Le paysage politique tel qu’il apparaît dans les cartes de l’élection présidentielle américaine est impressionnant. Cette géographie expose deux mondes que tout sépare et qui se trouvent, plus encore qu’en 2016, face-à-face. Le phénomène est comparable à ce qu’on observe en Europe mais avec encore plus de netteté.
Dans ce texte, nous mettons en relation une analyse précise de l’élection présidentielle de 2020, en la comparant au passé politique de l’espace étatsunien et en la mettant en relation avec d’autres aspects de la dynamique d’ensemble de la société. La dimension spatiale se révèle extrêmement puissante pour déceler des mouvements globaux du système social. Nous nous risquons à quelques hypothèses que cette approche systémique menée à partir de sa composante géographique incite à formuler.
Les États-Désunis : l’urbanité tranche.
Aux États-Unis, depuis 2000, les différences de localisation entre grandes et petites villes et entre centre, banlieue (suburbs), périurbain (exurbs) et campagne, différences nommées gradients d’urbanité, jouent un rôle croissant dans la distribution des votes entre Républicains et Démocrates (figure 1). Il ne faut donc pas attribuer cette situation à la seule personnalité de Donald Trump, mais l’élection de 2020 marque un renforcement de cette tendance.
Puissance des gradients d’urbanité.
Or cette évolution, c’est la géographie des habitants qui l’exprime le plus simplement et le plus fortement. Tout laisse penser qu’habiter en ville ou à la campagne, toutes choses égales par ailleurs, constitue un choix de vie majeur qui en dit long sur ce que l’on est et ce que l’on veut, et donc aussi sur l’orientation politique qu’on adopte.
Les voix démocrates sont particulièrement nombreuses dans les centres et les banlieues des mégalopoles de la côte Est (New York, Boston, Philadelphie, Baltimore et Washington) et de la côte Ouest (Los Angeles, San Francisco, Seattle, Portland et San Diego) ainsi qu’à Chicago, avec souvent des scores de 80% pour Biden, le record revenant à Washington avec 93%. C’est l’inverse dans les Rocheuses vides de villes et à l’écart des grands flux (Idaho, Wyoming, Dakota du Nord et du Sud) ou dans la partie des Appalaches marquée par le charbon. Comme on le voit dans la tentation de la violence civile, qui n’a jamais été aussi évidente entre ces deux morceaux de la société américaine, l’élection de 2020 montre une radicalisation des antinomies dans les têtes et dans les lieux.
Dans l’élection de 2020, la couleur politique d’un État dans son ensemble dépend, pour l’essentiel, de la présence et du poids en son sein d’une ou plusieurs métropoles. Même dans les États « rouges » (traditionnellement acquis aux Républicains), les grandes villes donnent des majorités nettes aux Démocrates. Ainsi au Texas, Houston, Dallas, Austin et San Antonio ont rejeté Trump. Dans les cinq États du cœur du « Sud profond », qui semblait, vu de loin, une grande tache rouge uniforme sur la carte, les plus grandes villes, Atlanta, La Nouvelle-Orléans, Birmingham, Charleston et Jackson ont voté Biden. C’est clairement l’agglomération d’Atlanta avec des scores impressionnants en faveur de Biden qui compte dans le basculement de la Géorgie.
Justement, le retournement en 2020, au profit des Démocrates, de deux États, la Géorgie et l’Arizona, après une longue histoire républicaine, ne peut se comprendre sans la prise en compte des mutations démographiques liées à l’urbanisation. L’aire urbaine d’Atlanta comptait un million d’habitants en 1950 (29% de la population de la Géorgie), trois en 1990, six aujourd’hui (57% du total de l’État). Phoenix n’a atteint le million d’habitants qu’en 1970 (59% de la population de l’Arizona), trois un peu avant 2000 et en compte cinq aujourd’hui (69% du total de l’État). Ces deux villes ont grandi très vite : elles ont doublé durant les vingt-cinq dernières années, et ce dans un contexte où l’urbanité (la densité, la diversité, l’espace public) a repris pied dans l’imaginaire des urbains nord-américains. Ces villes étaient typiques de l’urbanisation diffuse, segmentée et entièrement dominée par l’automobile. Atlanta a longtemps été une capitale d’un Vieux Sud conservateur, Phoenix une vaste sun-belt d’urbains peu adeptes de la citadinité. Elles sont désormais elles aussi touchées par la « Renaissance urbaine » qui s’inspire de l’Europe. Il y a aujourd’hui un métro à Atlanta et des trams à Phoenix.
Psychopolitique.
Ces différences géographiques par gradient d’urbanité deviennent absolument centrales car elles sont en phase avec des oppositions, en partie choisies, entre les modes de vie et entre les imaginaires. On peut faire l’hypothèse que, en comparaison de l’adhésion traditionnelle au Parti républicain, Trump représente ce basculement vers une psychopolitique, c’est-à-dire une cohérence politique dans laquelle les individus, qui sont aussi les citoyens, sont interpellés dans l’ensemble de leur psychisme, y compris dans ce qu’il a de plus subjectif et de ce qui semble le plus éloigné, mais ne l’est pas en fait, des idéologies politiques portant sur la société dans son ensemble. Les électeurs de Trump sont particulièrement convaincus (à 68 %, contre 23 % pour ceux de Biden) que leur pays est menacé par le déclin des valeurs américaines traditionnelles (Rivière 2020). Ils sont particulièrement hostiles vis-à-vis des élites culturelles et des médias et défendent farouchement leur orientation religieuse et le droit de porter des armes. Le ciment qui les unit a à voir avec des sentiments personnels tels que l’angoisse et le ressentiment (Fleury 2020). Il n’est pas nouveau de jouer sur les ressorts émotionnels dans la mobilisation politique. Ce qui l’est davantage, c’est le contraste béant entre, d’un côté, une société de plus en plus cultivée et réflexive, et, de l’autre, l’affirmation explicite que les sentiments peuvent être projetés directement dans l’arène publique sans nécessiter une métabolisation. J’aime, je hais, je ne supporte plus, j’exige donc je choisis un futur président et, à travers lui, un projet politique et une conception du monde social.
Une autre manière de se représenter cette psychologie politique trumpienne consisterait à souligner son ancrage à la fois moral (plutôt qu’éthique) et communautaire (plutôt qu’individuel). On y retrouve les principes moraux typiques de l’allégeance communautaire (pureté, autorité, loyauté au groupe) que Jonathan Haidt (2012) a appelé le righteous — ce qui est correct, ce qu’il convient de faire, la justesse —, qu’on peut opposer au just, ce qui est légitime parce que rendant meilleure la vie des humains ensemble, la justice (Lévy, Fauchille et Póvoas, 2018). On a affaire ici à un communautarisme défensif à composante libertarienne, qui place tout ce qui est public, sociétal ou gouvernemental dans la mauvaise case. Cette configuration est plus rare en Europe, où les communautarismes à base nationale ou religieuse impliquent le plus souvent une puissante référence à l’État en tant que prestataire de politiques publiques.
En tout cas, la force du « système » Trump, c’est d’avoir pu, par sa posture et sa rhétorique, activer ces ressorts et parvenir ainsi à redéfinir l’électorat républicain dans un sens identitaire en agrégeant à la droite conservatrice ou réactionnaire ceux qui ne voient dans le monde d’aujourd’hui qu’une menace radicale à leur existence personnelle.
Lignes de force, lignes de fond : l’émergence d’un nouvel espace légitime.
L’opposition entre Démocrates et Républicains peut se lire dans une confrontation entre deux types d’espaces, mais aussi dans l’émergence de nouvelles manières, plus politiques, d’être citoyen et dans des inflexions historiques qui s’accélèrent.
La dynamique 2016-2020 : des géographies de moins en moins cospatiales.
Cette nouvelle géographie, qui se conforte d’élection en élection, affaiblit les anciennes divisions régionales : les fiefs républicains de la moitié sud du pays perdent de leur consistance tandis que l’emprise des Démocrates sur les espaces industriels des Grands Lacs poursuit son affaissement.
Comme on le constate depuis 2000, la carte électorale des États-Unis se résume de plus en plus à un couple très contrasté. D’un côté, une nappe territoriale républicaine, peu dense mais continue, qui englobe les franges des aires urbaines (suburbs périphériques et exurbs), les petites villes et les campagnes. Ainsi, aucun des 55 comtés de Virginie-Occidentale ou des 77 comtés de l’Oklahoma n’a voté majoritairement pour Biden. De l’autre, le réseau démocrate constitué d’une centaine de métropoles, reliées par les fils multiples des intenses circulations d’humains, d’objets et d’idées.
Même si des changements peuvent être observés, la carte de 2020 ressemble beaucoup à celle de 2016, et ce, malgré le fait qu’il y a eu vingt millions de votants en plus. Que cette impressionnante mobilisation des deux camps ne fasse que renforcer la coupure brutale du pays en deux parties mutuellement hostiles laisse prévoir que les mésententes américaines sur la manière de faire société vont durer. Les citoyens des États-Unis et d’ailleurs devront d’abord prendre la mesure de ces clivages profonds s’ils veulent espérer les dépasser.
Dans l’ensemble, l’élection de 2020 accentue les polarisations de 2016 (figure 2). Les États ne comprenant pas d’aire urbaine millionnaire, qui avaient déjà voté massivement et de manière homogène pour Trump en 2016, le font encore davantage en 2020. Ceux qui, au contraire, avaient voté très nettement pour Hillary Clinton en 2016 l’ont fait encore plus pour Biden en 2020. Dans le cas des États divisés, les écarts s’accroissent entre les grandes villes, pro-Biden et le reste du territoire, pro-Trump. Dans l’Oregon, qui a approuvé par référendum à plus de 58% ; le 3 novembre, la quasi-dépénalisation de l’usage de toutes les drogues, le mouvement Move Oregon Border (MOB) a obtenu le soutien de deux comtés favorables à Trump pour ouvrir la discussion sur un redécoupage des frontières de l’Idaho qui regrouperait dans l’Idaho les zones républicaines de toute la moitié sud de l’Oregon et même de la partie septentrionale de la Californie, qui se sentent mal représentées dans ces deux États très majoritairement démocrates (Novotny et Griffin 2020). Le MOB se réclame de la « liberté » qui sera maximale en Idaho face aux « réglementations » qui étoufferaient l’Oregon. Pourtant, au référendum sur les drogues, les comtés républicains enjeux de la sécession ont presque tous voté contre la « liberté » que proposait le référendum[i]. C’est dire que la divergence entre les deux approches porte sur les fondements mêmes de la philosophie politique.
On peut avoir l’impression que des « lignes de front » très marquées se renforcent dans ce type d’État. C’est le cas en Pennsylvanie entre l’est, partie prenante de l’aire urbaine de Philadelphie avec un score de 81,4% pour Biden (comté de Philadelphie, 1 576 000 habitants), tandis qu’au sud-ouest de l’État, 8 comtés, dont aucun n’atteint 70 000 habitants, accordent à Trump plus de 75%[ii].
Cependant, il ne s’agit pas d’une ligne mais d’une confrontation territoire/réseau : l’espace de Trump forme en effet un ensemble continu tandis que hors de Philadelphie et de ses marges, les zones de force de Biden ne comprennent que trois comtés isolés, dont ceux du centre des aires urbaines millionnaires de Pittsburgh et de Harrisburg. C’est la cospatialité (des couches superposées et plus ou moins connectées entre elle), plutôt que l’interface (une juxtaposition d’aires se faisant face) qui permet de mieux comprendre la manière dont s’organise la confrontation entre l’espace de Biden et celui de Trump : deux manières opposées de faire espace qui portent, chacune à leur manière, sur l’ensemble du territoire des États-Unis.
L’effritement du vote communautaire.
Un découpage purement socio-économique des électorats n’aboutit pas à des résultats clairs. Trump obtient de très bons résultats parmi les ouvriers des bassins industriels en crise mais, les sondages le confirment (voir notamment le très consistant Edison Research, 2020), ce sont les personnes aisées qui le soutiennent le plus nettement. La comparaison avec 2016 montre que les « attracteurs » ethniques ont également moins joué cette fois.
Miami, la plus grande aire urbaine (7 millions d’habitants) à n’avoir pas suffi à faire basculer l’État au profit de Biden a tout de même donné la victoire au candidat démocrate, mais de relativement peu (53 % dans le comté de Dade). Dans cette aire métropolitaine du sud de la Floride, ce n’est pas le centre qui est le plus démocrate, mais le comté de Broward qui contient Fort-Lauderdale, une ville presque cinq fois moins latino-américaine (14% contre 70) que Miami. Plus au nord, Orlando (25% d’originaires d’Amérique latine), une aire urbaine de 6 millions d’habitants (centre : comté d’Orange, Biden 61%), donne aussi aux Démocrates un meilleur score que Miami, tandis que les comtés centraux de Tampa (aire urbaine de 3,2 millions) et Jacksonville (1,7 million) offrent un partage des voix comparable.
L’exception cubaine de Miami est donc bien caractérisée. Cependant, le succès de la rhétorique anticommuniste que Trump n’a pas hésité à appliquer au parti démocrate s’est aussi fait sentir en dehors des descendants d’immigrés cubains. Biden fait moins bien que Clinton en 2016 le long du Rio Grande, où les électeurs originaires du Mexique et d’Amérique centrale sont majoritaires. Des comtés frontaliers où les Latinos dominent (Zapata, Val Verde et Husdpeth) ont donné la majorité à Trump (Gonzalez 2020). Or les raisons qui ont conduit à cette réticence semblent bien relever pour une part de la sensibilité de cet électorat à la situation de l’état de droit et de la démocratie en Amérique latine. L’actualité vénézuélienne, présente sur la scène publique aux États-Unis a joué son rôle, et d’autant qu’environ 600 000 immigrés originaires du Venezuela, dont beaucoup sont des réfugiés politiques, se trouvent dans le pays.
De même, le score en légère baisse qu’ont obtenu les Démocrates à Brooklyn, dans le Queens et le Bronx laisse penser que le communautarisme racial, parfois associé à des violences, qu’une partie de l’extrême gauche a promu à l’occasion de la protestation contre les meurtres d’Afro-Américains par des policiers en pleine campagne électorale, se révèle un levier risqué. Il éloigne des Démocrates une partie des électeurs attachés à un progressisme visant le dépassement des allégeances communautaires et respectueux de la paix civile. De fait, si les Afro-Américains continuent de voter massivement démocrate, c’est moins le cas qu’en 2016. L’affranchissement vis-à-vis des allégeances traditionnelles commence à se manifester parmi eux, et plus encore dans les autres catégories ethniques, pour le sexe et l’âge. Ces inflexions incitent à sortir d’une vision structuraliste (parfois appelée par antiphrase « post-structuraliste »), fondée sur l’essentialisation des principes communautaires qu’il faudrait accepter comme des réalités intangibles et qu’on pourrait seulement croiser entre eux. Cette « intersectionnalité » (Creenshaw 1989) est conçue comme une combinaison d’attributs tenus pour intangibles. Cette approche n’est pas très éloignée du positivisme statistique qui fait de chaque variable une chose en soi, dont on ne discute ni de la valeur ni de la permanence et qu’on se contente de combiner avec d’autres. Ces démarches ont en commun qu’elles abordent le politique de l’extérieur et considèrent que, lorsqu’un citoyen fait un choix, électoral par exemple, ce choix est le résultat de déterminants, séparés ou combinés, qui le traversent et non la production volontaire et intégrée de la part d’un individu d’un énoncé et d’une orientation appartenant au registre proprement politique de l’agir. Dans ces approches, ni le politique, ni l’individu comme acteur ne sont reconnus.
Or, dans l’ensemble, Trump fait mieux qu’en 2016 chez les hommes noirs, chez les femmes blanches et chez les électeurs se réclamant de groupes LGBTQ (Blow 2020). L’idée qu’une stratégie gagnante consisterait à agréger les « minorités » s’en trouve fragilisée. Cela animera les débats au sein du Parti démocrate qui est le bénéficiaire le plus classique de ces coalitions multicommunautaires avec lesquelles Barack Obama avait pris ses distances mais que les brutaux partis pris de Trump avaient, symétriquement, relancées (Gonzalez 2020 ; Packer 2020). C’est au contraire la politique, fondée sur les idées, certes parfois terriblement simplistes, qui a montré sa force à l’élection de 2020. Il ne s’agit pas de blocs figés comme des bataillons qu’on disposerait sur un champ de bataille. Les deux principaux candidats ont rassemblé sur leur nom vingt-cinq millions d’électeurs supplémentaires par rapport à 2016, quatorze pour Biden, onze pour Trump. Cela s’est joué sur une scène hautement politique, sur des questions d’action publique, de valeurs, de conception de la vie en société.
Des dynamiques divergentes.
Observons quelques cas dont l’évolution est spectaculaire. Le couple Virginie/Virginie-Occidentale est intéressant à cet égard. Le premier a été un État sudiste qui a fait partie de la Sécession confédérale. C’est depuis 1861 que ces deux États existent car la partie ouest, qui devient la Virginie occidentale, se range alors du côté de l’Union et d’Abraham Lincoln. À partir de 1880, les choses se compliquent car c’est le Parti démocrate qui représente la vision sudiste, tandis qu’il devient aussi progressivement le parti des nouveaux citoyens issus de l’immigration dans le Nord industriel. La Virginie est systématiquement démocrate tandis que sa voisine occidentale penche de plus en plus nettement vers les Républicains. C’est seulement à partir de Franklin Roosevelt, président entre 1932 et 1945, que l’opposition conservateurs/progressistes se saisit plus clairement du bipartisme : on voit apparaître des places fortes républicaines dans les États ruraux de la moitié nord du pays. Cependant, les Démocrates conservent l’appui d’un Sud dominé par les ségrégationnistes. L’élection de John Kennedy, en 1960, ne lève pas toutes les ambiguïtés. Cependant, le mouvement de réalignement qui va coûter le Sud aux Démocrates est lancé. La Virginie-Occidentale vote cette fois démocrate comme d’autres États ouvriers de l’est tandis que la Virginie vote républicain. C’est aussi le cas en 1968 où la Virginie-Occidentale est l’un des rares États à ne pas donner la majorité à Richard Nixon ainsi qu’en 1976, 1980, 1988, et 1992 où la Virginie soutient les Républicains Gerald Ford, Ronald Reagan, George H. Bush ou Bob Dole, tandis que la Virginie-Occidentale appuie les candidats démocrates Jimmy Carter, Michael Dukakis et Bill Clinton. La Virginie-Occidentale bascule du côté républicain, avec George W. Bush, en 2000, et la Virginie du côté démocrate, avec Barack Obama, en 2008. Depuis lors, cette configuration s’est confirmée : la Virginie-Occidentale est, en 2020, le deuxième État le plus favorable à Donald Trump avec un score de 68,6% et une victoire dans la totalité des comtés tandis qu’en Virginie Joe Biden a plus de 10 points d’avance. Les années 2000 marquent donc une rupture qui semble durable avec toute l’histoire longue qui précède. D’un côté un basculement du Nord industriel vers les candidats conservateurs populistes, de l’autre une attirance d’une partie du Sud pour les progressistes.
La Virginie-Occidentale est un État à la fois peu peuplé, peu urbanisé et profondément marqué par les industries extractives. Elle n’a pas de grande ville et sa principale aire urbaine, une conurbation composée de deux agglomérations d’environ 200 000 habitants chacune est en déclin démographique, comme presque toutes les villes de l’État, qui, dans son ensemble, compte 200 000 habitants de moins aujourd’hui qu’en 1950. Comme, plus au Sud au Kentucky et au Tennessee, la population est la fois pauvre (un taux de pauvreté de moitié plus élevé que la moyenne nationale) et presque exclusivement « blanche », donnant une expression très visible à la notion péjorative de « White trash ». L’attachement au charbon, à la chasse et aux « valeurs » traditionnelles y fait consensus, y compris chez les Démocrates. La défense des énergies fossiles par Donald Trump à l’élection de 2016 n’est donc pas qu’un coup pour obtenir les voix de la région. Dans une région qui comprend une bonne partie des Appalaches, notamment l’ouest de la Pennsylvanie, l’est de l’Ohio et du Kentucky, on a un exemple d’une Rust Belt « primaire » (au sens du secteur primaire dominé par les logiques surfaciques de l’agriculture et de la mine) dont le basculement dans une nostalgie amère de l’âge d’or vient de loin et constitue un marqueur désormais structurel.
L’évolution de la Virginie est totalement divergente. Cela fut un pôle majeur de l’économie esclavagiste. Mais deux mutations l’ont profondément marquée.
La première est l’extension au nord et à l’ouest de l’État, du territoire dédié à l’État fédéral qui déborde de Washington et de son District.
La plus grande aire urbaine de Virginie, celle d’Arlington, qui compte plus de trois millions d’habitants et plus du tiers de la population de l’État, n’est qu’un élément de celle de Washington, qui compte en tout dix millions. L’aéroport de Washington (Dulles), le Pentagone (Arlington, le siège de la CIA (Langley) et celui de la National Science Foundation (Alexandria) se trouvent ainsi localisés en Virginie. Tout le nord de l’État est devenu une région de fonctionnaires fédéraux et d’entreprises qui ont à voir de près ou de loin avec l’État fédéral.
Washington est lui-même une composante de la Megalopolis du Nord-Est, dont les quatre principales aires urbaines (Boston, New York Philadelphie et Washington) totalisent environ cinquante millions d’habitants. Quant à la seconde aire urbaine virginienne, celle de Hampton Roads, avec Virginia Beach, Norfolk et Chesapeake (1,8 million d’habitants), elle tient aussi une partie de sa substance de l’État fédéral en hébergeant l’immense base navale de Norfolk, la plus grande concentration de moyens et personnel militaires des États-Unis.
L’implantation de l’État fédéral a considérablement élevé le niveau d’infrastructures matérielles et immatérielles de l’État où a pu se développer une économie à la fois moderne et attractive pour ses salaires relativement bas, d’où la seconde mutation. Autour de l’aéroport et dans le comté de Fairfax, une large palette d’activités de haute technologie a peu à peu fait système, et la Virginie est devenue un des tout premiers États américains dans ce domaine. Enfin une agriculture modernisée et une bonne attractivité touristique ont contribué à faire de la Virginie un État prospère, en phase avec les dynamiques économiques et culturelles mondiales. La part des Afro-Américains y est significative mais en baisse. Sur le plan socio-ethnique, la Virginie est plutôt dans une phase de banalisation avec l’arrivée lente d’immigrants latino-américains et asiatiques.
Quand la Virginie-Occidentale relève d’une économie de surface en déclin, la Virginie s’est affranchie de sa ruralité originaire et vit l’émergence rapide de réseaux urbains centrés sur des grandes villes.
Basculements présents et à venir.
Le bilan que l’on peut faire de cette élection est double. Dans l’espace étatsunien, des dynamiques peuvent être identifiées qui donnent des points de repère sur des avenirs prévisibles. La singularité des États-Unis dans le Monde et notamment en relation avec l’Europe se déplace lui aussi.
L’urbanité toujours plus décisive.
On peut généraliser le propos en constatant que :
- Les grandes villes sont de plus en plus massivement démocrates : tous les comtés centraux des 38 plus grandes aires urbaines (CSA entre 1,5 et 23 millions d’habitants) ont voté en majorité Biden ainsi que 52 des 58 aires urbaines de plus d’un million, quelle que soit la couleur dominante de l’État concerné ;
- La croissance des aires urbaines s’accompagne d’une extension du vote démocrate à la banlieue. Une différence vient des progrès démocrates dans les banlieues des grandes villes ayant voté Biden mais se situant dans des environnements à dominante républicaine. À Atlanta, Houston, Austin, Phoenix, Denver ou Salt Lake City, des comtés qui combinent du suburb (banlieue) et de l’exurb (périurbain) donnent de larges majorités à Biden, alors qu’on y votait habituellement républicain. Il est possible qu’il y ait une dimension conjoncturelle à ce vote, Trump ayant joué un rôle répulsif pour cette composante suburbaine du groupe moyen, disposant d’un bon capital scolaire et de revenus supérieurs à la moyenne. Il s’agit là en tout cas d’une « prise » prometteuse pour les Démocrates.
- Le poids de la ou des métropoles dans la population d’un État constitue un bon outil de prédiction pour les élections à venir. Les aires urbaines à la fois peuplées et à forte croissance constituent les éléments les plus déterminants pour faire basculer un État des Républicains aux Démocrates. Ainsi, en Caroline du Nord, où Trump a obtenu une courte majorité, les trois grandes aires urbaines Charlotte (Metrolina, 2,8 millions d’habitants), Raleigh (The Triangle, 2,1 millions) et Greensbroro (Piedmont Triad, 1,7 million) ont donné une nette victoire à Biden. Elles sont en croissance rapide et représentent près des deux tiers de la population de l’État. La menace que s’interrompe un jour prochain la longue domination républicaine existe aussi en Caroline du Sud et au Texas où les quatre principales aires urbaines (Dallas, Houston, San Antonio et Austin), dont les villes-centres ont toutes voté démocrate, cumulent plus de vingt millions d’habitants sur les vingt-neuf que comptent l’État.
Ce que les États-Unis disent de l’Europe et du Monde.
Aux États-Unis, il a été possible de fabriquer un groupe majoritaire ou proche de la majorité en rassemblant les Gilets Jaunes, La manif pour tous et le Rassemblement national, dans une variante libertarienne inexistante en Europe. On n’est pas très loin de ce qu’on observe en Hongrie ou en Pologne. Le surcroît de capital économique (revenus et patrimoine) sur le capital scolaire qu’évoque Emmanuel Rivière (2020) pour spécifier le cas étatsunien se retrouve pourtant aussi en France avec les Gilets jaunes. Dans les deux cas, le sentiment d’être perdant se nourrit de la perception de ne pas avoir accès à un monde où dominent les atouts de nature culturelle. La problématisation de ces lignes de clivages conduit à identifier une ligne de fracture entre capital de stock et capital de flux, d’un côté des assets composés d’éléments isolables, cumulables et permanents, assimilables sans remise en question de l’identité personnelle préexistante ; de l’autre un capital social, avec les capacités qui en dépendent, qui repose sur la production réflexive et systémique de soi, l’exposition au monde extérieur et la valorisation du changement comme ressort de l’identité. C’est ce qui explique le lien entre la dominance sociétale (sociétés de communautés/société d’individus) et les capacités productives (protectionnisme nationaliste/développement endogène des lieux dans une société mondiale). L’Amérique « bleue » est celle qui bouge, dans les deux sens du terme : on y définit son identité dans le mouvement environnant mais aussi dans le changement de soi, par l’acquisition permanente de nouvelles capacités personnelles. Au contraire, l’électorat de Trump cherche à résister au tourbillon du Monde en défendant pied à pied des acquis menacés.
Les électeurs de Trump ne sont pas tous, loin s’en faut, en échec économique, mais ils sont ceux qui spatialement et culturellement sont les moins connectés à la composante de la société américaine qui est indissociable du changement et de la mondialité. On peut résumer les multitudes d’enquêtes, de reportages et de déclarations, en faisant l’hypothèse que ce que les soutiens de Trump ne supportent pas, c’est qu’ils soient contraints de renoncer à une identité qu’ils voient statique pour s’ajuster à des évolutions imposées de l’extérieur. Le changement de soi dans le mouvement du Monde est valorisé dans le réseau démocrate, rejeté dans le territoire républicain. Ou plus précisément : le niveau de changement de vie considéré comme acceptable par les électeurs de Trump passe pour eux sous le seuil de ce qui est exigé par le monde extérieur. Autrement dit : on exige d’eux, disent-ils, plus que ce qui est tolérable. Est-ce une question de principe ou seulement de rythme ? Les prochaines années permettront peut-être de répondre à une question que les Britanniques ont soulevé avec le Brexit (2016) et les Français avec les Gilets jaunes (2018-2019)
Les ressemblances avec l’évolution des scènes politiques européennes sont frappantes. Les élections nationales récentes de tous les pays européens confirment ce clivage et les élections européennes plus encore. La relation à l’Union européenne est un excellent marqueur de cette divergence et le Brexit comme beaucoup de consultations nationales, en Suisse depuis le début des années 2000, en France, en Italie et aux Pays-Bas et dans l’ensemble de l’Europe de l’Est désormais, rendent la carte électorale de plus en plus organisée autour de ces oppositions par gradient d’urbanité.
La singularité américaine actuelle, c’est le niveau de haine qui s’est installé entre les deux camps, une conflictualité comparable à ce qu’a été la confrontation entre Noirs et Blancs dans l’histoire longue des États-Unis. Ce refus de cohabiter se trouve constamment redoublé par le recouvrement entre les choix politiques et des orientations fondamentales en matière de modes de vie et de conceptions du monde. Le long refus par Trump de reconnaître sa défaite et sa tentative de confisquer les votes en suggérant un véritable coup d’État judiciaire montre que la violence politique, encore virtuelle, s’approche dangereusement. Sous l’influence de Trump et de ses amis de l’alt-right, cette opposition manichéenne s’est encore renforcée d’un antagonisme majeur à propos de l’épistémologie de la vérité, avec une tonalité agonistique proche de la vision que Carl Schmitt (2008 [1950]) voulait imposer à la vie intérieure des sociétés : la politique, qui suppose un libre débat sur des divergences communément identifiés, est remplacée par la géopolitique, qui met aux prises des ennemis prêts à mener une guerre totale. Simultanément, les États-Unis demeurent une société que beaucoup d’éléments unissent et pour laquelle le « divorce » reste improbable tant il est clair pour presque tous qu’il ne ferait que des perdants. Anne Gordon (2020) suggérait logiquement une « thérapie de couple » pour les deux « époux » fâchés.
La société européenne n’est pas immunisée contre ce type de dérives. Le refus du Monde, de l’exposition à l’altérité, la peur du changement y prospèrent. Sa résistance relative tient au fait que la relation au monde de la culture y est moins distendue tandis que les visions atomistes de la société et l’emprise religieuse y sont classiquement plus faible en raison de la perception aisée des avantages systémiques de l’État-providence. Inversement, les Européens sont plus souvent tentés par une posture à la fois conservatrice et fataliste, portée par les multiples corporatismes cuirassés par les États nationaux. Le conflit entre la société d’individus et l’allégeance communautaire, entre une valorisation de l’altérité et une crispation sur des identités intangibles est profond, et présent à l’échelle mondiale dans les conflits, qui sont de plus en plus des combats éthiques, qui organisent la politique dans la société-Monde en émergence. Compte tenu du poids des États-Unis, l’élection présidentielle de 2020 est aussi un événement qui compte dans la conflictualité politique de plus en plus cohérente qui, sous des expressions diverses, unifie les enjeux planétaires.