« Paradoxically the gay man needs to be a tourist in order to be at home ! »
(Hughes, 1997, p. 5)
En juillet 2009, la première croisière exclusivement gay et lesbienne organisée en France rassembla quelque six cents personnes pour un circuit en Méditerranée. Cette mise à distance du monde et de l’Autre à l’intérieur d’une bulle relationnelle fermée témoigne de façon spectaculaire de la volonté de s’extraire des espaces hétérosexuels et de se retrouver entre homosexuels. Cet exemple illustre une forme de tourisme identitaire, le tourisme gay. Celui-ci résulterait de la combinaison de deux logiques que Howard Hughes définit comme le modèle « pull and push » (1997, p. 5). Le « pull factor » correspond à l’attraction des lieux et des structures commerciales gays, le « push factor » à l’exclusion de la société et des espaces hétérosexuels. Le tourisme est ici entendu comme déplacement et mode d’habiter temporaire d’autres lieux (Stock et al., 2003). À partir d’observations et d’enquêtes à travers le monde, de l’examen des publications, guides et sites Internet spécialisés, complété par celui des travaux consacrés à ce thème, nous entendons montrer en quoi les pratiques et les lieux touristiques peuvent permettre aux gays, au travers de la rencontre, la réalisation de leur sexualité et plus largement de leur identité. Si l’on retient la notion de projet (Mondou et Violier, 2009), trois motifs essentiels qui nous servent de fil conducteur fondent les spécificités de l’expérience touristique gay : la quête du même et de l’entre-soi, la consolidation d’une identité gay pluridimensionnelle (individuelle/collective), la recherche de nouveaux partenaires sexuels.
Partir des pratiques et des représentations collectives des touristes, les considérer comme des acteurs conscients et autonomes (Stock et al., 2003) est aussi à la base de notre démarche. C’est ainsi que la sexualité à laquelle nous nous intéressons ne se limite pas aux seules pratiques sexuelles ; elle recouvre aussi la question des identités sexuelles individuelles et collectives, avec la prise en compte du caractère sexué et de l’orientation sexuelle des touristes. Certes, tous les individus sont caractérisés par une pluralité d’appartenances identitaires susceptibles de redéfinitions, mais les gays qui choisissent en conscience de pratiquer un tourisme communautaire affirment leur ressemblance et leur différence avec les « autres ». ainsi, à l’instar de la pratique des lieux de drague (Éribon, 2009), l’expérience touristique participerait d’un dépassement des différentes dimensions de l’identité individuelle au profit de l’élaboration d’une culture gay commune. Bien sûr, l’essor du tourisme gay, véritable « niche » économique dans le tourisme mondialisé, participe de la commercialisation de cette identité et de l’existence de divisions socioéconomiques. Mais il contribue aussi à renforcer la visibilité sociale des gays, voire des lesbiennes, à assurer la cohésion, même relative, d’un groupe, à défaut de provoquer la naissance d’une « communauté ».
Au préalable, il nous faut préciser que nous réservons le terme de gay aux seuls homosexuels masculins. Si le terme homosexuel ne renvoie qu’à une pratique sexuelle, celui de gay se rapporte à un homme qui, à un moment donné de son existence, se définit, voire se revendique, comme homosexuel. Les gays partagent une culture commune, voire une identité collective, fondée sur l’expérience partagée de l’insulte (Éribon, 1999) et qui s’élabore par opposition au modèle hétérosexuel, souvent vu comme contraignant parce que caractérisé par des relations de couple exclusives et durables. Pour Michel Foucault (1982), « être gay signifie que ces choix [sexuels] se diffusent à travers toute la vie, c’est aussi une certaine manière de refuser les modes de vie proposés, c’est faire du choix sexuel l’opérateur d’un changement d’existence » (Éribon, 1999, p. 461). Cette identité collective est souvent territorialisée, en particulier dans les métropoles qui attirent les gays depuis longtemps (Aldrich, 2004 ; Leroy, 2009), mais aussi dans un certain nombre d’autres lieux touristiques, créés ou investis par les gays.
Un tourisme gay ?
Le tourisme gay est un point aveugle des études sur le tourisme. Pendant longtemps, la géographie du tourisme a privilégié des approches économiques dans lesquelles les touristes étaient désincarnés et réduits à de simples flux, l’association du corps à des termes négatifs dans la tradition rationaliste occidentale (Grosz, 1989) contribuant involontairement au sentiment répandu de touristophobie (Urbain, 1991). De plus, le touriste non genré et non sexué est masculin par défaut (Johnston, 2001 ; Morgan et Pritchard, 1998). Et non seulement la plupart des études sont asexuées mais elles sont aussi, volontairement ou non, hétérocentrées (Waitt et al., 2008). Ainsi, Michael A. Scott (1996) peut étudier le tourisme à Mykonos, en Grèce, sans mentionner qu’il s’agit d’un haut-lieu du tourisme gay et que cette petite île des Cyclades est mondialement connue pour cela. Bien sûr, des nuances entre les pays et entre les disciplines doivent être apportées. Ainsi, la géographie du tourisme française, malgré les évolutions positives récentes, en particulier sous l’impulsion de l’équipe Mit, a encore peu investi la question de la relation entre sexualités, espace et tourisme. En outre, selon Gordon Waitt et Kevin Markwell (2006), le long silence qui a entouré la question du tourisme gay s’explique par une institutionnalisation historique de l’homophobie et par l’existence de lieux gays longtemps invisibles ou seulement connus des initiés. Mais ce silence tend à être rompu. Ainsi, Briavel Holcomb et Michael Luongo publient le premier article sur ce thème en 1996 dans la revue Annals of Tourism Research et Loïc Lomine soutient en 2000 au Royaume-Uni une thèse sur le tourisme gay en Australie. Dans les pays anglo-saxons, plusieurs ouvrages paraissent au cours des années 2000, notamment ceux de Stephen Clift, Michael Luongo et Carrie Callister en 2002, de Howard Hughes en 2006 et de Gordon Waitt et Kevin Markwell en 2006. En France, Emmanuel Jaurand (2005) est le premier à s’intéresser à l’appropriation de plages par les gays et aux pratiques et représentations spécifiques qu’ils en ont.
Le tourisme gay n’est pas le tourisme des gays. Il s’agit d’une forme de tourisme spécifique dans laquelle les motivations, le choix du type d’activité et de la destination sont influencés ou guidés par le fait d’être gay. Aussi, le tourisme gay produit des destinations et des structures spécifiques plus ou moins réservées aux seuls homosexuels masculins. Il convient de préciser qu’historiquement il n’y a pas de structuration du tourisme lesbien. Une enquête réalisée aux États-Unis au début de la décennie par l’agence Community Marketing a montré que les femmes ne comptaient que pour 6% dans le marché du tourisme homosexuel (Waitt et Markwell, 2006). De même, elles représentaient moins de 10% des participants à la croisière gay et lesbienne de juillet 2009 évoquée plus haut [1]. Aujourd’hui, une lesbienne qui souhaite passer ses vacances sur l’île grecque de Lesbos, lieu mythique dans l’histoire et la culture lesbiennes, aura bien du mal à organiser son déplacement, même auprès des opérateurs spécialisés… Si les gays et les lesbiennes partagent l’expérience de l’injure homophobe et de la stigmatisation, ce qui les contraint à adopter les mêmes stratégies d’autorégulation et à cacher généralement leur identité sexuelle dans les espaces du quotidien (Kitchin et Lysaght, 2003), leurs cultures sont à l’évidence différentes (Sedgwick, 2008) et leurs aspirations en matière de déplacement touristique distinctes (Pritchard et al., 2000). Aussi, nous nous focalisons sur les gays ; et bien évidemment nous ne parlons pas de et pour tous. Certains ne voyagent pas ou ne pratiquent jamais ou pas systématiquement un tourisme « identitaire ». Nous ne prétendons pas rendre compte de la variété des pratiques touristiques des gays en fonction de leur origine sociale, culturelle et géographique et de leur trajectoire de vie.
À partir du milieu des années 1980, les publicités pour les voyages deviennent les plus nombreuses dans The Advocate, le plus fameux magazine gay américain. De même, si le guide gay international Spartacus, qui liste les commerces gays et lesbiens et les lieux de rencontre à travers le monde, ce qui le rend quasi indispensable au touriste gay, comptait 109 pages lors de sa création en Allemagne en 1970, son édition de 2009 en comprend 1178 ! Et à partir du début des années 1980, aux adresses spécialisées des métropoles s’ajoutent celles de bon nombre de stations balnéaires très fréquentées par les gays, principalement en Europe et en Amérique du Nord. Tous les auteurs remarquent que le tourisme gay est en plein essor et qu’il constitue aujourd’hui une nouvelle « niche », très porteuse au sein de l’économie du tourisme (Hughes, 2006 ; Queige, 2000). Si elles restent rares, des publicités visant la population gay s’affichent depuis quelques années sur les murs des métropoles occidentales. Mais la plupart des auteurs continuent de s’intéresser seulement aux espaces urbains, lieux de visibilité et lieux qui maximisent les possibilités de rencontre, en particulier entre hommes (Rushbrook, 2002 ; Waitt et Markwell, 2006). De nombreux travaux géographiques s’attachent à montrer que la gay pride, si elle constitue un formidable outil pour « sortir du placard » et contester l’hétéronormativité de l’espace public (Duncan, 1996 ; Johnston, 2001), est avant tout un événement touristique (Luongo, 2002 ; Markwell, 2002 ; Markwell et Waitt, 2009). Ceci confirme l’importance des destinations touristiques fondées sur la fête (Équipe Mit, 2005), et la constitution d’un « archipel » métropolitain gay à l’échelle du monde.
À la recherche du paradis perdu.
Dans le contexte de l’hégémonie hétérosexuelle qui se superpose à la domination masculine (Bondi et Rose, 2003) et qui façonne les espaces du quotidien (Bell et Valentine, 1995 ; Duncan, 1996), l’opportunité d’être un instant soi-même en validant son identité sexuelle au contact du même est rare et donc forcément très importante pour les gays. Pour eux, les lieux fréquentés, qu’ils soient publics ou privés, et indépendamment des personnes avec qui ils sont ou qu’ils rencontrent, relèvent de deux catégories distinctes : ceux où le dévoilement de leur identité sexuelle est risqué et donc presque impossible et ceux, moins nombreux, où ils n’ont pas besoin de cacher le fait qu’ils sont homosexuels (Leroy, 2009). Le déplacement en général et le déplacement touristique en particulier participent de cette quête identitaire, tant individuelle que collective (Waitt et Markwell, 2006). C’est pour cela que la métaphore du voyage est au cœur de la culture gay depuis la fin du 19e siècle (Bech, 1997). Elle s’appuie sur le fantasme de l’existence d’un paradis gay, c’est-à-dire d’un espace non hétérosexiste (sans hiérarchie entre les sexualités au profit de l’hétérosexualité) et non hétéronormé (débarrassé du pouvoir normatif de l’hétérosexualité), qu’il faut chercher (Jaurand et Leroy, 2008). Le tourisme repose sur des mythologies populaires puissantes. Le tourisme gay n’est en cela pas différent d’autres formes de tourisme (Morgan et Pritchard, 1998). On pourrait le rapprocher du tourisme des racines, orienté vers la quête communautaire d’un espace de mémoire (Cousin et Réau, 2009).
Dès le 19e siècle, voyager permet de faire ce que l’on ne peut pas faire chez soi. Pour nombre d’homosexuels masculins, le paradis perdu se situe quelque part en Méditerranée ou en Orient. De nombreux artistes et écrivains (von Gloeden, von Plüschow, Gide, Wilde, Forster, etc.) qui ont voyagé ou se sont même installés dans certains pays méditerranéens (Grèce, Italie, Maroc, Tunisie) ont véhiculé l’idée qu’il existe des hétérotopies homosexuelles, des espaces débarrassés des restrictions de la civilisation nord-européenne et façonnés par une culture homosexuelle antique largement imaginaire (Waitt et Markwell, 2006). Lors de l’un de ses voyages au Maghreb durant les années 1930, Henry de Montherlant, fasciné par la beauté de jeunes hommes perçus comme libérés et « faciles », note que « le paradis existe encore » (Patanè, 2006, p. 296). De même, si beaucoup d’entre elles étaient chargées d’homoérotisme ou exhalaient puissamment le désir homosexuel, les milliers de photographies d’adolescents nus prises par le baron von Gloeden, lors de son exil à Taormina en Sicile, étaient tolérées des milieux artistiques [2]. Ils voyaient dans ces éphèbes posant « à la grecque » une réinterprétation d’un idéal romantique perdu (Goldman, 2006). On peut aussi citer les photographies plus provocantes de Wilhelm von Plüschow et Vincenzo Galdi dans le Sud de l’Italie, celles d’Herbert List de garçons dénudés au bord de la Méditerranée et de la Baltique, ou les clichés rehaussés à la peinture de jeunes Tunisiens, souvent nus, réalisés au début du 20e siècle par Rudolf Lehnert, qui entendait célébrer la beauté masculine.
Sous l’effet du discours colonial qui fait des Suds les espaces de projection de tous les fantasmes occidentaux, puis des témoignages et des récits d’une nouvelle vague d’écrivains-voyageurs (Bowles, Burroughs, Capote, Genet, etc.), les corps non blancs ou à la peau plus foncée que celle des Européens du Nord étaient considérés comme exotiques, érotiques et disponibles car évoluant dans le monde non occidental, imaginé comme libre pour toutes les pratiques, notamment sexuelles (Weeks, 1985). La connexion entre exotisme et érotisme dans les représentations et l’imaginaire occidentaux est aujourd’hui bien étudiée (Staszak, 2008). Cette exotisation et cette fascination pour ces corps tendent à perdurer, comme en témoigne par exemple le célèbre tableau de Pierre et Gilles intitulé Le fumeur de narguilé, qui exprime avec théâtralité la fascination (homo)sexuelle occidentale pour le corps oriental, alors même que l’Occident apparaît désormais comme davantage libéré sexuellement que le reste du monde, notamment musulman (Meddeb, 2009). Toutefois, à la suite de Jon Binnie (2004), il convient de préciser ici que l’éventuelle séduction pour la nostalgie coloniale et l’érotisation de la différence physique ne signifient pas forcément la domination occidentale.
Le littoral peut correspondre à ce paradis perdu que cherchent les gays. Ce sont d’ailleurs des villes littorales qui, les premières, développent une réputation de lieux touristiques libérés et ouverts à l’homosexualité : Capri, Taormina ou Naples en Italie, Tanger au Maroc, Rio au Brésil notamment. L’assimilation du littoral, et de la plage en particulier, à un paradis gay apparaît en tout cas comme un lieu commun véhiculé par les publications destinées au lectorat homosexuel masculin en Occident. En témoignent l’iconographie et les rubriques des guides de voyages spécialisés et des magazines gays, tout comme les représentations faites par des artistes homosexuels depuis le 19e siècle. L’appellation de paradis est souvent mobilisée par les publicitaires et journalistes pour évoquer les portions de littoral préférées des gays, aux quatre coins du monde européanisé (Jaurand, 2005). Ainsi, le plus ancien hôtel exclusivement gay d’Australie, le Turtle Cove à Cairns, promet dans sa publicité « Gay heaven on the beach… » (« Paradis gay sur la plage… »), dans un cadre isolé par la forêt tropicale. Le hors-série Têtu Plage propose chaque année un « hit-parade » des plages fréquentées par les gays. La calanque de Sugiton, près de Marseille, s’est ainsi vue gratifier de l’appellation de paradis en 2002. Cette même appellation de paradis gay a qualifié en 2007 « les criques sauvages et tolérantes de Simeiz » (Dimier, 2007, p. 80), en Ukraine, au bord de la mer Noire.
Plus largement, depuis qu’un segment touristique gay a émergé il y a une vingtaine d’années (Waitt et Markwell, 2006), le cliché du rivage paradisiaque envahit toutes les représentations des publications gays ayant trait aux voyages, jusque dans les brochures des voyages d’hiver. Ainsi, le guide Spartacus propose chaque année en couverture la photographie d’un jeune homme de type européen, au torse imberbe, posant dans un décor balnéaire. Howard Hughes (2000) avait déjà noté que les publicités de voyages à destination des gays se focalisaient sur le soleil, la mer, le sable et très peu sur la culture, la montagne ou le safari. On peut ajouter qu’elles suggèrent aussi la promesse de relations sexuelles, à travers la mise en scène de corps dénudés. Comme les conditions « classiques » qui fondent les pratiques touristiques ne sont pas systématiquement réunies, notamment l’altérité et le dépaysement si l’on suit la proposition de Michel Lussault et Mathis Stock (2007), est-ce à dire que le tourisme gay n’existe pas ? Effectivement, pour le touriste gay, l’autre est aussi le semblable. L’altérité est seulement fondée sur une rupture avec l’espace-temps quotidien largement hétéronormé. Le lieu touristique offre d’autres rythmes et d’autres qualités pour les gays : environnement, entre-soi, évitement des hétérosexuels.
Fuir « l’interpellation hétérosexuelle ».
Cherry Grove est une petite station balnéaire sur Fire Island, à environ quatre-vingts kilomètres de New York. C’est la seule station créée presque ex nihilo par une communauté de gays et de lesbiennes durant les années 1930, en réaction à l’homophobie de la société (Newton, 1993). Aujourd’hui, la plupart des bungalows de cette hétérotopie homosexuelle singulière sont des résidences secondaires, quasiment toutes occupées par des gays et des lesbiennes. Le drapeau arc-en-ciel qui flotte sur l’embarcadère à côté du drapeau américain indique clairement à l’étranger de passage qu’il accoste sur une « République gay ». Si ce cas unique est difficilement transposable ailleurs (l’idée même de « village » gay est typiquement américaine), la première explication à l’existence d’un tourisme gay est la fuite de ce que le philosophe Didier Éribon appelle « l’interpellation hétérosexuelle » (1999, p. 88).
La plupart des espaces, qu’ils soient privés ou publics, étant façonnés par l’hétérosexualité et les normes qu’elle impose (Bell et Valentine, 1995), naturalisées par les pratiques et les discours (Browne, 2007 ; Duncan, 1996), les hétérosexuels n’ont jamais besoin de cacher ou d’afficher ce qu’ils sont. L’offre touristique elle-même est hétéronormée. Les affiches et brochures publicitaires ou les guides touristiques montrent que les professionnels du tourisme font comme si tout le monde était hétérosexuel ou comme si l’offre pouvait convenir à tous les touristes. Toutefois, les choses ont un peu évolué dans certains guides, surtout quand ils traitent des métropoles. Par exemple, la sixième édition du guide Lonely Planet sur New York (2009) consacre un chapitre au « New York gay et lesbien ». Toutefois, il ne comporte que 7 pages sur les 432 du guide. Mais d’une manière générale, l’offre apparaît peu adaptée pour bon nombre de gays et de lesbiennes. C’est pour cela que plusieurs guides à destination de cette population ont été créés à partir des années 1970, que des tour-opérateurs gays sont apparus et que les magazines gays accordent de plus en plus de place aux voyages et aux vacances. Il faut dire que les gays consacrent une part plus importante de leurs dépenses aux loisirs (Queige, 2000). Ainsi, Têtu, le principal magazine gay et lesbien français, a lancé un supplément estival, Têtu Plage, en 2001, puis Têtu Voyage en 2006, un semestriel qui présente des destinations touristiques gay-friendly.
En réaction à ce que Kath Browne (2007) appelle une hégémonie invisible, les gays développent des pratiques de repli et de fuite qui prennent la forme de migrations résidentielles (Knopp et Brown, 2003) et de mouvements pendulaires de courte durée (Pollak, 1982), en particulier vers les grandes villes (Bech, 1997). La recherche de lieux où le gay peut être lui-même est continue et on peut avancer, à la suite d’Andrew Gorman-Murray (2007), qu’elle est intrinsèque au fait d’être gay. Bien évidemment, pour ceux qui le peuvent, ces circulations fréquentes dans l’espace prennent la forme de déplacements touristiques ou de loisirs. Par exemple, une enquête réalisée en 1998 par Community Marketing a montré que 89% des gays vivant aux États-Unis possédaient un passeport contre 18% pour l’ensemble de la population du pays (Queige, 2000). La mobilité des gays et leur propension à pratiquer un nombre de lieux supérieur aux autres populations nous permettent de les qualifier d’habitants « poly-topiques » pour reprendre l’expression de Mathis Stock (2006). De plus, le nombre de destinations gays augmente avec la croissance du nombre de voyages effectués par le touriste gay (Clift et Forrest, 1999). Le déplacement touristique apparaît bien comme le meilleur moyen d’échapper à l’hétérosexisme, surtout pour ceux qui sont obligés de cacher leur homosexualité dans les espaces qu’ils pratiquent quotidiennement et où l’anonymat est presque impossible. Pour eux, les vacances dans un milieu gay vont alors constituer de véritables parenthèses temporelles et spatiales, durant lesquelles ils seront eux-mêmes, dans des lieux où ils pourront vivre librement leur sexualité.
L’un des facteurs explicatifs des destinations touristiques choisies par les gays est également le besoin de sécurité (Pritchard et al., 2000). Ils vont chercher des lieux gay-friendly et rejeter les espaces homophobes. Pour cela, les guides et magazines spécialisés, comme le bouche-à-oreille, jouent un très grand rôle. Les principaux critères dans le choix d’une destination touristique, aussi bien métropolitaine que balnéaire, vont être liés à l’importance de l’animation, notamment nocturne (via les établissements commerciaux), à la possibilité de faire du shopping et à l’existence d’événements festifs (Queige, 2000). Celle-ci est particulièrement importante et les grands événements, tels que la gay pride un peu partout dans le monde (celle de Sydney, appelée Mardi gras, est le plus grand événement festif et touristique de l’année en Australie : Markwell, 2002), les gay games (Waitt, 2003), les white parties floridiennes, le festival Divers/Cité de Montréal, etc., drainent des centaines de milliers de touristes gays. Ces appropriations éphémères de l’espace public constituent des formes de résistance, au moins symboliques, à l’hétéronormativité qui l’organise (Johnston, 2001 ; Waitt et Markwell, 2006). Le succès de ces événements révèle l’importance du corps et de sa mise en visibilité et en scène dans la culture gay. Ils sont si centraux dans le calendrier homosexuel que toutes les stations balnéaires très fréquentées par les gays organisent aujourd’hui une gay pride afin d’en attirer le plus grand nombre et si possible de les retenir plusieurs jours. Le tourisme gay est une fuite, mais une fuite pour se retrouver entre soi.
« C’est agréable de se retrouver entre nous » [3].
Si la recherche de la rencontre est au cœur du tourisme (Amirou, 2008), pour les gays c’est moins celle de l’autre que celle du semblable. La recherche de l’entre-soi est la deuxième explication de l’existence du tourisme gay, comme elle justifie le développement de quartiers commerciaux gays au cœur des métropoles occidentales (Leroy, 2005), voire de quartiers résidentiels (Lauria et Knopp, 1985). Il s’agit pour les gays de valider leur propre identité sexuelle au contact du semblable et de participer un court moment à l’élaboration d’une communauté d’hommes (qui peut certes s’avérer normative et excluante) et à la construction d’une culture commune, fondée sur des comportements, des expériences, des motivations et des goûts similaires. La rencontre du même, à des fins de sociabilité et/ou de relations sexuelles, est l’une des finalités du tourisme gay (Jaurand et Leroy, 2008). On est bien loin du mépris du touriste pour son semblable évoqué par Jean-Didier Urbain (1991). Howard Hughes (1997) fait remarquer qu’il y a là un paradoxe : les gays doivent se déplacer, être des touristes, pour se retrouver chez eux et entre eux.
Les foyers émetteurs principaux, comme pour les autres touristes, sont situés dans le monde occidental : le tourisme est un élément fondamental de la construction des cultures gays occidentales (Waitt et Markwell, 2006). Il y a clairement une opposition entre les Nords, où les gays sont de plus en plus visibles, et les Suds, où ce n’est pas le cas, sauf exception. À toutes les échelles, les gays investissent et s’approprient des espaces privés et publics qu’ils mettent en tourisme, même si le nombre de touristes gays est trop faible pour qu’il existe des stations balnéaires exclusivement gays (Cherry Grove est un cas limite). Les conditions locales jouent assez peu dans le choix des destinations, pourvu qu’il y ait du soleil. Ces dernières sont spécifiques, différentes de celles de la population hétérosexuelle. Mykonos, Playa del Inglés, Sitges, Provincetown, Palm Springs ou Key West par exemple sont pour les gays ce que Djerba, l’île Maurice, Bodrum, le Cap-d’Agde, Punta Cana ou Acapulco sont pour les touristes hétérosexuels. De même, le tourisme urbain gay va délaisser Rome, Venise, Vienne ou Las Vegas pour Berlin, Madrid, San Francisco ou Sydney, nettement mieux équipées en commerces gays. Plus généralement dans les métropoles occidentales, les quartiers gays vont constituer des bases de repli, principalement nocturnes, à l’intérieur d’un espace hétéronormé, où l’altérité est forte et subie, que le touriste gay va fréquenter la journée.
Il a déjà été montré que les gays entretiennent depuis longtemps un rapport privilégié avec la grande ville (Aldrich, 2004). Les homosexuels y sont beaucoup plus visibles que nulle part ailleurs (Bell et Valentine, 1995). La métropole répond en partie aux attentes des gays et des lesbiennes, en particulier à leurs besoins de sécurité, de sociabilité, de visibilité, mais aussi d’anonymat (Leroy 2005, 2009). Pour les gays, l’espace touristique est un espace qui doit être urbanisé, afin que les possibilités de rencontres y soient maximales. Il doit leur offrir les mêmes services, leur garantir les mêmes avantages et leur donner la possibilité des mêmes pratiques que la ville (Altman, 2001). En effet, tout se passe comme si les commerces (bars et restaurants, discothèques, sex-clubs et saunas) qui structurent les quartiers gays des grandes villes occidentales étaient déplacés dans les quelques stations balnéaires où les homosexuels élisent domicile pendant leurs vacances [4] (Jaurand et Leroy, 2008). En transférant leur mode de vie dans ces espaces ensoleillés, les gays urbains souhaitent donc retrouver les services et équipements qu’ils utilisent toute l’année dans leur lieu de résidence, et avoir les mêmes distractions (danse, drague, interactions sexuelles anonymes…) et la même animation, participant ainsi au développement d’une nouvelle homonormativité (Bell et Binnie, 2004). La distinction quotidien/hors-quotidien qui est au cœur du déplacement touristique joue donc surtout pour ceux qui ne peuvent vivre leur homosexualité dans leur espace-temps habituel (professionnel, résidentiel, domestique, etc.). L’entre-soi se met en scène et se donne à voir. Ainsi, la station balnéaire, avec son espace public souvent monosexué le jour et encore plus le soir, ses rues animées, devient une scène à ciel ouvert sur laquelle se joue la visibilité gay, comme sur la plage. Si les homosexuels masculins y conservent la visibilité acquise dans les grandes villes occidentales, les lesbiennes y sont aussi peu visibles, comme coincées entre la puissante hétéronormativité et l’hégémonisme gay.
Les infrastructures commerciales sont plus ou moins intégrées au reste de l’espace touristique mais doivent toutes être adaptées aux particularités du mode de vie gay (en termes d’horaires, de pratiques, d’animations, etc.) [5]. À l’inverse de la rue, c’est moins la visibilité qui y est recherchée que la garantie de l’entre-soi. Cela va de la maison d’hôte ouverte sur la station ou la ville, reconnaissable à son drapeau arc-en-ciel afin de signaler qu’elle est, sinon exclusivement ouverte aux homosexuels, du moins qu’ils constituent sa principale clientèle, aux hôtels-clubs exclusivement réservés aux gays en passant par les croisières, également fermées aux hétérosexuels et parfois spécialisées dans une subculture homosexuelle. Même s’il en existe quelques-uns en Europe et en Océanie, les resorts réservés aux homosexuels masculins sont une spécialité des États-Unis. La présence exclusive de gays est un argument de vente mis en avant par les opérateurs et toutes les publicités vantent un « all-male » ou un « 100% gay ». Ces structures constituent des exemples achevés de fermeture au monde extérieur et de tourisme « hors-sol » (Équipe Mit, 2005), car on en trouve dans toutes les régions bénéficiant d’un fort ensoleillement toute l’année, parfois loin de la mer. L‘autorisation du nudisme et l’existence d’une backroom, de cabines, de salles de projection de films pornographiques, etc., indiquent clairement que ce ne sont pas que des structures d’hébergement, mais de véritables clubs de rencontre, à l’instar de certains comptoirs touristiques (Ceriani et al., 2008). Aux États-Unis, ces véritables « camps retranchés » ont remplacé les sex-clubs et les saunas, interdits dans la plupart des États depuis la diffusion de l’épidémie de sida. La fermeture spatiale qui caractérise ces comptoirs est la condition même de la liberté qui règne à l’intérieur (Équipe Mit, 2005).
Dans l’espace public, c’est la plage gay (désignée comme telle dans les magazines et par les intéressés) qui constitue, dans un but de recherche de l’entre-soi, l’archétype de l’espace approprié par les gays, qui le chargent de valeurs symboliques et identitaires (Jaurand, 2005). Uniquement répertoriées dans les guides, magazines et sur les sites Internet spécialisés, les plages fréquentées par les gays ont une localisation marginale, éloignée du cœur des stations balnéaires, parfois difficile d’accès, ce qui minimise le risque d’y rencontrer un public familial. Comme dans les rues des stations ou des métropoles qu’ils s’approprient, les gays y valident leur identité au contact du même. Ils recréent dans l’espace public une communauté d’hommes partageant les mêmes intérêts, une même identité sexuelle et des comportements qui constituent autant de transgressions de la loi ordinaire : la dénudation parfois en toute illégalité et des actes sexuels dans l’espace public, comme dans les autres lieux de drague et de rencontre sexuelle. Les gays produisent dans l’espace littoral des fragments d’antimonde monosexués et régis par leurs propres codes, et le cas échéant reconnaissables par des marqueurs spatiaux, ainsi des drapeaux arc-en-ciel hissés sur les plages, comme à Patong, Ibiza, Key West ou Provincetown par exemple, parfois peints sur les rochers comme à la Playa del Muerto à Sitges, ou des inscriptions, telles celle indiquant « gay zone » sur cette même plage, ou celle proclamant « Bienvenue aux gays du monde entier » à Saint-Laurent-d’Èze sur la Côte d’Azur.
Une sexualisation très forte et assumée.
La sexualité, dans le sens de réalisation d’actes sexuels, est une dimension fondamentale de la formation de l’identité gay (Binnie, 2004). Le temps des vacances, temps du relâchement, permet aux gays d’accéder de nouveau à l’importance de la sexualité dans la construction de leur identité individuelle. Ils sont entre eux, débarrassés un court moment des contraintes imposées par la société hétérosexuelle. Le sexe constitue d’ailleurs un sujet de conversation banal et très prisé, contrairement à ce qu’avance Michel Bozon (1999), mais peut-être oublie-t-il les homosexuels dans son propos. Les motivations du tourisme gay sont donc sexualisées (Clift et Forrest, 1999 ; Waitt et Markwell, 2006), ce qui est assumé par les intéressés. Nous suggérons qu’il s’agit d’une différence majeure avec la plupart des touristes hétérosexuels, pour lesquels on peut avancer que la réalisation de la sexualité durant les vacances reste souvent à l’état de fantasmes ou en tout cas qu’elle ne constitue pas explicitement un objet du déplacement touristique. Il y a toutefois des exceptions : les touristes sexuels (qui peuvent également être homosexuels), les échangistes ou adeptes du tourisme libertin (Welzer-Lang, 2005), les « touristes de romance », les étudiants américains qui pratiquent les springbreaks [6] ou les touristes européens (majoritairement britanniques) qui s’adonnent aux stag parties à Prague ou Bratislava par exemple. Pour nombre de gays qui séparent l’affectif et le sexuel, avoir des relations sexuelles avec des inconnus, qui peuvent devenir des amis par la suite, dans son lieu de résidence ou de villégiature, est normal et habituel. Il n’existe d’ailleurs pas dans la rencontre sexuelle entre homosexuels la même dissymétrie « chasseur/gibier » qu’entre hétérosexuels, ce qui rend plus facile l’accès au corps de l’autre. Que le touriste gay soit seul, en groupe ou même en couple (dans ce cas précis, un accord du partenaire est généralement nécessaire), l’une de ses motivations essentielles est la recherche de nouveaux partenaires sexuels.
Ce lien entre le sexe et le tourisme est entretenu par un certain nombre de supports : des nombreux films pornographiques mettant en scène des lieux touristiques paradisiaques, débarrassés des interdits et où les jeunes hommes sont disponibles, des magazines présentant les destinations les plus hot et suggérant que les rencontres y sont aisées et des guides spécialisés dans lesquels l’association sexe-tourisme est explicite (Hughes, 1997). Ceux-ci ne sont pas des guides touristiques au sens ordinaire. Ils ne formulent pas de conseils de visite (ils déconseillent tout de même certains pays…) mais se contentent d’énumérer les établissements commerciaux gays et les lieux de rencontre, classés par pays puis pas ville. Le touriste gay doit être certain de trouver facilement d’autres gays, autochtones ou touristes comme lui, et d’avoir des possibilités de relations sexuelles dans son lieu de villégiature. Ainsi, pour chaque ville, on retrouve des rubriques telles que « sauna », « sex-club » et « sex-shop », et même une rubrique « cruising » qui indique les lieux de drague extérieurs. Pour les villes littorales et les stations balnéaires, la rubrique « swimming » vient compléter cette liste, mais les bains de mer sont souvent agrémentés par des séquences de drague et de rencontres sexuelles dans l’arrière-plage (Jaurand, 2005). Par exemple, en 2009, les lieux privés et publics dévolus aux relations sexuelles anonymes, fréquentés tant par les locaux que les touristes, constituaient 68 des 152 adresses listées dans le guide Spartacus pour la ville de Paris.
Ces lieux sont tous caractérisés par une dimension fonctionnelle très forte. L’espace du touriste gay, comme celui qu’il fréquente quotidiennement, doit être rationalisé et son temps rentabilisé (Pollak, 1982). On peut se demander s’il n’identifie pas la sexualité à « une économie rationnelle de la production d’orgasmes » (Bozon, 1999, p. 11). Les gays donnent aux espaces publics urbains et littoraux une forte charge érotique. Tous les lieux, même les plus incongrus, sont susceptibles d’être détournés pour des relations sexuelles, faisant de la ville, de la station et de leurs alentours de vastes « zones érogènes » (Bell, 2001). Chaque année, Têtu Plage dresse la liste des meilleures plages gays et surtout indique les possibilités de relations sexuelles. Dans le numéro de 2009, on peut lire par exemple pour la plage de Plouarzel : « D’un côté, la douce gifle des embruns du rail d’Ouessant, de l’autre l’inconnu de la grotte » (Zimmermann, 2009, p. 52) ; et pour celle de Dieppe : « On fait son choix directement sur les galets puis on s’esquive à deux ou plusieurs dans les criques pour consommer » (p. 54). Par contre, celle de Villeneuve-lès-Maguelonne risque d’avoir une faible fréquentation gay car : « On mate, on lève, mais on ne consomme pas sur place, faute de dunes ou de recoins » (p. 48). Dans les lieux extérieurs de drague et d’interactions sexuelles anonymes, le public et le privé, l’intime et l’extime coexistent. Ce faisant, les gays transgressent la loi, et cela d’autant plus aisément que le temps des vacances est celui d’un relâchement. L’espace touristique apparaît alors comme un grand défouloir pour les gays.
Cette sexualisation très forte et assumée du tourisme gay est marquée par une dénudation fréquente du corps. Le nudisme, notamment de plage, est une pratique fort répandue et banale parmi les homosexuels masculins (Jaurand et Luze, 2004), nettement plus que chez les hétérosexuels et les lesbiennes. En vacances, le touriste s’occupe de son corps, souvent malmené dans la vie quotidienne, et il le redéfinit par rapport au corps de l’autre. Mais pour le touriste gay, il s’agit surtout de sexualiser sa chair, de la rendre désirable, disponible, et de mesurer la valeur de son corps sur le marché sexuel. Musculation, tatouages, piercings, épilation participent de cette sexualisation « obligée ». Il y a là peut-être une sorte d’impératif de l’apparence auquel nombre de gays refusent de se soumettre. Sans aucune inhibition, on se déshabille souvent intégralement dans certains hôtels et sur les plages gays, mais on le fait aussi lors de la Gay Pride (partiellement), dans certains parcs urbains ou dans les sex-clubs des métropoles. On peut voir dans ces pratiques de l’exhibitionnisme ou de la provocation. Mais on peut aussi considérer que le corps est le medium de la relation entre les individus et l’espace (Duncan, 1996) et le lieu de formation de l’identité sexuelle (Gorman-Murray, 2007) et donc, comme le propose Derek Gregory (1994) notamment, l’appréhender comme un site de résistance à toutes les normes et les formes de domination. C’est aussi le corps qui définit les limites de la subjectivité (Grosz, 1989). Il y a une dimension politique subversive à se dénuder dans des espaces publics aujourd’hui de plus en plus contrôlés et aseptisés. À l’instar de certains quartiers des centres-villes, la plage, appropriée par les gays qui s’y mettent en scène, montre que la construction de l’identité gay est très liée à la transformation de l’espace public.
Le tourisme offre aux gays un espace-temps de relâchement par rapport au respect de la loi et des normes et plus généralement par rapport à la pression hétérosexuelle. Il participe ainsi à l’élaboration d’une identité et d’une culture gays dans laquelle la sexualité est fondamentale. Plus généralement, on peut avancer que la recherche de l’identité gay est elle-même une forme de tourisme, car elle nécessite le déplacement. Bien sûr, il faut dissiper le mythe selon lequel les gays seraient des prédateurs sexuels qui voyagent seulement pour avoir des aventures sexuelles (Clift et Forrest, 1999). La sexualité dont il a été question ici dépasse largement les seules relations sexuelles. Elle participe de la recréation (Équipe Mit, 2002 et 2005 ; Stock et al., 2003) individuelle et collective des gays. Nous avançons que la prise en compte de la dimension sexuelle du voyage enrichit la compréhension du tourisme. De plus, le tourisme permet la (re)production du fantasme de lieux comme paradis gays. Les pratiques touristiques gays travaillent à satisfaire ce désir ardent de lieux autres, contribuant à la formation d’une culture gay internationale (Bell et Binnie, 2000).
Mais l’essor du tourisme gay en Occident participe aussi de la commercialisation progressive de la culture gay, dénoncée par les théoriciens queer, au détriment des aspects plus politiques et subversifs. Les mêmes contestent la façon dont le secteur touristique normalise le fait d’être gay et reproduit des hiérarchies, notamment socioéconomiques (Waitt et al., 2008). On peut également avancer que le tourisme gay participe de la diffusion au monde entier d’une identité et de pratiques gays occidentales uniformes. C’est ce que les anglo-saxons, à la suite de Dennis Altman (2001), appellent le « global gay ». La diffusion aux pays non occidentaux de cette identité gay (l’exportation mondiale de la gay pride en est un bel exemple) est interprétée par des auteurs tels que Jasbir Puar (2002) comme un avatar de néo-colonialisme. Il est tout de même un peu gênant qu’ils formulent les mêmes critiques que les États les plus homophobes du monde (Zimbabwe, Sénégal, Iran, etc.). Les touristes gays occidentaux seraient contagieux, apportant avec eux leur immoralité et leur perversion… On peut aussi imaginer, à la suite de Jon Binnie (2004), que le « global gay » rend possible pour les populations des Suds l’émergence de nouvelles identités sexuelles produites par l’hybridation des pratiques globales et locales. Dans tous les cas, la visibilité croissante des gays occidentaux via les espaces touristiques a des implications pour les homosexuels du monde entier.