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Serendipity.

Time vulnerability: refereeing to keep the pace.

Illustration des auteurs

Mobilités, temps et rythmes

Dans une sociĂ©tĂ© exigeant toujours plus de flexibilitĂ©, de nombreux travaux s’accordent sur la montĂ©e en puissance de l’injonction Ă  la mobilitĂ© (BacquĂ© et Fol, 2007), comme vecteur de nos activitĂ©s. Le dĂ©couplage entre les caractĂ©ristiques propres Ă  un acteur qui lui permettent d’ĂȘtre mobile – la motilitĂ© (Kaufmann et al., 2015) – et sa mobilitĂ© effective fait inexorablement apparaĂźtre des inĂ©galitĂ©s dans la sociĂ©tĂ©. Lorsque ce dĂ©couplage a lieu, les populations vulnĂ©rables temporellement, spatialement, Ă©conomiquement ou socialement instrumentalisent leur mobilitĂ© comme « un outil qui permet d’articuler [les] diffĂ©rentes sphĂšres [familiale et domestique, professionnelle, du temps libre et des loisirs ainsi que de l’engagement associatif ou non-rĂ©munĂ©rĂ©]. […] Si la mobilitĂ© est un outil, il est Ă©vident que tout le monde ne dispose pas du mĂȘme outil et ne s’en sert pas de la mĂȘme façon » (Larose, 2011). Les rĂ©percussions des contraintes particuliĂšres Ă  chaque type de vulnĂ©rabilitĂ© sont alors vivement ressenties sur le rythme de la vie quotidienne, y compris sa mobilitĂ©. La conciliation des activitĂ©s dans les diffĂ©rentes sphĂšres remplit rapidement une journĂ©e en ne laissant qu’une faible marge de manƓuvre aux enchaĂźnements. L’équilibre (ou le dĂ©sĂ©quilibre) qui en rĂ©sulte peut inciter ces populations Ă , par exemple, s’ancrer un peu plus dans la proximitĂ© afin de diminuer la charge issue des dĂ©placements, ou de protĂ©ger le « projet familial » (Vignal, 2006). Cette recherche propose donc de dĂ©voiler comment les individus abordent et font face Ă  leur vulnĂ©rabilitĂ© temporelle. Elle s’inscrit dans la lignĂ©e des recherches rĂ©centes sur les rythmes de mobilitĂ© quotidienne et y contribue par une analyse des arbitrages dĂ©ployĂ©s par les mĂ©nages pour satisfaire leur programme d’activitĂ©s. La notion de rythme donne Ă  voir de nouvelles relations entre les individus, l’espace et le temps (Drevon et al., 2018) qui se rĂ©percutent assurĂ©ment sur la façon de se dĂ©placer ou, parfois, sur la façon de rester immobile.

Qui est vulnérable temporellement ?

Cet article est le fruit d’un travail menĂ© dans le cadre d’un projet de recherche interdisciplinaire. L’objectif primaire est de questionner les implications sociales de la planification du systĂšme de transport, telle qu’apprĂ©hendĂ©e dans une perspective « ingĂ©nieur ». L’enquĂȘte qualitative se base sur un corpus constituĂ© de douze entretiens rĂ©alisĂ©s auprĂšs de onze mĂ©nages francophones en Suisse romande et en France voisine. La population d’enquĂȘte a pour point commun de faire Ă©tat d’une vulnĂ©rabilitĂ© temporelle Ă  priori selon des situations qui caractĂ©risent souvent des rythmes soutenus, Ă  savoir (1) une charge parentale assumĂ©e par un seul parent dans le mĂ©nage, (2) la prĂ©sence de plusieurs enfants dans le mĂ©nage et/ou (3) un accĂšs limitĂ© Ă  une voiture au quotidien. De tels critĂšres de sĂ©lection laissent naturellement apparaĂźtre un panorama d’enquĂȘté·es dont les caractĂ©ristiques socioĂ©conomiques sont trĂšs hĂ©tĂ©rogĂšnes. Seules la structure du type de mĂ©nage (avec au moins un enfant Ă  charge) et la situation sur le marchĂ© de l’emploi (actif·ve) sont communes Ă  l’ensemble de l’échantillon ; deux caractĂ©ristiques dont le rĂŽle sur l’intensitĂ© du rythme quotidien ne fait aucun dĂ©bat. En revanche, il s’agit aussi bien de couples que de mĂ©nages monoparentaux, de cadres que d’employé·es et de trentenaires que de quarantenaires. Cette diversitĂ© doit permettre l’émergence d’une variĂ©tĂ© dans les formes de vulnĂ©rabilitĂ©s temporelles dĂ©tectĂ©es, et donc des solutions pour y palier. Cette thĂ©matique et les critĂšres de sĂ©lection du corpus nous ont inĂ©vitablement conduit·es vers une majoritĂ© de femmes rĂ©sidant en pĂ©riphĂ©rie des centres-villes, bien que deux hommes et deux mĂ©nages « citadins » aient Ă©tĂ© interrogĂ©s.

Les entretiens semi-directifs menĂ©s dans cette Ă©tude explorent la façon dont les enquĂȘté·es organisent leur quotidien, ou du moins l’ensemble des conditions qui participent de sa pĂ©rennisation jour aprĂšs jour. Il est principalement question de la maniĂšre dont les diffĂ©rentes sphĂšres de l’individu – domestique, du travail, de l’engagement et du temps libre – s’enchaĂźnent, s’entremĂȘlent voire se chevauchent, et du rĂŽle spĂ©cifique de la (des) mobilitĂ©(s) dans cet Ă©quilibre. Le protocole d’enquĂȘte se veut volontairement vague autour de la vulnĂ©rabilitĂ© temporelle pour que les enquĂȘté·es Ă©laborent librement et de maniĂšre situĂ©e l’expĂ©rience de leur quotidien. L’apparition, puis la rĂ©currence, d’un champ sĂ©mantique liĂ© aux temps dans la description de l’organisation quotidienne (ĂȘtre efficace, pressĂ© par le temps, besoin d’optimiser, Ă©viter l’imprĂ©vu, une journĂ©e fatigante, etc.) nourrit l’ambition d’une analyse plus gĂ©nĂ©rale sur les rythmes ainsi repĂ©rĂ©s. Le protocole d’enquĂȘte se prĂ©sente en quatre volets successifs, puis se termine par un cadrage qui permet d’établir les caractĂ©ristiques socioĂ©conomiques de l’enquĂȘté·e :

La configuration de mobilitĂ© et la satisfaction, par une exploration de la maniĂšre dont le sujet concilie tous ses dĂ©placements journaliers contraints et libres, le chevauchement de ses sphĂšres, et les niveaux de satisfaction, de frustration et/ou d’épuisement qui ressortent de cette organisation.

La perception des services, qui vise à faire ressortir et prioriser les motivations des individus, et à mettre en tension leurs aspirations avec la réalité du projet de mobilité quotidienne.

La temporalitĂ© et le budget-temps, qui met la sphère du temps libre au cƓur de la discussion : le rythme de vie et le temps à disposition sont les Ă©lĂ©ments principaux de cette partie de l’entretien.

L’organisation et les ressources, oĂč la discussion porte sur l’organisation nécessaire pour faire face au rythme des dĂ©placements. Ce thĂšme met en lumière les stratégies et tactiques mises en place, les habitudes ainsi que l’importance relative des ressources.

Stratégies et tactiques contre la vulnérabilité temporelle des ménages

La mobilitĂ© est essentielle Ă  l’insertion sociale (Maksim, 2011) et les inĂ©galitĂ©s qui en rĂ©sultent sont un thĂšme courant dans la littĂ©rature. Les populations touchĂ©es par ces inĂ©galitĂ©s peuvent ĂȘtre qualifiĂ©es de « vulnĂ©rables » (Nicolas et al., 2012) au regard des diffĂ©rentes ressources engagĂ©es. Souvent considĂ©rĂ©es d’un point de vue Ă©conomique (Fol, 2009) ou territorial (qualitĂ© de desserte), les inĂ©galitĂ©s sont beaucoup moins souvent Ă©tudiĂ©es dans leur dimension temporelle.

Sur ce thĂšme du temps, le cas des familles est particuliĂšrement rĂ©vĂ©lateur, celles-ci Ă©tant obligĂ©es de concilier des trajets professionnels, d’entretien et d’accompagnement pour garantir la stabilitĂ© du mĂ©nage (Jouffe et al., 2015). La vulnĂ©rabilitĂ© temporelle est alors d’autant plus grande chez les familles monoparentales, qui peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme un des groupes les plus dĂ©favorisĂ©s de la sociĂ©tĂ© par rapport Ă  la mobilitĂ© (Castro et al., 2015), sitĂŽt que leur organisation de vie quotidienne est primordiale (Kaufmann et Flamm, 2002). La meilleure solution pour ces mĂ©nages reste gĂ©nĂ©ralement de dĂ©ployer des stratĂ©gies structurantes, comme l’ancrage Ă  proximitĂ© de la famille ou d’infrastructures de transport particuliĂšres, qui se concrĂ©tisent Ă  la fois sur une profondeur temporelle et sur un horizon spatial (Godard, 1990, Coutard et al., 2002 ; Jouffe et al., 2015 ; Villeneuve, 2017). Ces stratĂ©gies cadrent dĂšs lors la mise en place de tactiques de mobilitĂ© dont les consĂ©quences se matĂ©rialisent plutĂŽt Ă  court terme (Jouffe, 2007). Ensemble, stratĂ©gies et tactiques visent ainsi Ă  l’institution de routines capables d’éviter autant que possible des situations de choix rationnels, sources de charge mentale supplĂ©mentaire et signes d’une « absence de privilĂšges » (Abbott, 2016). Ces stratĂ©gies et tactiques peuvent par ailleurs se transformer en systĂšmes d’entraide, comme le covoiturage, qui se basent couramment sur un principe de mutualisation ou d’usage commun d’un mode de transport pourtant individuel (Vincent, 2008 ; Vidal, 2013). Les nouveaux acteurs, du numĂ©rique notamment, accompagnent cet Ă©lan et proposent de plus en plus d’alternatives aux pratiques de mobilitĂ© traditionnelles, invoquant la durabilitĂ© comme motivation incitatrice (Brimont et al., 2016). Certaines solutions de dĂ©placement, qui n’Ă©taient alors que des arrangements temporaires, se retrouvent de facto institutionnalisĂ©es par les autoritĂ©s de transport (Vincent, 2010), comme par exemple les vĂ©los en flotte libre. Ces tensions entre stratĂ©gies et tactiques, collectif et individuel, ou pratiques formalisĂ©es ou non, sont des Ă©lĂ©ments caractĂ©ristiques dans l’organisation du projet de mobilitĂ© des personnes interrogĂ©es. Celles-ci se matĂ©rialisent par une sĂ©rie de mĂ©canismes dĂ©ployĂ©s au quotidien pour faciliter l’orchestration des diffĂ©rentes activitĂ©s journaliĂšres, et constituent un enjeu majeur dans la comprĂ©hension organisationnelle des mĂ©nages.

Notons que les stratĂ©gies sont des processus dĂ©cisionnels qui permettent de modifier, gĂ©nĂ©ralement dans le bon sens, les conditions d’accessibilitĂ© et donc la motilitĂ© des mĂ©nages (Kaufmann et Widmer, 2011). Dans l’approche sociologique de la notion, il s’agit d’étudier les prises de dĂ©cision d’un individu qui rythment son parcours de vie par trois paramĂštres principaux : le champ des possibles, les dispositions (aptitudes et habitudes) et les choix rĂ©alisĂ©s par l’individu. En d’autres termes, les choix stratĂ©giques d’accessibilitĂ©, qu’ils soient rĂ©sidentiels, professionnels ou sociaux, amĂ©liorent la mobilitĂ© quotidienne sous rĂ©serve d’arbitrages ou en rĂ©ponse Ă  des contraintes. En ce sens, les stratĂ©gies regroupent les moyens mis en Ɠuvre en vue d’une finalitĂ©.

Les tactiques de mobilitĂ© sont des procĂ©dĂ©s qui s’effectuent Ă  une Ă©chelle temporelle infĂ©rieure, ayant une portĂ©e plus limitĂ©e au cours du parcours de vie. Elles permettent Ă  l’individu de rĂ©agir Ă  des situations rĂ©currentes ou singuliĂšres (Bourdieu, 1987). Les pratiques de mobilitĂ© tirent ainsi nombre de leurs caractĂ©ristiques directement des tactiques, notamment en ce qui concerne la mutualisation et la rationalisation. En effet, si le covoiturage peut aujourd’hui ĂȘtre dĂ©fini en tant que pratique, il n’est Ă  la base qu’une solution facilitatrice motivĂ©e par une nĂ©cessitĂ© de mobilitĂ© sous contraintes.

Les stratĂ©gies et tactiques, qui se dĂ©ploient Ă  la fois dans le temps et l’espace, incitent Ă  penser les formes de vulnĂ©rabilitĂ©s temporelles en lien avec la mobilitĂ© quotidienne. C’est d’autant plus vrai que cette vulnĂ©rabilitĂ© se joue au sein du paradoxe entre une accĂ©lĂ©ration des rythmes de vie qui tient de l’injonction (Rosa, 2013) et un budget-temps allouĂ© au transport limitĂ© (Zahavi, 1974 ; Crozet, 2011). L’augmentation du nombre d’activitĂ©s « obligatoires » (et de la durĂ©e de ces derniĂšres) qui en rĂ©sulterait, couplĂ©e Ă  une mobilitĂ© dont l’efficacitĂ© se heurte aux dĂ©fis de l’urbain et de la congestion, obligerait donc les familles ainsi dĂ©bordĂ©es Ă  rĂ©pondre Ă  des arbitrages indispensables.

Changer de métrique pour saisir les rythmes

De rĂ©centes recherches tentent de produire des mesures objectives du rythme Ă  partir du programme d’activitĂ©s ou des dĂ©placements quotidiens des individus (Drevon et al., 2020). Ces recherches postulent que l’intensification des pratiques de mobilitĂ© spatiales s’accompagne d’un rythme plus « soutenu » ou « Ă©levĂ© ».  Dans une sociĂ©tĂ© qui, d’une part, valorise l’aspiration Ă  la mobilitĂ© et qui, d’autre part, tend Ă  stigmatiser les formes d’ancrages produites par des modes de vie immobiles, le risque est de faire du rythme une caractĂ©ristique qu’il serait bon de promouvoir et d’accroĂźtre dans la mesure du possible. Marie-HĂ©lĂšne BacquĂ© et Sylvie Fol renforcent cette idĂ©e en conclusion de L’inĂ©galitĂ© face Ă  la mobilité :

« La vision positive, Ă  la fois descriptive et prescriptive de la mobilitĂ© comme forme de libertĂ©, renvoie Ă  des aspirations bien rĂ©elles. Mais elle rencontre aussi la force des pratiques sociales, l’inertie des ancrages territoriaux et la critique sociale. Celle-ci n’est pas seulement celle des exclus de la mobilitĂ© mais rejoint une contestation plus large, certes encore balbutiante, portant sur les modes de vie contemporains et les difficultĂ©s de la gestion individuelle du temps. » (BacquĂ© et Fol, 2007, p.13).

Pour aller dans le sens de BacquĂ© et Fol, et pour tenter une nouvelle articulation du rythme et de la mobilitĂ©, il semble primordial de ne pas occulter les aspects non-spatiaux ou qui ne sauraient se rĂ©vĂ©ler par des mesures de distances parcourues et d’occurrences de dĂ©placements. Pour une dĂ©marche heuristique, la notion de rythme doit permettre Ă  celui qui y fait recours de diffĂ©rencier des particularitĂ©s de genre, de classe sociale ou encore de revenus qui peineraient Ă  se rĂ©vĂ©ler par la simple analyse des pratiques de mobilitĂ© dans le temps et l’espace. Il est question ici de remettre en avant la composante subjective du rythme, celle qui permet de rendre compte d’un culte de l’urgence (Auber, 2009) par la dĂ©pendance au local et/ou par des dĂ©placements restreints.

Ce travail propose une rĂ©flexion sur l’éventualitĂ© d’observer des formes soutenues de rythmes conjointement Ă  une rĂ©duction des pratiques de mobilitĂ© spatiale. Plus prĂ©cisĂ©ment, en suivant la mĂȘme idĂ©e que les travaux sur la vulnĂ©rabilitĂ© Ă©conomique, il s’agit de rĂ©vĂ©ler dans quelle mesure des vulnĂ©rabilitĂ©s temporelles ne se manifestent plus seulement par une intensification du programme d’activitĂ©s journaliĂšres, mais aussi par des arbitrages plus ou moins contraints qui conditionnent nĂ©cessairement les dĂ©placements (et leur rĂ©partition) au sein du mĂ©nage. Cette volontĂ© requiert de penser la mobilitĂ© quotidienne comme conjoncture d’un ensemble de situations, qu’il s’agisse de choix ou de contraintes, et dont la portĂ©e s’étend bien au-delĂ  de simples considĂ©rations spatiales. Les recours aux notions d’arbitrage, de potentiel de mobilitĂ© et de vulnĂ©rabilitĂ©s soulĂšvent Ă©galement une tension Ă©pistĂ©mologique entre le paradigme du manque (i.e. rarĂ©faction des ressources) et la thĂ©orie de l’excĂšs telle que proposĂ©e par Abbott (2016). La « paupĂ©risation » impliquerait alors un besoin permanent d’actualiser ses stratĂ©gies et tactiques du quotidien, alors que les compĂ©tences conduiraient Ă  un excĂšs de choix et donc Ă  moins d’arbitrages rationnels dans la structuration du projet de mobilitĂ©. Ces arbitrages rĂ©alisĂ©s « dans l’excĂšs » permettraient par ailleurs une rĂ©duction de la charge mentale, qui s’est avĂ©rĂ©e dĂ©terminante dans l’organisation des mĂ©nages enquĂȘtĂ©s. En ce sens, il est pertinent d’observer la dialectique entre la rarĂ©faction du temps d’une part, et l’excĂšs d’opportunitĂ©s rĂ©sidentielles, spatiales et/ou Ă©conomiques d’autre part, qui s’illustrerait par un rythme d’activitĂ©s soutenu. Les notions de « tactiques de mobilitĂ© quotidienne », « stratĂ©gies rĂ©sidentielles » et « projets d’ancrage locaux », dĂ©veloppĂ©es par Yves Jouffe et al., rĂ©sonnent particuliĂšrement avec cette approche. Ils soulignent la maniĂšre dont la combinaison de ces trois types d’ajustements permet aux mĂ©nages vulnĂ©rables Ă©conomiquement de lutter contre une dĂ©pendance automobile particuliĂšrement pĂ©jorative pour cette catĂ©gorie de population. Ces ajustements, qui vont de la mutualisation de la possession automobile au dĂ©mĂ©nagement Ă  proximitĂ© d’autres membres de la famille, accompagnent et configurent la maniĂšre dont les individus se dĂ©placent au quotidien tout en nĂ©cessitant un investissement personnel qui n’est pas directement perceptible dans la spatialisation et la mesure de ces pratiques.

Le prĂ©sent article soutient ainsi l’hypothĂšse que les divers ajustements opĂ©rĂ©s dans le projet de mobilitĂ© quotidienne donnent Ă  voir chez les mĂ©nages vulnĂ©rables temporellement de nouvelles formes de mobilitĂ©, qualifiĂ©es d’émergentes, plutĂŽt qu’une intensification des pratiques quotidiennes.

Les « stratĂ©gies d’arbitrage » pour s’affranchir de la dichotomie entre « stratĂ©gies » et « tactiques »

© Pauline Hosotte

Pour traiter de ces nouvelles formes de mobilitĂ©, une lecture lĂ©gĂšrement diffĂ©rente de celle proposĂ©e par Jouffe est employĂ©e. En effet, les mĂ©nages vulnĂ©rables « temporellement », dont il est ici question, n’obĂ©issent pas nĂ©cessairement aux mĂȘmes contraintes et logiques que les mĂ©nages vulnĂ©rables « économiquement », tels qu’enquĂȘtĂ©s par Jouffe. En particulier, les premiers disposent Ă  priori de ressources plus importantes que les seconds en termes Ă©conomiques mais Ă©galement sociaux (par exemple : l’accĂšs Ă  des services de garde, ou l’aide et le soutien de tierces personnes dans l’orchestration des activitĂ©s).

Dans le cadre des vulnĂ©rabilitĂ©s temporelles, la gestion de la ressource « temps » se traduit davantage en matiĂšre de compĂ©tences organisationnelles du projet de mobilitĂ©. Cela appelle donc un cadre conceptuel qui laisse plus de place Ă  l’articulation des tactiques et stratĂ©gies mises en place : les « stratĂ©gies d’arbitrage ». Cette notion propose une lecture du quotidien qui autorise Ă  dĂ©passer deux caractĂ©ristiques inhĂ©rentes Ă  la sĂ©paration entre tactiques et stratĂ©gies. PremiĂšrement, les stratĂ©gies d’arbitrage orientent d’emblĂ©e un raisonnement multi-scalaire oĂč des situations sont susceptibles d’agir Ă  diffĂ©rents niveaux Ă  la fois, contrairement Ă  « [la] distinction entre tactiques et stratĂ©gies [qui] ouvre la voie Ă  une lecture scalaire des diffĂ©rents ajustements, qui intĂšgrent donc pleinement les projets comme troisiĂšme Ă©chelle » (Jouffe et al., 2015). Ainsi, cette approche permet de mieux dĂ©celer des orientations individuelles (ou familiales) dont les consĂ©quences sur d’autres horizons (spatiaux et temporels) sont plus souvent conscientisĂ©es par les enquĂȘté·es. DeuxiĂšmement, le cadre conceptuel proposĂ© par Jouffe se pense assez naturellement de maniĂšre sĂ©quentielle, oĂč les tactiques de mobilitĂ© s’imbriquent Ă  des stratĂ©gies rĂ©sidentielles qui, Ă  leur tour, s’imbriquent Ă  des projets d’ancrage.

Regrouper l’ensemble des ajustements qui façonnent le rythme quotidien sous la notion de « stratĂ©gies d’arbitrage » permet donc de dĂ©cloisonner la dichotomie stratĂ©gie-tactique. Par exemple, les stratĂ©gies d’arbitrage permettent d’envisager l’utilisation « pratique » du vĂ©lo comme la consĂ©quence d’un dĂ©mĂ©nagement mais aussi comme la cause de celui-ci. Cette perspective n’empĂȘche pas l’émergence d’une libertĂ© dans l’exercice de hiĂ©rarchisation des stratĂ©gies qui tient beaucoup aux autres ressources (Ă©conomiques, sociales) Ă  disposition des mĂ©nages vulnĂ©rables temporellement. Comme le montrent les travaux d’Andrew Abbott (2016), il existe une forme de privilĂšge dans la capacitĂ© qu’ont les individus Ă  s’éviter des situations de choix rationnels chronophages dans leur quotidien. D’un cĂŽtĂ©, les mĂ©nages « en excĂšs » de ressources socio-Ă©conomiques dĂ©velopperont des stratĂ©gies d’arbitrage dont les bĂ©nĂ©fices sur le long-terme se manifesteront par l’absence d’imprĂ©vus dans un quotidien routinier qui laisse place Ă  des temps de pause. De l’autre, pour les mĂ©nages les plus prĂ©caires, des contraintes structurantes les obligeront Ă  s’organiser dans le court terme, transformant le peu de temps libre Ă  disposition pour arbitrer en vue de la prochaine Ă©chĂ©ance.

Vers des utilisations usuelles …

L’analyse des entretiens ne rĂ©vĂšle pas de grandes surprises sur la configuration de mobilitĂ© routiniĂšre puisqu’elle penche principalement en faveur de l’utilisation de la voiture pour tout motif de dĂ©placement. La flexibilitĂ© de la voiture ainsi que son insubordination au temps permettent de bĂątir un projet de mobilitĂ© complexe relaxĂ© des contraintes horaires, avec plusieurs boucles de dĂ©placement et un rythme trĂšs soutenu. Cette observation se vĂ©rifie Ă©galement pour les sujets ancrĂ©s dans la proximitĂ©, ou pour les sujets se dĂ©plaçant sur un territoire trĂšs bien desservi par les transports publics. LĂ  oĂč, dans le cas des mĂ©nages vulnĂ©rables Ă©conomiquement, les arguments contre l’usage des transports publics se concentrent sur des questions de tarifs et de manque de desserte, les enquĂȘté·es sont ici plus sensibles aux contraintes temporelles inhĂ©rentes aux transports en commun.

« Je ne pourrais pas survivre sans ma voiture. DĂ©jĂ  parce que je trouve les transports en commun particuliĂšrement fatigants, inconfortables et peu fiables, et surtout parce qu’aucun autre mode ne me permettrait d’ĂȘtre aussi efficace dans mes journĂ©es ! »

— Jeanne, 46 ans, mariĂ©e, indĂ©pendante et secrĂ©taire, mĂšre de deux garçons de 11 et 15 ans

« Si je devais suivre des horaires de train, j’aurais l’impression d’ĂȘtre encore plus pressĂ©e, et d’avoir encore moins de temps »

— Yasmine, 35 ans, divorcĂ©e, mĂšre de deux jumelles de 13 ans

Les enquĂȘté·es sont de grands optimisateur·trices et sont souvent satisfait·es des configurations modales et socio-temporelles dans lesquelles il·elles se trouvent ; tout du moins dans les cas oĂč ces configurations sont choisies, et non subies. Les sujets ont tendance Ă  rapprocher diffĂ©rentes sphĂšres, notamment par la mutualisation d’une partie des temporalitĂ©s domestique et professionnelle. Parmi eux·elles, les automobilistes se rĂ©vĂšlent trĂšs rationnel·les et privilĂ©gient la praticitĂ© et l’efficacitĂ© Ă©conomique en cherchant Ă  faire un maximum d’activitĂ©s et de distance en un minimum de temps.

« On en parle chaque jour [avec mon mari], de comment optimiser notre journĂ©e de demain au niveau des dĂ©placements. Cela fait partie des discussions du quotidien, mĂȘme si on n’en a pas tellement envie mais c’est comme ça. »

— Aurore, 40 ans, mariĂ©e (et multi-rĂ©sidente), entrepreneure, mĂšre d’un fils de 5 ans

Les deux sujets altermobiles du panel trouvent une grande satisfaction Ă  ne pas utiliser la voiture, en termes de confort mais aussi de convictions. Ils ont aussi en commun une tendance Ă  organiser minutieusement leur chaĂźne de dĂ©placements comme la grande majoritĂ© des autres sujets, mais laissent moins la place Ă  l’imprĂ©vu. Ils sont l’illustration convaincante de la relative flexibilitĂ© dont peuvent faire preuve les enquĂȘté·es Ă  poursuivre un quotidien qui s’organise autour d’un choix de mode de transport alternatif Ă  la voiture.

« [
] moi la voiture, franchement, lĂ , je ne l’utiliserai pas. J’ai d’autres ressources. Souvent, les gens qui ont une voiture ne se rendent pas compte qu’il y a d’autres façons de rĂ©agir que de sauter dans ta voiture [
]. »

— Marie, 43 ans, enseignante, mùre de deux filles de 11 et 15 ans

…qui se comprennent dans contexte plus large

Ces premiĂšres interprĂ©tations illustrent les ressorts des pratiques de mobilitĂ© des mĂ©nages vulnĂ©rables temporellement. Pour les approfondir, le concept de stratĂ©gies d’arbitrage permet de resituer ces pratiques dans un projet de mobilitĂ© plus gĂ©nĂ©ral, qui dĂ©terminera finalement la conduite du quotidien. Les entretiens permettent de confirmer que des stratĂ©gies d’arbitrage sont dĂ©ployĂ©es pour façonner ou modifier les prĂ©dispositions aux pratiques de mobilitĂ© en place. Ces stratĂ©gies sont mobilisĂ©es Ă  des moments charniĂšres d’une vie, et se pĂ©rennisent dans la façon de se dĂ©placer chaque jour.

Ainsi, plutĂŽt que des dĂ©cisions indĂ©pendantes mais conditionnelles les unes aux autres, le projet d’ancrage, les stratĂ©gies rĂ©sidentielles et les tactiques de mobilitĂ© quotidienne se confondent en stratĂ©gies d’arbitrage.

Ce changement de focale rĂ©vĂšle des formes de sĂ©quençage et de hiĂ©rarchisation des dĂ©cisions propres Ă  chacun·e des enquĂȘté·es, selon l’importance accordĂ©e aux Ă©lĂ©ments constitutifs du quotidien. Les entretiens rĂ©vĂšlent cinq stratĂ©gies d’arbitrage mobilisĂ©es dans le parcours de vie des enquĂȘté·es : les stratĂ©gies d’arbitrage rĂ©sidentielles, d’architecture temporelle, familiales et professionnelles, mutualistes et modales.

La stratĂ©gie rĂ©sidentielle reste souvent celle de rĂ©fĂ©rence, qui va conditionner les autres et qui aura la plus grande inertie sitĂŽt qu’elle implique des ancrages spatiaux, sociaux et Ă©conomiques forts. Cette stratĂ©gie d’arbitrage n’est cependant pas immuable, et se rĂ©flĂ©chit souvent parallĂšlement Ă  ses consĂ©quences sur la mobilitĂ© quotidienne comme l’illustre le cas d’Alice.

« Lorsque j’ai fondĂ© ma famille, j’habitais en zone rurale, excentrĂ©e de tout. C’était un petit village oĂč les enfants ont pu grandir au bon air. [Lorsque] leur pĂšre a quittĂ© le domicile familial, nous avons dĂ©mĂ©nagĂ© dans une plus grande ville. LĂ , les enfants […] prenaient alors le bus, et Ă©taient autonomes. Si nous Ă©tions restĂ©s dans le village, ils auraient dĂ» faire plus d’une heure de trajet pour rejoindre le collĂšge en train et bus, je ne voulais pas cela pour eux, et mon travail ne me permettait pas de les emmener en voiture. » 

— Alice, 38 ans, divorcĂ©e, conseillĂšre d’éducation, mĂšre de deux fils de 5 et 7 ans

La stratĂ©gie rĂ©sidentielle est ici trĂšs forte et nĂ©cessaire pour pĂ©renniser le projet familial, au dĂ©triment des sphĂšres du travail et du temps libre. ActivĂ© par une rupture de l’équilibre domestique, ce changement radical de mode de vie a permis Ă  la famille de gagner en autonomie et d’accroĂźtre diffĂ©rentes formes d’accessibilitĂ©. Ce choix n’en reste pas moins conditionnĂ© par d’autres stratĂ©gies d’arbitrage liĂ©es Ă  l’autonomisation des enfants, aux contraintes professionnelles et au choix du mode de transport. Il illustre Ă©galement une volontĂ© premiĂšre, celle de faciliter les trajets scolaires, qui se traduit par une rĂ©duction apparente de l’intensitĂ© de la mobilitĂ© quotidienne des enfants.

La stratĂ©gie qualifiĂ©e d’architecture temporelle est Ă©galement trĂšs prĂ©sente dans les entretiens. Cette stratĂ©gie s’articule en deux temps : (1) prendre un rythme d’activitĂ© rĂ©gulier et rĂ©current afin d’éviter les situations d’alĂ©as, ce qui renvoie Ă  la routine et aux habitudes, et (2) redĂ©finir les dĂ©limitations et rapports entre la sphĂšre familiale d’une part et professionnelle d’autre part. Ainsi, il est frĂ©quent que les enfants aillent passer du temps au travail des parents qui n’ont pas d’autre choix que de faire se chevaucher les sphĂšres domestique et du travail. À l’extrĂȘme, ce raisonnement peut annuler certaines pratiques de mobilitĂ© dans le cas oĂč ces deux sphĂšres sont parfaitement conjuguĂ©es. C’est par exemple le cas de Catherine, institutrice, qui formule une demande spĂ©cifique pour que son jeune fils soit scolarisĂ© dans l’établissement oĂč elle enseigne.

Les stratĂ©gies familiales et professionnelles s’imbriquent elles aussi aux autres stratĂ©gies d’arbitrage. A savoir que lorsque le travail du parent est trĂšs contraignant, ce dernier fera appel Ă  une tierce personne de façon rĂ©guliĂšre pour s’occuper des enfants (nourrice, personnel de mĂ©nage, grands-parents, jeunes-gens au pair, etc.). Dans d’autres cas, les enfants seront responsabilisĂ©s de maniĂšre prĂ©coce afin qu’ils soient en mesure de se dĂ©placer individuellement. Dans le cas oĂč la vulnĂ©rabilitĂ© temporelle ne viendrait pas de la monoparentalitĂ© mais du fait d’une famille nombreuse, des stratĂ©gies professionnelles entre les conjoint·es se mettent en place. Il peut s’agir, de maniĂšre formelle, d’un emploi Ă  temps partiel, mais aussi d’arrangements informels, comme des appels tĂ©lĂ©phoniques quotidiens pour organiser les trajets liĂ©s aux enfants. Ces stratĂ©gies tendent alors Ă  se reposer sur une plus grande flexibilitĂ© des pratiques de mobilitĂ© au jour le jour. C’était le cas de Bernard et JoĂ«lle :

« Du fait de nos postes Ă  responsabilitĂ©s, beaucoup de gens comptent sur nous et nous travaillons Ă©normĂ©ment, l’un comme l’autre. Nous exploitons dĂ©jĂ  au maximum les horaires de la garderie avant et aprĂšs l’école. GĂ©nĂ©ralement les sĂ©ances de chantier commencent tĂŽt, et peuvent finir tard. Comme c’est imprĂ©visible, j’appelle [ma conjointe] autour de 17h chaque jour pour savoir qui peut se libĂ©rer le plus facilement pour aller chercher les enfants Ă  la fermeture de la garderie, Ă  18h. »

— Bernard, 35, mariĂ©, architecte, pĂšre de deux filles de 5 et 7 ans

Il y a donc une conjugaison des temps qui s’avĂšre parfois aiguĂ« au sein des familles vulnĂ©rables temporellement (Orfeuil, 2010), et qui fait appel Ă  une grande capacitĂ© d’adaptation et Ă  des formes d’arbitrages soutenus.

Les stratĂ©gies mutualistes apparaissent lorsque les personnes ne sont plus en mesure, individuellement, de trouver une solution pour faire face Ă  leur vulnĂ©rabilitĂ© temporelle. Des ententes de voisinage sur le partage de vĂ©hicules sont un bon exemple de ce type de stratĂ©gie, qui dĂ©pendent alors Ă©videmment des stratĂ©gies rĂ©sidentielles opĂ©rĂ©es. Un autre exemple est celui de Myriam, rĂ©sidente de la pĂ©riphĂ©rie, qui s’est arrangĂ©e pour que son fils puisse ĂȘtre vĂ©hiculĂ© de maniĂšre durable par un chauffeur de taxi :

« Pendant 3 ans, [mon fils] prenait le taxi tous les jours pour aller Ă  l’école. C’était pris en charge par l’assurance invaliditĂ© parce qu’il Ă©tait dans une Ă©cole spĂ©cialisĂ©e à  Lausanne. Il passait une heure et demi par jour en taxi, l’aller-retour. Le taxi s’arrĂȘtait pour prendre 3 autres enfants. C’était quelque chose de trĂšs satisfaisant. »

— Myriam, 46 ans, divorcĂ©e, employĂ©e de commerce, mĂšre d’un garçon de 14 ans

Quand bien mĂȘme elles sont pensĂ©es dans des logiques interdĂ©pendantes, ces stratĂ©gies s’avĂšrent souvent ĂȘtre des solutions pour rĂ©Ă©quilibrer une dĂ©cision en faveur d’une sphĂšre particuliĂšre. Il en dĂ©coule alors des situations de mobilitĂ© fortement contraintes qui nĂ©cessitent ce genre d’ajustement.

Enfin, les stratĂ©gies modales font face Ă  la prĂ©dominance du mode « voiture » utilisĂ© par la majoritĂ© des familles. Peu importe la motivation Ă  ne pas ĂȘtre motorisĂ©, les altermobiles mettent en place des organisations particuliĂšrement fortes, et ont tendance Ă  simplifier au maximum le projet de mobilitĂ© en diminuant le nombre de boucles et en optimisant l’itinĂ©raire. Les familles se contentent globalement d’utiliser d’autres pratiques usuelles (par exemple les transports publics) Ă  leur disposition. L’originalitĂ© naĂźt plutĂŽt dans l’orchestration des divers modes courants et dans l’exploitation accrue de leurs avantages respectifs.

Lutter contre le temps par le temps

La dĂ©clinaison des stratĂ©gies d’arbitrage permet de structurer une certaine logique d’action dans les processus de dĂ©cision liĂ©s Ă  la mobilitĂ©. L’hypothĂšse gĂ©nĂ©rale soutenue doit ĂȘtre nuancĂ©e : les pratiques de mobilitĂ© observĂ©es mettent en valeur des ajustements quotidiens qui ne relĂšvent pas nĂ©cessairement des pratiques Ă©mergentes. MĂȘme si les ajustements stratĂ©giques et tactiques sont nombreux, ils donnent gĂ©nĂ©ralement Ă  voir des pratiques de mobilitĂ© tout Ă  fait usuelles. Ces pratiques rĂ©vĂšlent en revanche une rĂ©flexion plus approfondie, rĂ©flĂ©chie et anticipĂ©e commune Ă  toutes les personnes interrogĂ©es pour cette Ă©tude. Cela leur permet de se crĂ©er les opportunitĂ©s nĂ©cessaires pour faire face Ă  la contrainte temporelle forte en laissant une place rĂ©duite Ă  l’improvisation et aux alĂ©as. Les stratĂ©gies d’arbitrage viennent ainsi en amont des prises de dĂ©cisions dans l’exercice du quotidien : elles conditionnent la mobilitĂ© quotidienne. Cet exercice d’actualisation et d’optimisation du champ des possibles permet de modifier son potentiel de mobilitĂ©. Il se traduit Ă  travers cinq stratĂ©gies d’arbitrages principales, Ă  savoir les stratĂ©gies d’arbitrage rĂ©sidentielles, d’architecture temporelle, familiales et professionnelles, mutualistes et modales.

Ce travail mobilise des rĂ©cits et descriptions parfois difficiles Ă  interprĂ©ter, et qui prĂ©sentent de fortes dĂ©pendances aux reprĂ©sentations, aux imaginaires et Ă  la capacitĂ© des personnes Ă  devenir actives dans la crĂ©ation de nouvelles opportunitĂ©s en matiĂšre de mobilitĂ©. Les stratĂ©gies d’arbitrage prennent tout leur sens dans les 12 entretiens rĂ©alisĂ©s, augmentant le dĂ©phasage entre une volontĂ© grandissante d’instaurer une politique des transports durable et la rĂ©alitĂ© des processus dĂ©cisionnels individuels du choix modal. DĂ©velopper les infrastructures de transports publics ne suffit pas Ă  garantir l’accessibilitĂ© des mĂ©nages au rĂ©seau de transport en commun, encore faut-il qu’ils puissent se l’approprier. Ces questions rĂ©sonnent avec d’autres champs de recherches et dĂ©voilent un enjeu Ă©pistĂ©mologique pour articuler les pratiques d’arbitrages avec le phĂ©nomĂšne de socialisation, l’inertie des habitudes et de la routine, l’adhĂ©rence du systĂšme de transport au territoire ou encore la dichotomisation entre aspirations individuelles et interventionnisme institutionnel. Par ailleurs, les opportunitĂ©s au regard de la rythmanalyse (Lefebvre, 1992) sont nombreuses : au-delĂ  d’étudier les modes de vie et les pratiques de mobilitĂ© par le prisme des rythmes, les pratiques d’arbitrage permettent de questionner la capacitĂ© Ă  changer de rythme quand celui-ci est dĂ©jĂ  trĂšs contraint, et que les personnes disposent dĂ©jĂ  de grandes compĂ©tences d’ajustement au quotidien.

Les propriĂ©tĂ©s multi-scalaire et dĂ©cloisonnĂ©e du concept de stratĂ©gies d’arbitrage sont aussi l’occasion de questionner la diversitĂ© de la population enquĂȘtĂ©e. Les entretiens montrent des ressentis contrastĂ©s quant Ă  l’impression de « manquer de temps », celle-ci paraissant conditionnĂ©e au fait que certain·es enquĂȘté·es rĂ©ussissent, ou non, Ă  dĂ©gager du temps libre malgrĂ© un programme d’activitĂ©s chargĂ© (selon les mĂȘmes logiques d’arbitrage). Il en ressort des quotidiens plus ou moins « équilibrĂ©s », c’est-Ă -dire dont la pratique est plus ou moins bien vĂ©cue. Le prisme des stratĂ©gies d’arbitrage rĂ©vĂšle des formes d’articulation et d’orchestration des activitĂ©s plus ou moins hiĂ©rarchisĂ©es selon (toutes) les ressources Ă  disposition de la population. Pour certain·es, la situation de pression temporelle est anticipĂ©e et Ă©mane d’un choix assumĂ© construit selon une volontĂ© forte (dĂ©mĂ©nagement professionnel, proximitĂ© de la famille, idĂ©ologie contre l’usage de la voiture) qui se traduit par des compensations grĂące aux autres pans des stratĂ©gies d’arbitrage. Il en rĂ©sulte une situation d’équilibre dont l’expĂ©rience s’avĂšre ĂȘtre la garante. Pour d’autres, lutter contre les pressions temporelles s’avĂšre ĂȘtre un travail de tous les instants, et le sĂ©quençage des stratĂ©gies d’arbitrage se trouve ĂȘtre beaucoup plus contraint, dans un ordre qui rappelle le travail d’Yves Jouffe sur les mĂ©nages vulnĂ©rables Ă©conomiquement : un projet d’ancrage conditionnera des stratĂ©gies rĂ©sidentielles qui configureront des tactiques de mobilitĂ©. Ici, l’équilibre est beaucoup plus prĂ©caire et sujet Ă  toute forme de perturbation du quotidien, quelle qu’en soit l’échelle (du changement d’emploi Ă  l’imprĂ©vu sur le trajet). De futures analyses sur la distinction entre ces deux types de populations seraient en ce sens Ă©clairantes pour deux raisons. D’une part, ces catĂ©gories s’exposent Ă  des consĂ©quences individuelles naturellement diffĂ©rentes. D’autre part, et surtout, le travail sur la notion de rythme est identique pour chacune d’elles : les vecteurs de ce dernier ne sont ni uniquement spatiaux, ni simplement observables d’aprĂšs les dĂ©placements du quotidien.

Conclusion

Dans une approche exploratoire, les stratĂ©gies d’arbitrage semblent revĂȘtir un double intĂ©rĂȘt. Si elles permettent, d’une part, de mieux saisir l’intensitĂ© des rythmes quotidiens en incitant Ă  penser ce qui se « cache » derriĂšre les pratiques de mobilitĂ© observĂ©es, elles n’en sont d’autre part pas moins utiles dans une perspective opĂ©rationnelle. Aujourd’hui, les politiques publiques rĂ©pondent bien volontiers aux problĂšmes de mobilitĂ© par une autre forme de (mise en) mobilitĂ©, qui consiste Ă  offrir des solutions de dĂ©placements Ă  des mĂ©nages dont les besoins (professionnels, d’accompagnement, mĂ©dicaux, etc.) ne pourraient ĂȘtre satisfaits dans une plus grande proximitĂ©. Ainsi, les personnes Ă  qui profitent le plus ces politiques sont celles qui prĂ©sentent dĂ©jĂ  une forte propension, de par leurs ressources existantes, Ă  se satisfaire de leur rythme quotidien (mĂȘme soutenu).  À l’inverse, rares sont les interventions pensĂ©es dans une logique oĂč les pratiques de mobilitĂ© sont la rĂ©sultante d’un ensemble de situations. En mettant en valeur la maniĂšre dont les mĂ©nages vulnĂ©rables temporellement organisent et optimisent leur quotidien par des stratĂ©gies d’arbitrage, il s’agit de rĂ©vĂ©ler les biais par lesquels ces derniers « jouent » sur plusieurs tableaux. Il n’est alors plus simplement question d’accroĂźtre la mobilitĂ© de la personne concernĂ©e dans une perspective spatiale, mais aussi de rĂ©flĂ©chir Ă  la maniĂšre de « mettre en mobilitĂ© » ses autres ressources ou de tout simplement rĂ©duire ses besoins de mobilitĂ© et, de fait, d’en adapter ses pratiques. Ces variations, qui rĂ©sultent d’un travail d’organisation parfois intensif, sont une occasion de saisir, de comprendre et de tranquilliser les rythmes du quotidien. Pour ceux dont la vulnĂ©rabilitĂ© temporelle rĂ©sulte du choix d’un rythme de vie soutenu, ces interventions repensĂ©es pourraient non pas modifier leur niveau de mobilitĂ©, mais en changer les habitus et les formes ; vers une mobilitĂ© davantage consciente de ses rĂ©percussions sur la sociĂ©tĂ©. Un simple report occasionnel du mode, de l’itinĂ©raire empruntĂ©, de l’horaire du dĂ©placement ou de sa destination, peut avoir un impact concret sur la mobilitĂ© plus contrainte vĂ©cue par ceux dont la vulnĂ©rabilitĂ© temporelle est davantage subie.

Abstract

While accessibility conditions have never been so sound, the social injunctions that materialise at work, at home or during leisure time can lead to various forms of vulnerability with respect to time. This article supports the hypothesis that time vulnerabilities, when enhanced by a situation of high parenting responsibility or automobile dependence, encourage households to implement unique mobility practices. These practices, termed “emerging” in this research, would allow them to keep the intense pace of their daily mobility project. The analysis of a dozen semi-lead interviews provides a nuance to our hypothesis: although strategies and tactics enable the adjusting of usual trips, the decision process linked to mobility is rooted in the wider arbitration strategy that determines the daily mobility project. Five such strategies are identified, which enable people with time vulnerabilities to structure and orchestrate a set of possibilities with regards to mobility.

Bibliography

Notes

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