Il arrive un moment où il faut savoir à quoi s’en tenir. C’est le cas, en particulier, de ce que l’on doit considérer comme étant une carte. La question pourrait être : qu’est-ce qu’une carte ? Ou mieux : qu’est-ce que faire carte ? Voici quelques éléments de réponse et des pistes de réflexion.
En amont de cette réflexion, une proposition m’est faite : la rédaction d’EspacesTemps.net me soumet un jeu de l’oie un peu spécial, en cela qu’il décrit, case après case, le parcours semé d’embûches du jeune candidat au doctorat ; la commande est la suivante : traiter cet objet comme une carte pour alimenter la rubrique « Carte du mois » de la revue.
Chiche ! Ayant eu par le passé la responsabilité de ladite rubrique, il m’était déjà venu à l’esprit cette question mensuelle : comment la remplir ? Autrement dit : qu’est-ce qui fait « carte du mois » ? À l’époque, j’étais chaque fois au pied du mur, et forcé de trouver de la carte là où, soit elle était à ce point évidente qu’on ne la voyait plus, soit au contraire elle se cachait sous les traits d’un autre objet, mais lui communiquait pourtant ses propriétés, ses logiques, ses vices, même. C’est alors que je collectionnais les cartes qui n’en étaient pas vraiment, que je pointais dans le réel les traces pourtant bien visibles — par définition — d’une pensée cartographique.
Me voici aujourd’hui forcé de transformer mes instincts d’antan en pensées. L’occasion est à saisir, les circonstances hasardeuses. Ce jeu de l’oie n’est pas une carte. En tout cas, pas au sens courant du terme. Des cases, un parcours, un ordre, des règles de circulation, des textes qui font office de toponymes pour les cases ; il y a pourtant de la carte là-dedans. Pas beaucoup, peut-être, mais un peu quand même. Certes, on ne voit pas bien de quel espace il est question. Mais peut-être est-ce là se poser une mauvaise question, ou poser la bonne question mais à l’envers : une carte représente-t-elle un espace ou bien, à l’inverse, une carte crée-t-elle un espace ? Qui a déjà « vu » un espace autrement que par le truchement de sa représentation, éventuellement cartographique ? Allons, soyons sérieux un instant : ce qui fait carte avant tout, c’est la performativité. C’est bien plutôt la capacité qu’a cet objet de faire exister les choses, en les nommant ou en les dessinant, que celle de figurer une réalité. Et en disant cela on ne nie pas l’existence du réel, bien au contraire ! On ne dit qu’une seule chose : la carte accentue certains aspects du réel dans le cadre exigeant d’une mise en cohérence de certains de ses éléments. Le jeu de la thèse fait exister aux yeux du « lecteur » un espace caché, réticulaire, reliant différents lieux entre eux selon une logique spatiale qu’aucune perspective photographique ne peut saisir. Ce jeu de l’oie donne à voir l’espace qui réunit dans une même logique le bureau du directeur de thèse et l’Anpe, en passant par la bibliothèque et le « labo ». Cet espace n’a aucune matérialité qui lui permettrait d’être saisi comme un tout. Seule cette représentation permet d’entrevoir un lien séquentiel et logique entre les lieux, un itinéraire.
On pourrait à ce stade de la réflexion objecter qu’il s’agit plutôt d’un schéma de fonctionnement. C’est assez juste, mais un détail plaide pour la carte : les cases. Dans ce jeu de la thèse, les cases sont des moments qui ont lieu. Le rectangle formé par la case représente conventionnellement l’étendue de ce lieu, il le délimite. Mais, pour arbitraires qu’elles soient, ces cases ne sont pas contingentes à un système de représentation donné. Elles ne résultent pas d’un choix graphique imposé, par exemple. Leur taille et leur forme ne sont pas le fruit d’une composition artistique signifiante. Non : ces cases sont des territoires. Chacune a sa propre loi, étrangère à celle de sa voisine. Et l’impératif ludique qui préside à la construction de cet objet graphique implique le choix d’une représentation schématique des étapes de l’itinéraire en référence à un parcours de territoires en territoires, à un déplacement matériel de pions sur le plateau. Le jeu fait de la carte.
Ce qui fait carte ici c’est donc, d’une part, le caractère performatif de l’objet, qui ne cherche pas à représenter le réel mais plutôt à définir un de ses aspects, à le présenter sous un certain jour et, d’autre part, la traduction graphique d’une fonctionnalité de l’objet, en l’espèce celle d’un jeu de plateau qui fait évoluer des pions de territoire en territoire, de case en case. Il ne s’agit pas d’un schéma permettant de comprendre un mécanisme, quoique cela puisse aider, mais, au-delà, d’un outil permettant de vivre (dans) un monde. Plus simplement, ce qui « fait carte » c’est que l’objet graphique crée un monde et qu’il sert effectivement de carte pour s’orienter dans ce monde et le parcourir.
Sur la base de ces deux critères, le jeu de la thèse n’est pourtant pas tout à fait une carte, intégralement une carte, mais il en a l’air et fonctionne un peu comme une carte dans son usage. Ce qui fait que cet objet n’est pas une véritable carte, c’est que nombre de cases n’ont pas de consistance spatiale ; elles tiennent du schéma, et leur fonction spatiale n’apparaît que dans le formalisme du jeu, et non dans la performativité en référence avec des lieux et un espace réel. Elles ne sont que des opérateurs de fonctionnement dans le cours du jeu (ex. : case 15 : « vous commencez à déprimer, passez 1 tour »). Pour faire carte, il faut ainsi, in fine, que toute l’information graphique portée par la carte soit spatialement fondée, établissant un lien entre l’espace réel et l’objet cartographique. Le jeu de la thèse est, de ce point de vue, un hybride : le plateau est un espace cartographique qui se réfère à lui-même dans le cadre du jeu, il met en ordre certains lieux du réel selon une certaine logique de parcours, en appelant ainsi à une modalité cartographique de la représentation, mais il ajoute à cela des cases-lieux qui n’ont qu’une fonction d’opérateur dans le cadre du jeu, sans référence aux lieux du réel. Ce n’est donc pas tout à fait une carte.
Nous pouvons prolonger l’analyse en passant en revue l’ensemble des jeux de plateaux, en balayant tout le spectre du genre, des jeux reproduisant analogiquement au plus près l’expérience géopolitique comme Risk, qui se joue sur un planisphère, ou le monde urbain comme le Monopoly, dont le plateau est adapté aux villes des pays où il est vendu, aux jeux fondés sur un contrôle territorial extrêmement exigeant mais dont les modes de représentation (carto)graphiques sont les plus élémentaires qui soient, et même éloignés de nos poncifs de la représentation territoriale polygonale, tel le jeu de Go, qui ne se réfère pas à un espace particulier mais à l’espace en général.
On peut ajouter aux deux critères précédents l’impératif de la vue zénithale, en limitant par définition la carte aux objets graphiques qui s’imposent de présenter le réel comme « vu » d’une position de surplomb, excluant les visions en perspectives. Cette restriction, dont on comprend la motivation normative quant au vocabulaire, a aussi pour fonction d’annuler les effets indésirables de superficies qui ne seraient pas des données de calage mais une donnée représentée. En effet, inclure dans le domaine de la carte des représentations en perspective a pour conséquence le choix implicite d’un mode particulier de représentation de la superficie. Au contraire, la carte comme « vue d’avion » fait de la superficie un simple attribut des surfaces, et ne dépend d’aucun point de vue (à la projection près). Deux objets de même forme et de même superficie sont, sur une carte, exactement superposables. C’est d’ailleurs là que réside le pêché originel euclidien de la carte ainsi définie, qui se voit dans l’obligation de représenter le monde « superficiellement », établissant une relation analogique entre l’espace du monde et l’espace du tracé.
Les récents travaux de cartographie portant sur internet ont pourtant montré par l’exemple que d’autres représentations que les cartes « zénithales » font exister un espace sinon invisible. Il faudrait alors peut-être, tout en limitant l’usage du mot « carte » pour les objets répondant aux trois conditions que l’on vient d’énoncer, proposer d’autres vocables pour désigner les représentations d’espaces qui peuvent servir de carte, s’en rapprochent, l’imitent. On verra ainsi que les cartes les plus utiles sont souvent celles qualifiées ici de « zénithales », mais que, si l’on veut pouvoir découvrir de nouveaux mondes, immatériels et intangibles, du cyberespace aux espaces touristiques, l’euclidianisme originel de la carte zénithale peut être un handicap rédhibitoire. La pratique spatiale a alors recours, pour s’orienter, à d’autres objets graphiques.