Dans sa leçon inaugurale « La différence, la concurrence, la disproportion. Sociologie du travail créateur » prononcée au Collège de France en janvier 2014, le sociologue Pierre-Michel Menger — déjà auteur en 2009 d’une somme magistrale parue sous le titre Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain — pose les grands axes de la recherche qu’il entend mener dans le cadre de sa chaire au Collège de France, prolongeant la réflexion qu’il poursuit depuis maintenant plusieurs années. Celle-ci concerne la possibilité de réfléchir, sur le plan des sciences sociales, la dimension créatrice du travail telle qu’elle se manifeste notamment dans le domaine scientifique et, de manière sans doute encore plus emblématique, dans le domaine artistique. L’originalité des analyses qui sont celles de Menger tient d’ailleurs à son refus de considérer de manière totalement séparée le phénomène de la création artistique et celui de la recherche scientifique, la découverte dans le domaine de la science pouvant tout à fait se concevoir sous l’angle de la création, ainsi que le soutient le philosophe et psychanalyste Cornelius Castoriadis, auquel Pierre-Michel Menger est, pour une part, redevable.
L’intérêt de la recherche lancée par Menger il y a de cela plusieurs années est que celle-ci cherche à affronter le défi redoutable que pose aux sciences sociales la question de la singularité et de l’originalité. Comment parvenir en effet à penser l’acte de la création singulière dans le cadre des schèmes qui sont ceux des sciences sociales, qui tendent par nature à l’objectivité et à l’universalité ? Est-il avéré, ainsi que l’affirme Aristote et à sa suite la plupart des théories de la connaissance, qu’il n’y a de science que de l’universel ? Si oui, cela signifierait-il que toute visée de création dans les termes des sciences sociales soit condamnée à échouer ? Il est clair que l’on ne saurait appréhender l’originalité et la singularité pour elles-mêmes, c’est-à-dire sans les rattacher aux médiations qui les articulent à une forme universelle par rapport à laquelle elles prennent tout leur sens. Ce qui ne veut toutefois par dire que l’universel doive surplomber la singularité et l’inscrire de force dans sa logique, auquel cas la création singulière n’apparaîtrait plus dans sa spécificité, mais seulement en tant qu’exemplaire d’une loi générale, comme cela semble être le cas pour la sociologie de Pierre Bourdieu. En réduisant le parcours existentiel d’un être singulier à sa trajectoire dans l’espace social, et en faisant de ses traits les plus originaux l’expression de simples variables, Bourdieu ne parvient apparemment pas à penser véritablement ce qui constitue la singularité des individus — ce qu’il montre nous renseigne davantage sur la structure du champ social à l’intérieur duquel se déploie la trajectoire d’un créateur que sur les caractéristiques propres à ce créateur. C’est d’ailleurs pourquoi Bourdieu éprouve certaines difficultés, dans Les règles de l’art, à expliquer ce qui fait le génie singulier de Flaubert. La raison vient, semble-t-il, de la confusion faite par Bourdieu entre les conditions nécessaires du génie et ses conditions suffisantes. Qu’il y ait des conditions du génie, et que ces conditions soient de nature sociale, est un fait incontournable, et c’est sans doute là le mérite des sciences sociales se donnant pour objet l’art et de la culture que de mettre au jour de telles déterminations. Mais qu’un individu ait été socialisé dans un certain milieu et ait incorporé des manières de penser, de sentir et d’agir qui se soient imposées à lui ne nous dit finalement rien sur ce qui le distingue à proprement parler d’un autre individu élevé dans un milieu familial et social identique. Comment expliquer, par exemple, que de tous les enfants de Jean-Sébastien Bach, quatre seulement sont devenus des musiciens, et que parmi ces quatre enfants musiciens seul Carl Philip Emmanuel ait réussi à s’accomplir en tant que musicien original ayant marqué durablement son époque ? Cet exemple atteste qu’il ne peut suffire de dégager les conditions sociales du génie singulier pour être en mesure d’identifier les caractéristiques singulières du génie. Du coup, faut-il en rester à ce constat d’échec dans la tentative de penser conceptuellement le singulier et l’original ? Auquel cas, sommes-nous condamnés à rester prisonniers d’une conception aristocratique du génie en termes de don, conception qui tend à devenir très rapidement une représentation idéologique, en ceci qu’elle divise d’emblée et de manière irrémédiable l’humanité entre créateurs et non-créateurs ?
Tout l’enjeu et l’intérêt de ce manifeste programmatique tient à ce que Menger entend répondre au défi que lance le phénomène de la création aux sciences sociales, sans en rester à ce constat d’échec : comment en effet penser sur un mode probabiliste ce qui est de l’ordre de l’exception et obéit à la logique paradoxale de l’imprévisible ? Selon quelles modalités pouvons-nous parvenir à représenter sous forme de régularités statistiques et de lois tendancielles ce qui se joue dans l’acte de création même ? Le travail de Menger doit ainsi s’appréhender en référence aux tentatives de Norbert Elias, et plus près de nous, de Nathalie Heinich et de Bernard Lahire, pour viser ce qui fait respectivement la spécificité du génie singulier de Mozart, de Van Gogh ou de Kafka.
Ainsi que l’affirmait Menger dans Le travail créateur, il est en fait tout à fait possible, et donc légitime du point de vue des sciences sociales, de concevoir l’activité créatrice en tant qu’activité rationnelle à condition de caractériser cette rationalité comme celle d’un type de comportement et d’action se déployant sous un horizon d’incertitude (voir Menger 2009, p. 12-13). Le caractère incertain de la création artistique et scientifique — autrement dit, l’obligation pour l’artiste et le chercheur de devoir passer du temps dans des activités exploratoires à l’issue (reconnaissance par les pairs et/ou par le public) très incertaine (Menger 2014, p. 45) — tient largement au fait que les situations de mise en œuvre d’un potentiel créatif et novateur sont prises dans un équilibre précaire entre stabilité et variabilité, ce partage étant lui-même sujet au changement (ibid., p. 49). Du coup, appréhender selon les schèmes des sciences sociales la créativité inhérente au travail scientifique aussi bien qu’artistique revient à faire fond sur la tension entre la phase exploratrice proprement dite, dans laquelle l’artiste et le chercheur tâtonnent en produisant des idées et des hypothèses, notamment dans le cas de la science, ou des esquisses et des ébauches en ce qui concerne l’art, et la phase de production à proprement parler, où l’artiste et le chercheur organisent rigoureusement leur travail et donnent une forme tangible à leur créativité initiale, bien souvent d’ordre infra- ou préconscient :
Les caractères d’imprévisibilité, d’incertitude, de jeu et de surprise, qui sont associés à la variabilité dans le cours du travail, doivent demeurer en tension avec les mécanismes de contrôle progressif qui dessinent l’arc d’une réalisation, et avec les routines issues d’apprentissages précédents. (ibid., p. 47)
Il importe bien de parler d’une relation en tension entre l’exigence de créativité associative ou intuitive et l’opération de structuration propre à assurer, par une opération de sélection œuvrant à l’intérieur du matériau initial, le passage du travail préparatoire à l’œuvre achevée (ibid., p. 43-45).
Les deux mouvements, celui de la préparation d’un côté, celui de la mise en œuvre et de l’achèvement de l’autre, doivent être pensés à la fois ensemble et en tant qu’ils obéissent à des logiques autonomes, selon une logique relationnelle faite d’union et de tension : l’acte créateur ne relève pas plus du simple aléa que du hasard irréductible à une quelconque intention signifiante, auquel cas il n’appartiendrait pas au registre de l’action humaine stricto sensu, mais à celui du miracle pur et simple. Mais il ne peut être non plus assimilé à une opération de recomposition après coup : il serait impropre de croire que l’artiste ou le scientifique puisse se borner à combiner sur un mode plus ou moins aléatoire, un matériau initial — cette combinatoire étant dès lors susceptible de se formaliser en termes probabilistes ou statistiques (ibid., p. 45). Le travail créateur tient donc à la fois de l’activité rationnelle, qui cherche à assurer de la manière la plus adéquate possible l’articulation de moyens techniques au sein d’une procédure ayant pour finalité l’apparition du nouveau, mais aussi d’une démarche productrice mobilisant une grande inventivité (ibid., p. 47). C’est pourquoi le travail créateur doit être en définitive conçu et analysé dans le cadre d’une logique de mise en relation, ce qui implique de rompre avec une représentation du problème en termes essentialistes (ibid., p. 48).
C’est suivant cette perspective que l’on peut comprendre le processus d’individuation inhérent à l’acte de création, dans le cadre de ce que la sociologue Nathalie Heinich nomme très justement, en ce qui concerne l’art, un « régime de singularité » (1998, p. 11-13) : par l’adoption d’une perspective qui porte sur le comportement et sur la façon dont ses concurrents mettent en œuvre leurs facultés novatrices, l’individu créateur apprend à connaître ce dont il est capable et ce qu’il peut espérer « obtenir » (davantage, d’ailleurs, sur le plan des gratifications symboliques que sur le plan des gains matériels, voir Menger 2014, p. 26) de la démarche créatrice qu’il met en œuvre pour produire un objet artistique ou un discours qui puisse faire sens aux yeux du public :
Si l’action s’établit dans un système de relations, écrit Pierre-Michel Menger, l’interaction en constitue la pierre angulaire. La substance relationnelle de l’action individuelle est alors définie par la perspective qu’adopte chaque acteur sur le comportement d’autrui et sur les conclusions à en tirer pour orienter son propre comportement et ses décisions dans l’action conjointe. (ibid., p. 49)
Tout se passe comme si le sujet créateur faisait en quelque sorte l’expérience de ce qu’il vaut, non de manière absolue, mais dans sa relation avec ses autres concurrents, en mobilisant, à partir du développement imprévisible de ses capacités préalables, les informations sur son talent, dont il parvient à prendre connaissance au gré des multiples jeux d’interaction et de comparaison par lesquels il se confronte aux autres (ibid., p. 48-59). Cette mise en relation de soi et des autres permet de résoudre ainsi l’aporie de la singularisation par le talent : si, en effet, les qualités individuelles à l’œuvre dans les pratiques créatrices en matière artistique et scientifique étaient comme telles repérables, au sens où certains individus seraient originairement « doués » par rapport à d’autres qui seraient dépourvus de telles capacités, les artistes et les chercheurs ne se poseraient aucune question quant à leur probabilité de réussite dans le domaine qui est le leur (ibid., p. 62). L’institution n’aurait par ailleurs aucun problème pour définir les normes de l’originalité créatrice et les critères de l’innovation scientifique, il n’y aurait conflit pour attribuer ce qui revient objectivement à chacun selon sa contribution à ce qui est jugé digne d’estime et d’admiration. Or, afin de se rendre compte des capacités qui sont les leurs quant à la novation, les individus qui font œuvre de création doivent se comparer avec d’autres individus qui, comme eux, s’emploient à vérifier qu’ils sont bel et bien détenteurs d’un véritable potentiel novateur. D’où la définition du talent comme cette propriété attribuée à un sujet en fonction de procédures de comparaison, ne valant que relativement à, et jamais absolument : détenir un talent ne signifie pas que la production qui en sera l’expression renvoie à un critère objectif transcendant les simples différences individuelles empiriquement déterminées, mais que celle-ci ne prendra sa valeur effective que sur un mode différentiel (ibid.) — c’est par le biais de comparaisons multiples et réciproques entre différentes productions (œuvres, discours, thèses…) prétendant à un droit d’entrée (et jouissant même d’un tel droit) dans l’espace de la consécration et de la reconnaissance publique que le travail de chacun parvient à se singulariser et à trouver sa place au sein d’une hiérarchie institutionnalisée (ibid., p. 33). Reste que cette mise en rapport qui est aussi une mise en concurrence produit un ordre des valeurs dont la consistance manque foncièrement de stabilité, les critères normatifs en matière de singularisation étant sujets à de telles fluctuations qu’il est quasiment impossible de mesurer avec certitude le dosage ou la combinaison idéale en matière de ressources individuelles, comportementales ou sociales qu’il est nécessaire de posséder pour se faire remarquer en tant qu’être absolument singulier (ibid., p. 62-63).
Pierre-Michel Menger revient sur un point central de la démonstration qu’il développait dans Le travail créateur et qui concerne la possibilité pour les singularités reconnues comme irréductibles de tisser du commun. Car de deux choses l’une : soit la compétition « intersingularités » se déploie sans limites dans un « jeu à somme nulle », en ce sens que les ressources en matière d’imagination créatrice et d’invention sont d’une extrême rareté, ce qui occasionne la perte de toute véritable réciprocité entre les hommes et entraine la règne de la concurrence généralisée (ibid., p. 35 et 36). Soit, à l’inverse, on renonce à cette « guerre symbolique de tous contre tous » et l’on choisit d’abolir le règne de la rareté en ce qui concerne la distribution des facultés créatrice : c’est l’utopie marxienne de l’artiste comme modèle d’expressivité pour le producteur. Chacun peut désormais s’épanouir dans le cadre d’un travail créatif où il peut extérioriser et exprimer ce qu’il est en propre (ibid., p. 35), la mise en relation concurrentielle laissant place à l’avènement d’une société tissée par des liens de coopération et de réciprocité. Le Marx des Manuscrits de 1844 et de la Critique du programme de Gotha dessine à cet égard l’utopie d’une humanité réconciliée avec elle-même, où les travailleurs seraient devenus en quelque sorte des artistes accomplis (même si Marx ne parle pas exactement en ces termes) épanouissant leurs capacités dans le cadre d’un travail créatif et non plus aliéné au règne de l’équivalence marchande. L’exigence de communauté et de conformation qui structure la sphère institutionnelle se voit dès lors subordonnée à la prise en compte du caractère strictement incommensurable des œuvres ainsi produites (voir à ce sujet ibid., p. 155-199, 278-283). L’intérêt qu’il y a à penser dans les termes de Marx tient sans doute au fait que l’on parvient à concevoir ainsi l’être singulier dans sa dimension irréductible, sans que cette exigence d’extrême différenciation ne débouche sur une sorte de « lutte à mort » entre les singularités rivales. En effet, sous le règne de l’abondance des biens matériels et symboliques, les hommes n’ont besoin de rien d’autre que de travailler à leur épanouissement personnel — il n’est donc aucunement nécessaire pour les individus de se comparer les uns aux autres dans la perspective d’un ordre hiérarchique au sein duquel se distribueraient les talents singuliers : leurs talents valent par eux-mêmes, et non relativement à. Du coup, ils sont incommensurables et donc incomparables.
On peut toutefois se demander — c’est du moins le sens de l’opposition faite par Pierre-Michel Menger — si ce réquisit ne se paie pas « au prix d’une exigence anthropologique intenable » (ibid., p. 42), car cela revient, d’après le sociologue, non seulement à réfuter le principe même de la spécialisation au nom du refus de la division du travail qui mutile l’être humain — or l’histoire de l’art moderne montre qu’un peintre génial est aussi un peintre spécialisé dans la pratique de son médium —, mais également à ruiner toute possibilité d’échange véritable sous prétexte de ne pas se prêter au jeu de la comparaison concurrentielle (ibid., p. 42). L’interrogation fondamentale que soulève le programme de recherche élaboré par Pierre-Michel Menger consisterait à réfléchir en définitive aux conditions d’un échange qui ne se serait pas fondé sur la rivalité concurrentielle, mais sur un sens authentique de la communauté et de la réciprocité. Il faudrait, dans cette perspective, ce qui d’après Pierre-Michel Menger est loin d’être une chose évidente, concevoir un positionnement artistique qui ne soit pas fondé sur la revendication d’un privilège réservé à une élite autoproclamée, mais soit comme l’expression d’une pure singularité, à ce point incommensurable qu’elle interdise toute comparaison et donc toute hiérarchisation.