketing du moment ?

Staycation, c’est dans le pot local qu’on fait (aujourd’hui) le meilleur tourisme ?

Né de la contraction entre « stay » (rester) et « vacation » (vacances, en anglais nord-américain), le nouveau concept de staycation vient, comme il se doit quand il s’agit de néologiser un certain nombre d’innovations ou de pseudo-innovations, des États-Unis. Une francisation possible pourrait être proposée à travers l’expression de touricisme (tour-ici-sme), en laissant ouverte la question d’une redéfinition de la notion même de tourisme. L’idée : être en vacances sans quitter son environnement de résidence, construire un habitus inhabituel sans dépaysement et sans réelle délocalisation. « Recréation » des individus il y aurait pourtant bien dans des configurations spatiales spécifiques, avec une forme originale de « déplacement et d’habiter temporaire hors des lieux du quotidien » (équipe MIT, 2002, 2005, 2011 ; Knafou et Stock, 2013) ? Si l’on s’efforce de positionner la staycation ou le touricisme dans le champ épistémologique du tourisme, on perçoit rapidement les questions et enjeux inhérents à ces spatialités. Il y a bien sûr une différence à établir entre délocalisation (changer de lieu) et déplacement (changer de place). La staycation, c’est se déplacer sans se délocaliser, ou un minimum. La durée du séjour constitue-t-elle par ailleurs toujours un critère du tourisme ? Pour éviter la confusion avec les loisirs, la staycation (Dissart, 2020) supposerait une durée effective dépassant vingt-quatre heures mais limitée à quelques jours, plus rarement quelques semaines. Rappelons ici qu’avant la Covid-19, près de quatre Français sur dix ne partaient pas en vacances – selon la définition d’un séjour d’au moins quatre nuits consécutives hors du domicile pour des motifs autres que professionnels (CREDOC, 2021). Initialement conçue comme des « vacances à la maison » contraintes par des périodes de crise (certains datent les débuts du concept à la crise des subprimes, à partir de 2017), la pratique suppose plus volontiers aujourd’hui un hébergement hors de chez soi avec une durée de séjour au-delà de la journée. Au départ subie, la staycation relève en l’espèce d’un choix, y compris quand on reste strictement chez soi. Dans ce dernier cas, la touricisation passe par une démarche volontaire qui n’a rien d’évident dans le cadre des ancrages fonctionnels du quotidien.

Toutefois, dans le même habitat ou pas, il s’agit d’un habiter temporaire construit et planifié. Par principe, l’éloignement du domicile doit être entendu comme limité, mais jusqu’à quelle distance ? S’agit-il de « rester » dans une maille associée à son domicile principal avec la question de la pertinence du choix de celle-ci ? Une autre hypothèse serait de retenir le périmètre d’abonnement au système de mobilité publique autour du domicile considéré. Dans le cas de Paris, par exemple, c’est le périmètre du Pass Navigo – l’Île-de-France – qui définirait le potentiel spatial de staycation. Mais en Suisse, l’Abonnement général, qui couvre tout le pays, constituerait-il la bonne mesure ?

Une communauté d’ambiance sensorielle pourrait également constituer un socle d’exercice pour ce genre de pratiques. Au-delà, il faut sans doute distinguer ici le proche (soit l’aisément accessible dans une continuité) et le local (à considérer comme le plus petit niveau de société dans un contexte donné, qui peut tout de même être très consistant dans les grandes aires urbaines). On peut être dans le local sans être proche. Dans tous les cas, il est important de considérer des espaces de référence internes, par définition ductiles et fractionnés.

Dans ces espaces vécus instables et mobiles (Frémont, 1976 et Retaillé, 2009), la staycation s’exprime aussi dans des dimensions matérielles plus ou moins marquées avec des changements d’habitacles pour les déplacements et/ou les hébergements. Ainsi, le site staycation.fr, également décliné dans une application mobile, rassemble une panoplie de possibilités dans un registre qui s’apparente en fait à du tourisme de week-end (les offres d’« expériences staycation » étant d’ailleurs actualisées tous les mercredis) présenté comme haut de gamme. La promesse est la suivante : « Upgrade your everyday! » (« améliorez votre quotidien » ou « montez en gamme votre vie de “tous les jours” ») tandis qu’est donné accès à des logements et des services de luxe à des tarifs préférentiels. L’imaginaire sollicité est celui de l’exotisme (« Hanoï Kitchen », « American Dream », « Paris Latino », « Orient Express », « Tokyo-les-Bains »…), avec aussi des possibilités « entre copines », « sans les enfants » ou « en solo ». Cette exotisation (Staszak, 2008) est dans ce cas une construction renversée des points de vue, une importation du « lointain » reconstruit dans l’espace ordinaire. Les informations personnelles données au moment de l’inscription incluent les temps de parcours depuis chez soi et on perçoit aisément que le local est ici fondamentalement celui de l’archipel métropolitain. La discontinuité offerte est celle d’un niveau de services, une parenthèse matérielle dans le prolongement de la quotidienneté. Ce sont ainsi toutes sortes de « packs » avec privatisation d’un spa ou d’une piscine, des formes de surclassement, des offres « Spécial déconfinement » à moins de 100 km… Les plateformes des voyagistes ne s’y trompent pas qui identifient désormais dans leurs offres des catégories staycation.

Les arguments économico-écologiques sont tout trouvés : moins de transports et d’empreinte carbone, moins de dépenses (en théorie), plus de consommation locale et plus de temps disponible, pas ou peu de valises… La staycation ou le touricisme serait aujourd’hui une forme de panacée, une des façons de « sauver nos vacances sans détruire le monde » ! Mais ce « chacun chez soi et les touristes seront bien gardés » n’expose-t-il pas à des logiques de repli et ne fragilise-t-il pas une économie d’accueil de l’extérieur au bénéfice d’une économie métropolitaine de loisirs ? Dans un contexte de réinvention du tourisme que Rémy Knafou (2021) appelle de ses vœux, ces pratiques ne manquent pas de questionner notre rapport à l’altérité et à la quotidienneté.

« Réinventez-vous » autour de vous qu’ils disaient…

Si tu ne vas pas au Monde, le Monde viendra à toi est un discours ancien dans le champ de ce que Darebellay et Stock (2012) appellent le touristique. N’est-on pas ainsi enclins depuis longtemps à définir et à voir tel ou tel site comme « la petite Amsterdam » ou « la petite Venise » (la France elle-même en compterait pas moins d’une dizaine d’équivalences dans son genre : Pont-Audemer, Colmar, Sète, Martigues, Port-Grimau, Annecy,…) ? Les reconstructions de l’ailleurs dans l’ici ont des traductions parfois très concrètes comme à Las Vegas où différents hôtels peuvent chercher à fabriquer des ambiances à thème comme c’est le cas avec le fameux The Venetian. Ce sont encore des monuments voire des quartiers emblématiques entiers qui sont reconstruits à l’identique. La Chine s’est faite la championne de ce type d’exercices architecturaux avec une reproduction grandeur nature du Sphinx de Gizeh dans la banlieue de Shijiazhuang, à 300 km au sud-ouest de Pékin. Les répliques monumentales sont de fait un exercice courant comme avec cette autre reconstitution de la tour de Pise à Shanghai. Toujours en Chine, évoquons encore le village de Huizhou dans le Guangdong, conçu comme l’exacte reproduction du village autrichien de Hallstatt. Construit au début des années 2000 dans la banlieue de Shenyang, capitale du Liaoning, « Holland Village » est un quartier imaginé dans le pur style néerlandais. Mais le complexe a depuis fait faillite et la plupart des bâtiments ont été démolis… Bien avant la conceptualisation de la staycation ou du touricisme, il y avait là la volonté de produire sur place un cadre matériel restituant un ailleurs plus ou moins fantasmé et idéalisé. Dans ce cas, il s’agit en effet sans doute davantage d’un miroir paysager que d’une réelle translation spatiale.

Beaucoup de parcs à thèmes ont pu jouer des ressorts de l’exotisme indoor, avec des attractions inspirées de tel lieu ou de tel pays. Au-delà, cela passe parfois par la reconstitution d’un environnement et des pratiques qui lui sont associées. C’est le cas par exemple de « la montagne » que l’on fait (ré)apparaître « loin de la montagne » (Bernier et Gauchon, 2013 ; Jakob, 2021). Les sociétés n’ont ainsi parfois pas hésité à construire des montagnes de toutes pièces. Après la Seconde Guerre mondiale, les 75 millions de mètres cubes de déblais des ruines de Berlin-Ouest furent peu à peu entassés en bordure de la forêt de Grunewald, au point de constituer une colline, la Teufelsberg, dominant d’environ 80 mètres le lac voisin. Au sommet, on installa une station d’écoute et, sur les pentes, un stade de saut à ski ; des compétitions s’y déroulèrent jusqu’en 1969. A Lyon, en 1964, c’est un télésiège qui fut inauguré sur les pentes de Fourvière où il fonctionna pendant une dizaine d’années. Ainsi, les sports d’hiver se sont installés loin de la montagne bien avant que soient construits les premiers ski-dômes… En France, on pense à celui d’Amnéville, dans le bassin minier lorrain, aménagé sur un ancien terril recouvert d’une structure métallique : il offre une dénivellation de 80 mètres enneigée par 15 canons à neige. Des moniteurs de ski y sont installés, des chalets « typiques » reconstitués, des menus « montagne » proposés… autant de schémas que l’on retrouve par exemple dans celui de Dubaï aux Émirats arabes unis. Autodéfinie comme un « plat pays », la Belgique s’est également dotée d’une dizaine de ski-dômes et de sites extérieurs à revêtements synthétiques. Les pratiques sont en quelque sorte exportées en dehors des lieux habituels de leur déploiement et amenées sur place à de nouveaux usagers potentiels dans la sphère de leur espace proche sinon local.

Être un touriste dans son propre environnement, un touriciste, c’est aussi développer des compétences pour se réinventer et peut-être réinventer le tourisme. L’offre croissante d’outils de simulation relève d’une famille d’innovations. Les grandes métropoles ont toutes aujourd’hui des guides à énigmes et autres parcours d’enquêtes. C’est le cas par exemple de cette déambulation dans le quartier de Midtown à New-York sous la forme d’un jeu de piste. Cela peut aussi relever d’un itinéraire artistique comme avec Boulevard Paris 13 qui organise une visite des lieux du street-art du 13e arrondissement. Mobiliser ces jeux de pistes revient en fait à recourir à des formes de récit classiques ; c’est une découverte plus qu’une exploration. En ce sens, il s’agit vraisemblablement d’une forme de leurre car les scénarios de balades, y compris dans leur nombre et leur variété, sont définis dans un espace délimité. Ils encadrent en ce sens le vécu d’une sérendipité qui n’en est pas vraiment une… Ce faisant, la proposition (dont il ne faut pas oublier le caractère commercial) paraît relever de traversées du local plutôt que du local comme espace de traverser (ou traversée). Dans ces conditions, la pluralité des situations proposées n’est pas en mesure de produire un espace singulier. L’engagement des actants dans une intrigue qui n’est pas la leur conduit à ce qu’on pourrait appeler une récitation spatiale. Ce faisant le touriciste s’expose aux mêmes écueils spatiaux que n’importe quel touriste…

Dans « Point à la ligne ! Quand le Petit Poucet apprend à dessiner » (le Riens du tout de mai 2019), nous avions déjà souligné d’autres formes possibles de réinvention du local. Il s’agissait d’appréhender un ensemble de dispositifs remarquables mis en œuvre par l’association « A travers Paris ». Menée pour l’essentiel par des étudiants en urbanisme, en architecture et en paysagisme, elle propose une série d’expériences pour s’approprier l’espace public près de chez soi. Elle a d’ailleurs fait sienne cette invite de Georges Perec dans Espèces d’espaces (1974, p. 73) :

Continuer
Jusqu’à ce que le lieu devienne improbable
jusqu’à ressentir, pendant un très bref instant, l’impression d’être dans une ville étrangère, ou, mieux encore, jusqu’à ne plus comprendre ce qui se passe ou ce qui ne se passe pas, que le lieu tout entier devienne étranger, que l’on ne sache même plus que ça s’appelle une ville, une rue, des trottoirs… 

Ce fut le cas les 28 et 29 juin 2014 où une marche exploratoire a été proposée sur le futur tracé des lignes de métro du Grand Paris Express. Le lieu de départ est resté tenu secret jusqu’au dernier moment tandis qu’une soirée dansante a clôturé la première journée et que l’hébergement a pris la forme d’un « camping urbain »… Interrogés, les marcheurs de la promenade de l’échangeur Périphérique/A3 de la porte de Bagnolet, un des itinéraires phares de l’association, font par exemple des récits enthousiastes : « C’est à cinq minutes de chez moi et je suis dans un autre monde » ; « on est en complète rupture avec la rue parisienne qui est très organisée et fonctionnelle, alors que là on est dans des endroits qui sont pas du tout investis et qui permettent la déambulation plus libre » ; « on s’émerveille des qualités esthétiques du béton brut, des endroits où vivent les gens de tous les jours » ; « on a envie de changer de regard ». Il y a ici une dimension active, au sens le plus élargi, de la mobilité, une version participative et intégrée du cheminement.

Mais au bout du compte, construire son espace touristique ne renvoie-t-il pas toujours à une recomposition individuelle et locale d’expériences sociales multiples ? C’est la coordination des interspatialités et son actualisation par le touriste qui fondent une relation particulière à l’espace. Ce traitement spatial est par définition un exercice local qui mobilise et à la fois produit le capital spatial dans un processus auto-alimenté. C’est donc bien une composition locale des espacestemps (Lussault, 2013, 158) et des durées (During, 2010, 2014 ; Bergson, 1965 [1939], 2009). En ce sens, elle s’exprime bien au-delà de l’horizontalité du plan euclidien. La staycation n’enferme pas le touriciste dans une proximité fermée, elle lui propose une panoplie spatiale, riche d’innombrables ressources, au coin de la rue.

Abstract

Staycation is a concept that aims to define new vacation practices from home. This work questions them in the context of a form of reinvention of tourism in connection with the Covid-19 crisis. How to consider in the space of societies what it is suggested to call tourheresm (tour-here-sm) and tourherecists (tour-here-sts)?

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