On pourrait commencer ce compte-rendu de plusieurs façons. Par une phrase d’ensemble présentant les différentes facettes de Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) : à la fois Jésuite obéissant (mais persécuté par une hiérarchie qui le soupçonnait de dérive panthéiste), géologue et paléontologue célèbre (il est l’un des co-découvreurs de l’Homme de Pékin dans les années 1930), et mystique rhénan moderne (à la recherche d’une communion avec un cosmos divin). Ou, de façon plus ironique, par un clin d’œil à une nouvelle de Ray Bradbury de la fin des années 1940 : une expédition spatiale terrienne poursuit un Christ qui se réincarne de planète en planète en laissant suffisamment d’indices pour que l’on puisse déduire la prochaine destination de sa réincarnation. Les Terriens arrivent toujours trop tard pour rencontrer le Christ et continuent à travers la galaxie une quête que l’on devine sans fin (Bradbury, 1949) : en lisant certains passages de Teilhard de Chardin sur « les manifestations “polymorphes” du Christ cosmique sur divers mondes » (cité, p. 353) on se demande si on est dans de la théologie ou dans de la science-fiction.
Mais aucune de ces entrées en matière ne conviendrait. Car deux questions se posent avant tout. À quoi peut bien servir de s’intéresser aujourd’hui à ce strict inconnu pour les moins de quarante ans, qu’est Teilhard de Chardin ? Et, qu’est-ce que la biographe du jésuite Pierre Teilhard de Chardin par le dominicain Jacques Arnould peut bien apporter aux sciences sociales ?
À la fois un peu plus que l’on pouvait le craindre, mais aussi beaucoup moins que l’on pouvait l’espérer. Un peu plus d’abord, car Jacques Arnould dresse ici un portrait réussi de Teilhard de Chardin comme grand voyageur, comme savant et comme penseur. Malheureusement Teilhard apparaît également dans cette biographie comme en apesanteur, isolé des fondements et des racines idéologiques qui permettent de le comprendre et de le situer dans cette grande ligne de recherche qui a tenté, et ce depuis très longtemps, de concilier science et foi.
Un portrait réussi de Teilhard de Chardin comme prêtre jésuite et comme savant.
La principale réussite du livre de Jacques Arnould est dans le beau portrait qu’il trace de Teilhard. Et en cela, l’auteur est fidèle au programme qu’il annonce au lecteur : « Ce n’est pas du phénomène Teilhard qu’il est question dans ces pages, mais de Teilhard lui-même » (p. 15). Jeune homme brillant, issu d’une famille bourgeoise d’Auvergne (il naît en 1881 à Sarcenat), quatrième d’une fratrie de onze enfants, il reçoit l’éducation classique des classes privilégiées de la fin du 19e siècle : bonnes études au Collège jésuite de Notre-Dame de Mongré à Villefranche-sur-Saône, formation scientifique, religieuse et littéraire à Aix-en-Provence (pour son noviciat de 1899 à 1900) puis à Laval (pour le juvénat de 1900 à 1901) avant de rejoindre Jersey (1902-1905) où la compagnie de Jésus possède plusieurs instituts de formation. Il s’y révèle à la fois excellent humaniste et passionné par les questions de géologie et, indirectement d’abord, de paléontologie. Après trois années comme lecteur de physique et de chimie au Caire (1905-1908) il finit sa formation en Angleterre à Ore Place près d’Hastings : c’est là que, le 4 août 1911, à 30 ans, il est ordonné prêtre.
Ces dates montrent bien que Teilhard de Chardin vit sa formation religieuse à un moment particulièrement agité pour l’Église : la loi de 1905 en France sur la séparation de l’Église et de l’État, et le décret Lamentabili sane exitu de 1907 où Pie X condamne les soixante-cinq principales erreurs du modernisme. Comment être un chercheur dans un tel contexte et face à une telle hiérarchie ? Et dans une science dangereuse de plus : car comment concilier les thèses évolutionnistes (auxquels Teilhard adhère très rapidement) et les dogmes chrétiens sur la création de l’homme ? Pour rappeler l’ambiance de l’époque, c’est un peu plus tard aux États-Unis, qu’allait se dérouler ce que l’on a coutume d’appeler « le procès du singe » : « Le 21 juillet 1925, le juge Raulston condamnait le jeune enseignant Thomas Scope à une amende de 100 $ pour avoir enseigné l’évolution aux élèves de l’école publique de Dayton, petit chef-lieu d’un comté du Tennessee » (Lecourt, 1998, p. 21). Du côté de l’Église catholique, en 1928 la hiérarchie pontificale continuait d’attribuer à la Terre, un âge de 200 000 ans (id, p. 205). Face à ce dilemme, Teilhard va avoir une attitude mêlant trois stratégies : l’obéissance absolue à sa hiérarchie, l’évitement des affrontements théologiques au profit de la recherche géologique et paléontologique particulièrement en Chine, la recherche d’un sens du monde et même de l’univers permettant de dépasser les contingences des dogmes… tout en restant dans une pensée chrétienne non-panthéiste.
Autant dire tout de suite que cela ne sera pas facile… et que Teilhard naviguera toute sa vie entre les écueils des interdictions de publier, les voyages pour éviter les problèmes avec sa hiérarchie, et le soutien de ses amis (chrétiens ou athées) qui voient en lui un génie, et dans ses idées les racines d’une refondation radicale du christianisme. Comme le comprend Gabriel Germain, l’un de ses étudiants à la Catho de Paris dans les années 1920, « [Teilhard] comptait parmi les intrépides, non les innocents » (p. 144).
Teilhard apparaît logiquement, dans le deuxième temps de la biographie de Jacques Arnould, comme un paléontologue trouvant une certaine sécurité à être le plus loin possible de Paris et de Rome. Commencent alors les longues années de voyages et de recherches en Chine, aux États-Unis, en Afrique du Sud, sa participation à la Croisière Jaune, ses voyages étonnants au côté d’Henry de Monfreid, les conférences américaines sur l’origine et l’évolution de l’homme, le grand intérêt pour les avancées en astrophysique et pour la recherche fondamentale sur la matière. « Une vie de savant » (p. 274), nous dit fort justement Jacques Arnould, marquée par trois grands épisodes. Celui de l’étrange affaire de l’homme de Piltdown d’abord où, le rôle exact de Teilhard demeure encore confus : fut-il à l’origine même de cette supercherie fameuse (la découverte en 1908, dans le sud de l’Angleterre, d’un crâne — un montage en réalité — présentant des caractères à la fois fortement simiesques et fortement humains… à un moment où la paléontologie est la recherche du « chaînon manquant ») sorte de blague de potache qui aurait pris une ampleur totalement imprévue, ou bien fut-il un jeune chercheur de 30 ans embarqué dans une affaire qui le dépassait ? Si Jacques Arnould blanchit Teilhard de tout soupçon (p. 55 et suivantes) contre les accusations de Stephen Jay Gould (Gould, 1986) c’est essentiellement sur la base de documents de deuxième main… et on reste franchement surpris face à l’approximation des arguments donnés par l’ouvrage.
Le deuxième épisode important de la carrière de Teilhard comme chercheur est bien sûr celui de la co-découverte du Sinanthrope. Jacques Arnould réussi là le meilleur passage de son livre (p. 177 et suivantes). Envoyé en Chine comme géologue et paléontologue à partir de 1923 par Marcelin Boule, son maître et son professeur au Muséum National d’Histoire Naturelle, Teilhard va passer plus de vingt ans en Chine (1923-1946), entrecoupé de nombreux séjours en France, aux États-Unis, au Japon, en Asie du Sud-Est (Birmanie, Java…). C’est dans ce cadre que, seul Français impliqué dans ces fouilles, il fait partie de l’équipe qui découvre dans les sites de Chou-Kou-Tien (Zhoukoudian) les nombreux squelettes de ce qu’on appelle aujourd’hui, les Sinanthropes. Citant longuement Teilhard, la biographie de Jacques Arnould réussi à faire passer quelque chose de l’enthousiasme philosophique et théologique, de la stimulation intellectuelle que ces découvertes produisent sur lui : « On vient justement de trouver près de Pékin, dans de grandes fouilles auxquelles je suis mêlé, la plus grande partie d’un crâne qui paraît faire juste la transition entre le Pithécanthrope et l’homme de Neandertal […]. Cela, c’est un bon pavé dans la mare aux Théologiens » (p. 180). Une récente exposition au Musée de l’Homme à Paris (2004-2005) rappelait toute l’importance de Teilhard de Chardin dans la découverte des premiers hommes de Chine (Serre, de Lumley, Roguet, 2004).
Enfin Teilhard fait partie de ceux qui, au début des années 1950, reprennent l’intuition de Darwin : l’Afrique serait le lieu d’origine de l’humanité. « Dans toutes les grandes régions du globe, les mammifères vivants se rapprochent beaucoup des espères éteintes de la même région. Il est donc probable que l’Afrique a autrefois été habitée par des singes disparus très voisins du gorille et du chimpanzé ; or, comme ces deux espèces sont actuellement celles qui se rapprochent le plus de l’homme, il est probable que nos ancêtres primitifs ont vécu sur le continent africain plutôt que partout ailleurs » (Darwin, 1871). Jacques Arnould détaille les voyages de recherche en Afrique du Sud de Teilhard de Chardin qui, à soixante-dix ans, s’étonne dans un article de 1954, de ce « qu’au point où sont parvenus nos connaissances en Paléontologie générale […] l’Afrique n’ait pas été identifiée comme la seule région du monde où rechercher, avec quelque chance de succès, les premières traces de l’espèce humaine » (p. 337). C’est d’ailleurs en 1951 au retour d’un de ces voyages pour soutenir la paléo-anthropologie sud-africaine que Teilhard finira par s’installer à New York : « il n’envisage plus de retour en France : Paris est devenu “trop chaud” pour lui » (p. 340). D’où cette installation chez les jésuites du 980 Park Avenue. C’est à New York qu’il mourra à 74 ans, d’une crise cardiaque, dans la soirée du 10 avril, le dimanche de Pâques 1955.
Ce qu’on aurait aimé trouver dans la biographie de Jacques Arnould (I) : Teilhard comme mystique rhénan moderne.
Le troisième point traité par l’ouvrage, c’est bien sûr la pensée de Teilhard de Chardin. Mais contrairement aux deux points précédents, Jacques Arnould ne cherche pas vraiment à proposer une vision d’ensemble de cette pensée. Sur cette question, malgré des dizaines de publications sur le sujet — la plupart médiocres — l’ouvrage classique de Claude Cuénot publié dans la collection « Ecrivain de toujours » au Seuil en 1962 reste indispensable (Cuénot, 1962). Dans son ouvrage Jacques Arnould se contente de suivre la chronologie des écrits de Teilhard — interdits par l’Église et diffusés sous forme de documents ronéotypés — insistant sur l’importance de tel ou tel article, de telle ou telle conférence, comme par exemple celle de novembre 1942 à Shanghai, intitulée « La place de l’homme dans l’univers », où Teilhard « a décidé de dévoiler les principales idées du Phénomène humain dont il a apporté le texte avec lui » (p. 237).
On doit donc ici se contenter du minimum : l’approche choisie est celle du récit de vie, non d’une biographie intellectuelle. Ce minimum est d’ailleurs expliqué tout à fait correctement dans plusieurs longs passages de l’ouvrage, comme celui intitulé « Le Phénomène humain » qui s’étend des pages 237 à 253. Jacques Arnould y présente les grandes lignes de cette évolution continuée et dirigée qui est le cœur de la pensée téléologique de Teilhard : de l’apparition des premières cellules jusqu’à l’hominisation actuelle, et de celle-ci jusqu’à l’apothéose du point Oméga, l’humanité est inscrite dans une flèche montante, marquée à la fois par une progressive complexification biologique et sociale, et par l’inclusion de cette complexification dans la figure du Christ Oméga, point final et horizon de l’humanité. À partir de l’affirmation initiale de l’existence du Christ dans la Matière (« Je n’avais certainement pas plus de sept ou huit ans, — écrira Teilhard au début des années 1950 — lorsque je commençai à me sentir attiré par la Matière — ou, plus exactement, par quelque chose qui “luisait” au cœur de la Matière ») (cité p. 24), Teilhard construit les scénarii finalistes du passé et du futur de l’humanité à travers quatre étapes : la pré-vie, la vie, la pensée, la sur-vie. Chacun peut reconnaître là, le découpage par parties de l’ouvrage le plus connu de Teilhard, Le Phénomène Humain. Commencé en 1938, terminé en 1940 à Pékin, examiné par les autorités romaines en 1944, Teilhard apprend dès le mois d’août de cette même année que l’autorisation de publier ce texte est refusé. Toutes les modifications apportées par Teilhard avec l’aide de ses lecteurs autorisés ni changeront rien : « jamais les rectifications qu’il introduira […] ne suffiront à lui faire obtenir l’autorisation de publier » (p. 253). Rome obligera même Teilhard, en 1948, à refuser la chaire au Collège de France à laquelle il a été élu ! Moins prudent dans les dernières années de sa vie, Jacques Arnould constate que Teilhard n’hésite plus à présenter ces idées dans les conférences qu’il donne un peu partout dans monde. Et…
Et puis c’est tout. L’ouvrage s’arrête là : pas de mise en perspective des théories de Teilhard par rapport à la théologie naturelle, pas de réflexion sur la mystique scientifique de Chardin… juste quelques interrogations, comme en passant, sur « le statut épistémologique de sa réflexion » (p. 250).
Or, même du point de vue de l’histoire des idées religieuses (et avant même de penser à une mise en perspective du point de vue des sciences sociales), on ne peut que regretter l’absence d’une lecture de Teilhard comme mystique. Qu’on en juge sur ce passage du Phénomène humain (p. 242-243 de l’édition de poche, au Seuil) :
« Coalescence des éléments et coalescence des rameaux. Sphéricité géométrique de la Terre et courbure psychique de l’Esprit s’harmonisant pour contrebalancer dans le Monde les forces individuelles et collectives de Dispersion et leur substituer l’Unification : tout le ressort et le secret, finalement, de l’hominisation.
Mais pourquoi, et à quoi bon, dans le Monde, l’Unification ? Pour voir apparaître la réponse à cette question ultime, il suffit de rapprocher les deux équations qui se sont graduellement établies devant nous à partir du premier instant où nous avons essayé de situer dans le Monde, le Phénomène Humain.
Évolution = Montée de conscience.
Montée de conscience = Effet d’union.
Le rassemblement général où, par actions conjugués du Dehors et du Dedans de la Terre se trouve engagée, en ce moment la totalité des puissances des unités pensantes — le rapprochement en bloc d’une Humanité dont les fragments se soudent et se pénètrent à nos yeux en dépit, et à proportion même des efforts qu’ils font pour se séparer — tout cela prend au fond figure intelligible dès qu’on y aperçoit la culmination naturelle d’un processus cosmique d’organisation qui n’a jamais varié depuis les âges lointain où notre planète était juvénile.
D’abord les molécules carbonées, avec leurs milliers d’atomes symétriquement groupés. Ensuite la cellule, où, sous un volume minimum, des milliers de molécules se montent en un système de rouages figurés. Ensuite le Métazoaire, où la cellule n’est plus qu’un presque infinitésimal élément. Plus outre encore, comme par îlots, les tentatives multiformes faites par les Métazoaires pour entrer en symbiose, et s’élever à un état biologique supérieur.
Et maintenant, comme un germe de dimensions planétaires, la nappe pensante qui, sur toute son étendue, développe et entrecroise ses fibres, non pour les confondre et les neutraliser, mais pour les renforcer, en l’unité vivante d’un seul tissu…
Positivement, je ne vois pas d’autre façon cohérente, et partant scientifique, de grouper cette immense succession de faits, que d’interpréter dans le sens d’une gigantesque opération psycho-biologique, — comme une sorte de méta-synthèse — le “super-arrangement” auquel tous les éléments pensants de la Terre se trouvent aujourd’hui individuellement et collectivement soumis.
Méga-synthèse dans le Tangentiel. Et donc, par le fait même, bond en avant des énergies Radiales, suivant l’axe principal de l’Évolution. Toujours plus de Complexité : et donc encore plus de Conscience. »
Gide rappelait que ce qui est mystique « présuppose et exige l’abdication de la raison ». Comment présenter la pensée de Teilhard comme mystique, alors qu’elle s’affirme au contraire comme absolument scientifique : « pour être compris le livre que je présente demande à être lu, non comme un ouvrage métaphysique, encore moins comme un essai de théologie, mais uniquement et exclusivement comme un mémoire scientifique » prévient-il dans l’avertissement qui ouvre Le Phénomène humain.
On voit bien au contraire comment, malgré les affirmations de Teilhard, son écriture se rapproche des grands mystiques du Moyen Age selon lesquels l’ordre et le sens cachés du monde, contenus en Dieu, peuvent être atteint par une extase religieuse. On retrouve dans l’écriture de Teilhard la transe incantatoire des sermons de maître Eckart (Libéra, 1999). L’originalité est que cette extase est scientifique chez Teilhard. Elle n’est pas nuptiale (comme dans le cas des béguines du 13e siècle, Hildegarde de Bingen et Elisabeth de Schoenau) ou spéculative (comme chez les mystiques rhénans, de maître Eckart, à Heinrich Suso en passant par Johannes Tauler) mais cela ne change pas fondamentalement le caractère mystique de sa recherche théologique. Concluant son analyse de la pensée de Teilhard, Claude Cuénot constatait que, si l’on pouvait structurer cette pensée en plusieurs étages, « la même vision mystique, la même puissance de synthèse sont à l’œuvre à tous les étages » (Cuénot, 1962, p. 161).
Ce qu’on aurait aimé trouver dans la biographie de Jacques Arnould (II) : l’inclusion de Teilhard de Chardin dans le champ d’analyse des sciences sociales.
« L’énergie se faisant Présence.
Et donc la possibilité se découvrant, s’ouvrant à l’homme, non seulement de croire et d’espérer, mais (chose bien plus inattendue et plus précieuse !) d’aimer, co-extensivement et co-organiquement avec le passé, le présent et le futur d’un Univers en voie de concentration sur lui-même…
Il semblerait qu’un seul rayon d’une telle lumière, tombant où que ce soit, comme une étincelle sur la Noosphère, dût provoquer une explosion assez forte pour embrasser et renouveler presque instantanément la face de la terre. Comment alors se fait-il que, regardant autour de moi, je me trouve quasiment seul de mon espèce ? seul à avoir vu ?… incapable, donc, lorsqu’on me demande, de citer un seul auteur, un seul écrit, où se reconnaisse, clairement exprimée, la merveilleuse “diaphanie” qui, pour mon regard, a tout transfiguré ? » (Teilhard de Chardin, inédit, mars 1955 ; cité dans Cuenot, 1962, p. 66).
Jacques Arnould s’est-il fait piéger par l’affirmation de cette fausse solitude de Teilhard ? Loin d’être le seul à proposer une vision mêlant les interrogations sur la science et la foi — et même si sa pensée est sur certains points très originale — Teilhard doit être compris à partir d’une longue tradition de réflexion sur la finalité de la Terre et du cosmos. C’est la principale critique que l’on peut adresser à l’ouvrage : l’absence de réflexion sur la pensée de Teilhard en termes de sciences sociales. Elle y apparaît comme en apesanteur, détachée de la longue histoire dans laquelle elle s’insère : à la fois dans la théologie naturelle, dans la réflexion sur les rapports entre théologie et géographie, dans la pensée finaliste et téléologique du monde.
Bien sûr Jacques Arnould ne peut faire autrement que de se demander « quelle différence [il convient] de poser entre la démarche choisie par Teilhard de Chardin et la longue tradition de la théologie naturelle » (p. 249). Bien sûr il ne peut que renvoyer à William Paley (1743-1805) et à sa Natural Theology de 1802 (cité par Arnould p. 250). Mais c’est pour mieux ne pas s’engager dans cette voie : « sans qu’il l’écarte explicitement il ne semble pas que Teilhard accorde de l’importance à la théologie naturelle » (p. 250). Ce n’est pas parce ce que Teilhard n’utilise pas (ou ne fait pas explicitement référence à) l’histoire de la théologie, qu’il ne s’insère pas dans cette histoire et que sa pensée n’y trouve pas une mise en valeur plus intéressante que sa simple description. Que dit la théologie naturelle ? Les Écritures ne sont qu’une des voies d’accès à Dieu, la nature peut l’être également. William Paley affirme ainsi qu’ : « il ne peut y avoir de dessein (design) sans quelqu’un pour le former (a designer) ; d’invention sans inventeur ; s’ordre sans choix ; d’arrangement sans être capable de ranger ; d’utilité et de relation à un but, sans quelque être qui puisse se fixer un but […]. Ajustement, disposition des parties, utilité des moyens en fonction d’une fin, rapport des instruments à un usage impliquent la présence d’une intelligence et d’un esprit » (Paley, 1802 ; cité in Delcourt, 1998, p. 44). L’observation de la nature permet d’accéder aux « desseins » de Dieu. Teilhard part de cette même affirmation mais déplace l’échelle de l’observation à l’ensemble de l’évolution humaine et même à l’ensemble du « cosmos » : non plus simplement l’anatomie humaine (comme le faisait la théologie naturelle des 17e et 18e siècles, comme avec John Ray — 1627-1705 — par exemple), mais l’ensemble des phénomènes de l’univers (Ratzsch, 2005).
On voit là apparaître également, une des pistes qu’on aurait aimé voir Jacques Arnould explorer : comment distinguer entre la pensée de Teilhard et le renouveau de la pensée « créationniste » à partir de ce qu’on appelle le « dessein intelligent » (Intelligent Design ou Id) ? On aurait aimé trouver dans l’ouvrage au moins quelques points de réflexion sur ce sujet particulièrement sensible aujourd’hui. Depuis la fondation en 1996 du Discovery Institute à Seattle, l’Intelligent Design est devenu un des chevaux de bataille de la droite néo-conservatrice américaine. Le succès de Darwin’s Black Box : the Biochemical Challenge to Evolution, le livre de Michael Behe (un des fondateurs du Discovery Institute) est révélateur de la reprise aux États-Unis (mais pas seulement) des arguments de la théologie naturelle (Lesnes, 2005). Car l’Intelligent Design y est clairement lié : il s’agit de supposer que la complexité des cellules humaines ne peut être que le résultat d’une ingénierie supérieure, que la sophistication des processus biologiques ne peut être le résultat du hasard, qu’il y a un ordre supérieur finaliste à l’œuvre dans l’évolution biologique. Comme le signale Guillaume Lecointre, chercheur au Cnrs et l’un des biologistes à s’intéresser aux dangers de ce néo-créationnisme, le cheval de bataille actuel des tenants de l’Id est la flagelle de la bactérie, qualifiée de « machine la plus efficace de l’univers » (Behe, 1998 ; Lecointre, dir., 2005). Alors, en quoi la pensée progressiste et humaniste de Teilhard se distingue-t-elle de cette « désinformation instruite » (Lecointre, 2004) qu’est l’Id selon l’expression de Guillaume Lecointre ? La question n’est même pas évoquée par Jacques Arnould. Et ce à un moment où Christoph Schönborn, cardinal-archevêque de Vienne et éditeur principal du Catéchisme de l’Église Catholique publié en 1992, écrit dans le New York Times (7 juillet 2005) : « Aujourd’hui, en ce début du 21e siècle, confrontée aux revendications scientifiques telles que le néo-darwinisme et aux hypothèses cosmologiques inventées pour ne pas voir les preuves de plus en plus évidentes du finalisme et du dessein découvertes par la science moderne, l’Église Catholique va encore une fois défendre la raison humaine en proclamant que le dessein immanent, évident dans la Nature, est bien réel. Les théories scientifiques qui tentent vainement d’expliquer ce dessein comme le simple résultat du “hasard et de la nécessite” en sont en rien scientifiques, mais, comme Jean-Paul ii l’a affirmé, elles sont une abdication de l’intelligence humaine » (Schönborn, 2005).
On est d’autant plus frustré que Jacques Arnould a déjà publié un livre sur ces questions de l’église face à Darwin et à Teilhard de Chardin… et qu’une partie de ses analyses et de ses conclusions auraient pu être reprises ici pour être intégrées à une réflexion sur la vie de Teilhard (Arnould, 1996).
Une dernière grande remarque pour terminer. Pour être utile en termes de sciences sociales, pour dépasser le simple portrait d’un homme attachant et d’un savant brillant, la biographie de Teilhard aurait dû comporter — au minimum — plusieurs éléments supplémentaires.
D’abord une réflexion sur les rapports entre la pensée de Teilhard, la théologie et la géographie. La publication récente de la traduction du troisième tome de L’Histoire de la pensée géographique de Clarence J. Glacken (1909-1989) un des grands classiques de la géographie anglo-saxonne, nous rappelle que, dans l’histoire de la pensée humaine, « la nature a fourni une preuve majeure de l’existence d’un créateur et de la création comme accomplissement d’une volonté réfléchie : dans cette quête d’une preuve s’est éveillé, avivé et concentré l’intérêt pour les processus naturels. Prouver l’existence d’un projet divin impliquait la reconnaissance d’un ordre du monde ; d’où il devenait alors possible de concevoir la nature comme système d’équilibre et d’harmonie informant toute vie sur terre ». (Glacken, 2000, tome 1, p. 82).
Ensuite une mise en relation des pensées de Teilhard de Chardin et d’Edgar Morin. On a là deux auteurs qui s’intéressent au renouvellement de la pensée : comment entrer dans la complexité du monde ? Quelles nouvelles façons de penser doit-on inventer pour comprendre le monde moderne ? Même si en tant que prêtre, Teilhard débouche logiquement sur les impasses du finalisme et les raisonnements téléologiques, Dominique Lecourt nous rappelle qu’il y a là une tentative de « grandiose synthèse des sciences de son temps (paléontologie, biologie, physique) » (Lecourt, 1998, p. 204). Répétons-le : malgré les impasses du finalisme, Teilhard s’inscrit dans le bouillonnement intellectuel visant à proposer des pensées complexes du monde.
Une mise en relation avec Norbert Elias (1897-1990) paraît également intéressante. Alors que Teilhard s’inscrit dans une perspective très classique d’évolution finaliste, Norbert Elias tente de penser une complexification non programmée des sociétés, et ce sur la très longue durée (depuis le paléolithique). Cette expression de « non programmée » est d’ailleurs l’un des leitmotive des « Transformations de l’équilibre “nous-je” », son grand essai de 1987 consacrée à cette question (Elias, 1991, p. 205-301). La comparaison entre Teilhard et Elias ne fait d’ailleurs que mieux ressortir l’intérêt de la pensée de l’auteur de La société des Individus, permettant de faire comprendre, par exemple, que c’est dans un tel cadre que l’on peut penser l’ensemble des processus de ce qu’on appelle la « mondialisation ». Bien sûr, on peut trouver des éléments de réflexion dans certains groupes de travail (catholiques essentiellement) consacrés à Teilhard de Chardin. Bernard Sesé (autre biographe de Teilhard de Chardin) a publié en 2002, dans Études, un article intéressant sur « Teilhard de Chardin, prophète de la mondialisation » (Sesé, 2002). Mais, en dehors de quelques exceptions — comme l’article de Bernard Sesé —, la quasi-totalité de ces textes se placent dans des perspectives hagiographiques limitées (voir le site Internet du groupe d’études Teilhard de Chadin).
Qu’attend-t’on d’une bibliographie publiée dans une collection grand public ?
Les critiques peuvent sembler sévères. Et pourtant le livre de Jacques Arnould se lit avec beaucoup de plaisir. Simplement, il ne faut pas chercher ce qui ne s’y trouve pas. Il ne s’agit pas d’un ouvrage de sciences sociales, il ne s’agit pas d’une bibliographie intellectuelle. On est plus près ici de la vie édifiante de Don Bosco ou de Charles de Foucault que du Saint Louis de Jacques Le Goff.
Comme le rappelle François Dosse dans le Pari biographique, la biographie est de nouveau en vogue depuis les années 1980. Á la fois auprès du grand public mais également du côté des sciences sociales. Du coup, il y a selon Dosse, une sorte de « course au modèle universitaire » (Dosse, 2005). Analysant les pratiques éditoriales autour des biographies, Dosse ajoute que « de ces mutations, il ressort que chacun veut se “fayardiser”, c’est-à-dire reprendre à son compte le modèle des modèles de la réussite que constitue dans ce domaine la collection animée par Denis Maraval chez Fayard. Ce modèle répond aux exigences universitaires de sérieux, de compétence savante et de légitimation académique » (id, p. 21).
Malheureusement dans la plupart des ouvrages biographiques publiés dans les collections grand public, les auteurs restent au milieu du gué : les sources et les appareils critiques sont assez développés (17 pages de notes, renvois systématiques aux sources, deux pages de bibliographie pour le livre de Jacques Arnould), mais cela ne suffit pas pour inclure entièrement ces ouvrages dans le champ des sciences sociales. Les sources et les biographies restent souvent de seconde main, et les mises en relation du personnage central avec des domaines d’analyses plus vastes restent la plupart du temps superficielles.
Il n’empêche : le Teilhard de Chardin de Jacques Arnould est une entrée intéressante dans la vie d’un personnage important et attachant du 20e siècle, même si c’est ensuite au lecteur de mettre au point la focale permettant d’obtenir la profondeur de champ nécessaire.