Ce que Fernand Braudel a dit sur le temps, nous l’avons en mémoire.
En présentant chaque moment comme un composé de trois rythmes distincts, il a pensé ensemble ce qui relevait de l’événement et ce qui appartenait à la durée. Il a ainsi permis une relance des débats sur l’historicité. Cette topique n’a pourtant pas que les défauts de ses qualités. Elle n’est pas seulement une manière (trop) simple de penser la complexité – un reproche que toute modélisation peut susciter. Elle comporte aussi le risque de créer un classement arbitraire des temporalités, indépendant du « contenu » de l’histoire, bref de se contenter de sophistiquer, en le multipliant par trois, un concept de temps fondamentalement traité comme un absolu.
Elle a surtout encouru quatre reproches majeurs. C’est d’abord un structuralisme, qui considère, dans son principe, l’action humaine comme un effet plutôt qu’une cause de l’histoire des sociétés. C’est encore un matérialicisme, qui place au sommet de la part humaine de l’explication la « culture matérielle ». C’est, tout compte fait, un fixisme, car la hiérarchie des « étages » place le temps immobile – ou presque immobile – au poste de commande de l’histoire. C’est un naturalisme, enfin, car si la longue durée est associée à l’espace, c’est plutôt la « géographie » physique qui est invoquée.
On peut pourtant, jusqu’à un certain point, se situer « avec Braudel contre Braudel ». Ouvrir l’éventail du tempo historique, faire de l’espace un « quasi-personnage » (pour reprendre l’expression de Paul Ricœur) impliqué dans une histoire en mouvement, elle-même conçue comme un univers d’acteurs dans lesquelles l’idéel compte autant que le matériel, ce qui nous rapproche des « régimes d’historicité » d’un Reinhart Koselleck ou d’un François Hartog. C’est alors que l’on peut mieux dissocier longue durée et immobilité, retrouver l’événement, qui, tout en étant par construction une suspension de la durée, comme le lieu est suspension de la distance, prend sens à plusieurs échelles de temps.
Dans ces conditions, le dialogue peut reprendre sur de meilleures bases avec les partisans d’une histoire vraiment immobile. Ceux-ci ne développent pas forcément des démarches naturalistes mais s’inspirent aussi de ce qu’on appelle « culturalisme » – un naturalisme enrobé, si l’on veut – qui présente les « cultures » comme des réalités pratiquement intangibles. Lorsque l’on débat avec un culturalisme embrigadé dans la géopolitique tel que l’incarne, par exemple, le point de vue de Samuel Huntington, on se rend immédiatement compte du basculement majeur que représente à propos de la différentiation de l’espace mondial, le passage d’un temps long mais fondamentalement historique à un temps bloqué, congelé en des appartenances « culturelles » éternelles. En somme, ce n’est pas la révision à la hausse de la durée de vie de certaines réalités qui constitue une rupture méthodologique ; c’est le statut qu’on donne à la dynamique de ces réalités, à la possibilité de leur mise en mouvement.
Autrement dit, ce n’est pas parce que, malgré l’espoir qu’avait représenté l’accès au pouvoir de Jean-Bertrand Aristide, Haïti a replongé dans un chaos sanglant dont nous avions connu un certain nombre de variantes depuis Toussaint-Louverture qu’il faut conclure à un fatalisme haïtien, à une identité haïtienne transhistorique, à une haïticité destinée à demeurer, pour toujours, funeste et déprimante. L’anti-développement de Haïti peut être compris, expliqué. On peut en identifier des logiques dont, en conséquence, on peut imaginer qu’elles laissent la place, selon diverses modalités imaginables, à d’autres logiques. Cela est vrai pour Haïti comme pour le Guatemala, la Colombie, le Liberia, le Burundi, la Birmanie ou le Népal . Et certaines « expériences cruciales », comme au Costa-Rica, au Chili, en Afrique du Sud, à Maurice, en Corée du Sud ou à Taiwan, nous montrent assez clairement que l’histoire est ouverte pour tous, même pour ceux qu’on attendait pas.
N’empêche : à propos de Haïti, il y a des moments où nous – et les Haïtiens les premiers, sans doute –, nous trouvons le temps long.