Nous aborderons la description en géographie avec une analyse d’inspiration sémiotique. La sémiotique étudie les systèmes de signes mobilisés dans la communication humaine. Elle pose comme principe que le mode d’expression d’un savoir (le système de signes employé pour le communiquer) n’est pas indifférent pour le sens qu’il produit. Si ce type d’analyse produit des résultats, c’est que nous aurons alors observé la façon dont un géographe résout les problèmes spécifiques posés par l’adéquation du langage verbal écrit à une intention de description.
Le cas que nous avons retenu est celui de textes par lesquels Armand Frémont a imposé en France le thème de l’espace vécu, entre 1972 et 1982. Le corpus analysé n’est pas exactement l’ensemble des textes qu’il est habituel d’associer à ce thème. Nous avons opéré une sélection qui combine deux conditions : celle que le texte comporte une large part de description d’un « pays », d’une région, d’une portion d’espace terrestre ; celle aussi que le texte ne comporte parfois qu’incidemment une mention du thème de l’espace vécu. Aussi avons-nous exclu des synthèses, des formalisations, des bilans qui ne répondent pas à la première condition, même lorsqu’ils traitent pleinement le thème. De même, la seconde condition amène-t-elle à retenir des textes antérieurs à l’expression pleine du thème ; par exemple sa thèse, dans la conclusion de laquelle se trouve cette première formalisation de l’espace vécu : « La région géographique est une réalité de la vie des hommes. Elle rend concrète la notion d’espace […]. Elle est née des hommes, façonnée par eux, existant autant dans leur propre conscience que dans sa propre réalité. Sans eux, elle est lunaire. La région ne constitue pas seulement un cadre de vie. Elle est une des dimensions importantes de la vie. Elle est l’espace vécu » (Frémont, 1968, p. 207). Enfin, nous ne retiendrons pas a priori comme étant pertinente pour cette étude, la distinction entre textes scientifiques et textes non scientifiques. Ce choix est fondé sur l’hypothèse selon laquelle l’écriture ne peut pas être considérée seulement comme un moyen de communication sur un thème scientifique en construction (l’espace vécu), mais comme un des lieux de son élaboration. L’auteur peut alors procéder par importation de solutions mises au point en dehors d’un cadre de publication scientifique, ou par essais conduits parallèlement dans le cadre scientifique et en dehors de ce cadre. Aussi intégrons nous au corpus de textes un ouvrage de vulgarisation comme Les paysans de Normandie et un récit biographique comme Les Carnets de guerre et de terrain d’un géographe, lesquels sont contemporains des derniers articles scientifiques parus sur le thème de l’espace vécu et, de nombreuses façons, s’en font l’écho.
La première formulation scientifique du thème de l’espace vécu, que nous venons de rappeler, pose la question de la description, pour le géographe formé à l’école classique de géographie qu’est Armand Frémont [2]. Comment décrit-on une entité que l’on situe à la fois dans la conscience des hommes et dans une réalité qui leur est extérieure ? Que doit-on décrire comme géographe, pour appréhender une « dimension importante de la vie » ?
Armand Frémont construit alors, non sans hésitation, un objet nouveau. Son ouvrage de référence La région, espace vécu, ne donne pas moins de quatre statuts à l’espace vécu ; ceux d’une construction conceptuelle (« l’espace vécu, c’est l’espace géographique vu des hommes, donc vu, perçu, ressenti, aimé, rejeté, modelé par les hommes et projetant sur eux des images qui les modèlent », Frémont, 1976, p. 14) ; d’une perspective (« faire entrer des composantes psychologiques dans la combinaison régionale », ibid., p. 13) ; d’une « réalité » (« Il [tel homme] bénéficie de la complicité secrète des hommes et des lieux, d’un espace vécu en direct » (ibid., p. 200) ; d’un projet politique (« L’espace vécu, au contraire [de l’espace aliéné], devrait participer à la promotion de cette idée toujours nouvelle : le bonheur », ibid., p. 195). D’autre part, l’intérêt d’Armand Frémont pour l’écriture entendue comme activité d’un écrivain ou d’un intellectuel, n’est plus à démontrer. En témoignent sa façon d’aborder des travaux de géographes (Étienne Juillard) ou d’autres savants (André Siegfried) en tant qu’œuvres ; sa polygraphie (récits, romans, catalogues d’exposition, etc.) ; le crédit qu’il accorde à la littérature comme source de connaissance géographique ; ses emprunts à divers genres littéraires. Mais ce qui nous intéresse n’est pas tant le goût de la littérature et ce en quoi il accompagne chez Armand Frémont la formalisation du thème de l’espace vécu, que le travail d’écriture d’un géographe qui construit par ce moyen, entre autres, un nouvel objet géographique.
L’écriture d’espace vécu chez Armand Frémont est alors intéressante à un double titre. D’une part, il s’agit de comprendre comment un géographe innove techniquement, en passant d’une description géographique dans laquelle l’objet à décrire est supposé être sous le regard de l’observateur, à une description géographique qui inclut des perceptions, des sentiments, des valeurs. Quelles techniques, quels procédés descriptifs accompagnent ce déplacement ou cette extension du champ d’observation ? Quelles ressources du langage verbal sollicite-t-il pour assumer l’écriture de ces observations d’un genre nouveau ? Par ailleurs, l’espace vécu est une des démarches par lesquelles la géographie française cherche à sortir de la crise qu’elle traverse depuis la fin des années 1960. Le diagnostic sur lequel s’appuie Armand Frémont pour enclencher cette démarche, est celui d’une perte de contact des géographes avec la réalité sociale (« […] les géographes ont tellement cru à ce qu’ils faisaient et à ce qu’ils disaient, que les mots souvent ont remplacé les choses et que des entités géographiques ont pris vie en substitut de la réalité », Frémont, 1972, p. 663). L’espace vécu serait donc une voie de sortie de crise qui mise sur la valeur de l’observation, comprise comme une qualité d’attention ou de sensibilité au réel. Cette sensibilité serait à retrouver… mais renouvelée. Dans ce projet, l’écrit de publication doit donc signifier non seulement la qualité d’observation de l’auteur, mais aussi le déplacement, par rapport à une approche classique, de l’objet de son attention. De ce fait, il est probable qu’une telle description d’un genre nouveau soit accompagnée de l’expression du système d’interprétation qui l’organise et la justifie (Lussault, 1999). Les ressorts techniques d’écriture par lesquels description et interprétation s’interpénètreraient, peuvent alors être analysés. En quoi les techniques de description engagent-elles dans les textes d’espace vécu d’Armand Frémont, l’expression d’un système théorique d’interprétation des choses vues ?
Nous partirons des changements techniques apparus dans ces textes lorsqu’y émerge l’espace vécu. Nous mobiliserons un vocabulaire qui permet de caractériser les procédés descriptifs. Puis, en plaçant les textes en série, nous prendrons la mesure du défi que l’auteur relève, celui de décrire du vivant, et nous identifierons les stratégies qu’il élabore pour résoudre ce problème. Ces stratégies engagent différents systèmes d’interprétation des choses vues (Lussault, 1999). Quel que soit ce système d’interprétation, son expression est solidaire du traitement par l’auteur de la référentialité dans la description (qui « parle » de qui, de quelle société, de quels individus et de quels groupes ?). La référentialité du texte descriptif en géographie renvoie par conséquent à l’expérience de l’unité et de la différence par l’espace (Retaillé, 1997). Nous essaierons de montrer que les modèles descriptifs que manifestent les techniques d’écriture expriment, chez Armand Frémont, un tel contenu d’expérience.
Un modèle d’analyse de la description géographique d’inspiration sémiotique.
Le modèle d’analyse est construit à partir de trois références théoriques, dont l’imbrication a nécessité une décontextualisation ainsi qu’une recontextualisation qui les redéfinit de manière à ce qu’elles s’ajustent entre elles. Ces trois références sont la théorie des signes de Charles S. Pierce (1839-1914), la théorie du langage de Louis Hjelmslev (1899-1965) et la paire géographique espace terrestre/espace géographique (Dauphiné, 2001). La théorie des signes de Charles S. Pierce vise à décrire les faits de communication humaine, à partir de l’étude logique du fonctionnement des signes. Ce sont donc les conditions logiques et non les conditions psychologiques nécessaires à la communication, qui sont étudiées. Est signe une matérialité perçue (sonore, écrite, dessinée, etc.) désignant une autre chose pour deux individus (ou plus) concernés par un échange. Dans une communication effective, « un representamen [l’image visuelle ou sonore d’un mot] est le sujet d’une relation triadique avec un second appelé son objet [réel, imaginable ou inimaginable], pour un troisième appelé son interprétant [image « mentale » associée] cette relation triadique étant telle que le representamen détermine son interprétant à entretenir la même relation triadique avec le même objet pour quelque interprétant » (Pierce, 1978, p. 117) [3]. Par exemple, « Grenade », prononcé dans un dialogue, est l’image sonore d’un mot qui désigne une ville, si la deuxième personne engagée dans l’échange connaît elle aussi l’objet « ville de Grenade », donc qu’elle associe déjà dans une relation de signification « Grenade » et « ville », « ville » étant à son tour associée à d’autres significations [4]. Charles C. Pierce explore dans sa théorie trois aspects du fonctionnement logique des signes : sa dimension syntactique (le signe-l’image sonore Grenade par rapport à lui-même), sa dimension sémantique (le signe par rapport à l’objet-l’image sonore Grenade par rapport à la ville de Grenade) et sa dimension pragmatique (le signe par rapport à l’interprétant-l’image sonore de Grenade par rapport à des images « mentales » qui lui sont associées). La classification des signes que nous allons reprendre prend sens dans l’étude de la dimension sémantique du fonctionnement des signes. Quels que soient le langage utilisé et la situation de communication, un signe renvoie à un « autre chose », selon des modalités qui peuvent être différentes tout en coexistant possiblement dans la communication.
La théorie du langage de Louis Hjelmslev vise à décrire le fonctionnement du langage en tant qu’il est un outil de formation de la pensée, des sentiments, des émotions et des actes. Il est étudié non à partir de ses finalités (par exemple la communication humaine), mais à partir de traits essentiels et fondamentaux qui font sa structure, quelles que soient les langues. Cette recherche d’une structure interne propre au langage conduit Louis Hjelmslev à le concevoir non pas comme un système de signes, mais comme « des systèmes de figures qui peuvent servir à former des systèmes de signes » (Hjelmslev, 1976, p. 64). C’est ainsi que dans toute langue, un nombre réduit et stable de figures permet de fabriquer de nouveaux signes, de nouveaux mots. Cette distinction de la figure et du signe est importante pour comprendre comment s’articulent dans cette théorie, le plan de l’expression (la langue) et celui du contenu (le sens, la pensée). Selon la conception traditionnelle, le signe serait l’expression d’un contenu extérieur à lui-même. Pour Louis Hjelmslev, il est fondamental de considérer que contenu et expression sont solidaires et se présupposent l’un l’autre ; c’est ce qu’exprime la notion de fonction sémiotique (Hjelmslev, 1976, p. 67). D’autre part, il est nécessaire de distinguer dans chacun des plans de l’expression et du contenu, la forme et la substance, la forme étant ce qui découpe, articule, organise, une substance « amorphe ». Chaque langue établit par exemple avec des ensembles ordonnés de désignations de couleurs, un découpage spécifique du spectre des couleurs. Ainsi, une forme du contenu (des séries de désignations de couleur) articule une substance du contenu (le spectre des couleurs). Mais dans la pratique, cette articulation n’est possible que parce que le signe articule aussi, en même temps, une forme de l’expression, une séquence de sons (qui par ailleurs permettra de désigner une des couleurs de la série) avec la substance de l’expression, c’est-à-dire l’ensemble des prononciations possibles par d’autres locuteurs en d’autres circonstances. Par conséquent, « tout système de figures au service des signes renferme en soi une forme de l’expression et une forme du contenu » (p. 77) (la chaîne phonique d’un mot désignant une couleur et la série ordonnée des couleurs dans une langue), ce qui permet au signe d’être « donc à la fois signe d’une substance du contenu et signe d’une substance de l’expression » (ibid., p. 76), le spectre des couleurs avant tout catégorisation et les possibilités de prononciation de séquences de sons. De la théorie du langage de Louis Hjelmslev, nous reprenons ce modèle de la fonction sémiotique, que nous transférons vers la géographie en y introduisant la référence spatiale pour redéfinir dans ce cadre nouveau, les relations entre les plans de l’expression et du contenu.
L’équivalence entre les composants de chaque théorie ou référence utilisée est posée à partir de la triade signifiant-signifié-référent (voir tableau 1). En linguistique, le signifiant est le signe dans son aspect matériel, sensible ; le signifié, le contenu conceptuel que désigne le signe et le référent, l’objet que désigne le signe. Si cette triade est issue de la linguistique, en revanche, notre problème est situé en géographie : il concerne la contribution de l’écriture à la production du savoir dans cette discipline.
Un problème situé dans la discipline géographique.
Tout texte de géographie installe ses lecteurs dans un ensemble de relations entre un espace représenté, un espace géographique et l’espace terrestre. La distinction opérée par André Dauphiné, entre l’espace terrestre : « réel et concret […] donné, produit, vécu et perçu » (Dauphiné, 2001, p. 53) et l’espace géographique : « concept élaboré par les géographes pour formaliser scientifiquement les caractéristiques de l’espace terrestre » (ibid., p. 53) est complétée de la catégorie d’espace représenté : ensemble organisé de signes dont les qualités matérielles et sensibles sont exploitées pour produire un discours (espace géographique) sur le réel (espace terrestre).
Symboles, métaphores et indices.
Pour préciser les rapports entre signifiant et référent, nous utiliserons la classification des signes proposée par Charles S. Pierce. Il distingue trois catégories de rapport signe-objet, qu’il dénomme icône, indice et symbole. L’icône entretient un rapport de similitude avec l’objet. Ce type de rapport se décompose en sous-types dont un que nous privilégierons : la métaphore, lequel consiste en une analogie de qualité. L’indice entretient un rapport de fait avec l’objet ; c’est-à-dire que celui-ci affecte le signe (par exemple : le vent et la girouette). Le symbole est un signe qui renvoie de façon conventionnelle à l’objet. Ces définitions-repères aident à comprendre la façon dont, dans un écrit géographique, des signes visuels et/ou sonores (à la lecture) « tiennent lieu » d’un réel appréhendé spatialement mais non perceptible dans le même temps, sauf peut-être à lire dans les lieux.
Selon cette classification, le langage verbal est d’abord symbolique : les mots ont des rapports conventionnels avec les objets. Les images visuelles ou sonores « Grenade » ou « ville » n’ont ni rapport analogique, ni rapport indiciaire avec ce qu’ils désignent. Néanmoins, le rapport métaphorique peut être utilisé pour décrire un objet en géographie. Ainsi, l’expression « hommes-araignées » (Frémont, 1972) invite à se représenter des hommes construisant des réseaux de relation comme des araignées tisseraient leur toile. Le signe dit d’abord de l’objet qu’il est de nature hybride (homme/araignée). Cette désignation enclenche une analogie de qualité, ce qu’en termes pierciens, on appelle une métaphore. Cette analogie guide alors la lecture de la description qui est faite des lieux produits et mise en relation par ces « hommes-araignées ».
Par ailleurs, l’usage de toponymes et la désignation de groupes sociaux localisés installent un rapport indiciaire avec le réel. Écrire « Pays de Caux » c’est renvoyer à un fragment d’espace terrestre qui, assurément, existe et auquel se rapporteront les descriptions. Écrire « les Cauchois », c’est parler d’évidence d’un groupe social, lequel n’est pourtant qu’un des regroupements possibles. Plus largement, « l’indice n’affirme rien ; il dit seulement : “là”. Il se saisit pour ainsi dire de vos yeux et les force à regarder un objet particulier et c’est tout […]. Les pronoms démonstratifs et relatifs sont des indices presque purs, parce qu’ils dénotent les choses sans les décrire » (Pierce, 1978, p. 144). Dans un texte de géographie, ces pronoms, rapportés à des objets localisés (« Toute une partie de la population de cette région a son travail au Havre », « C’est surtout la cour cauchoise qui est le trait le plus particulier », « C’est le pays où s’exerçait avant 1789 la coutume de Caux », Frémont, 1972) participent de la relation indiciaire des signes avec leurs objets. Cette relation indiciaire tend à « donner foi » à l’ensemble du texte, engagé pourtant dans des relations plus complexes avec le référent [5], puisqu’elles peuvent être aussi métaphoriques ou conventionnelles.
Enfin, le langage verbal écrit se prête de deux manières à la production de sens. Nous les qualifierons, l’une de manière verbale et séquentielle, l’autre de manière verbale et planaire. Pour la première, le sens est porté par les mots lus séquentiellement (Lévy, 1996). Pour la deuxième, le sens est porté non seulement par des lettres organisées en mots, mais aussi par des dispositions dans l’espace de la feuille (alignement vertical, colonnes, etc.) ou dans l’espace d’un texte tout entier (titres, sous-titres, valorisations typographiques), par des figurés graphiques linéaires (encadrés, soulignés), voire lorsque l’auteur a la liberté d’en user, par des blancs (interlignes, marges). Cette deuxième manière s’appuie sur la dimension planaire simple de la page ou de la double page, comme sur la dimension planaire composée de l’ensemble des doubles pages d’un article ou d’un ouvrage. Les agencements de titres et de sous-titres, les articulations de figurés graphiques avec le texte principal, les dispositions du texte dans l’espace de la page participent aussi à la production du discours géographique.
La production et la compréhension d’un texte de géographie jouent de ces deux sémiotiques combinées (verbale séquentielle, verbale planaire). Le texte doit être appréhendé comme un système d’expression verbale.
Fonction sémiotique et référence spatiale : totalisation, linéarisation, focalisation et localisation.
Pour préciser les rapports signifiant-signifié, nous nous appuyons sur le modèle de la fonction sémiotique défini par Louis Hjelmslev. L’appropriation de ce modèle à une question de géographie amène à introduire le référent spatial, qui est un troisième terme absent dans le modèle originel. Pour la géographie, le monde, en effet, c’est d’abord l’espace terrestre, produit, approprié, transformé par les sociétés humaines. Selon Jacques Lévy, l’étude géographique de cette réalité sociale demande de considérer simultanément et en articulation, sa substance ou « ensemble [de ses] caractéristiques non spatiales » (Lévy, 1997, pp. 274-275) et sa spatialité ou « ensemble des relations que la distance établit entre les différentes réalités » (ibid., p. 275). Autrement dit, « on ne peut définir un espace, aussi simple soit-il, sans qu’il soit l’espace de quelque chose […] sans qu’il soit en même temps spatialité et spatialisation » (Lévy, 2003, p. 880). Les réalités sociales, d’un point de vue géographique, se ramènent à des relations spatiales concernant des phénomènes et des lieux qui possèdent une substance (démographique, linguistique, sociologique, économique, naturelle, etc.) en plus de leur spatialité.
Par conséquent, dans un texte de géographie, le contenu peut être compris comme l’articulation d’une substance sociale par une forme qui en privilégie la dimension de spatialité. Les signes d’un texte géographique exploitent donc les rapports d’une forme d’expression verbale, séquentielle et planaire, avec une forme du contenu géographique qui est la spatialité, caractérisée par les relations « horizontales » qui composent l’espace géographique. Le plan de l’expression est placé en rapport d’isomorphie, non avec un objet donné, perçu à la surface de la terre, mais avec le système abstrait de relations spatiales conçu par l’auteur pour rendre compte de cet objet.
L’étude menée sur le corpus de textes identifie quatre sortes de rapports entre forme de l’expression verbale séquentielle et/ou planaire et forme du contenu géographique. La première, la totalisation, désigne tout ordonnancement par lequel le système de relations spatiales s’agence en une totalité (Mondada, 2000) [6]. La seconde, la linéarisation élabore un ordre binaire mobilisant les notions de direction et de contact. La troisième, la focalisation, élabore un ordre binaire, par construction d’une limite entre deux ensembles. Enfin, la localisation consiste à attribuer des qualités à un objet défini par une position. Le tableau 2 présente les différents procédés qui manifestent ces types de rapports. Ainsi, les rapports de totalisation sont soutenus par quatre procédés différents (des « effets »). Quatre autres effets et figures soutiennent des rapports de linéarisation. Le tableau 2 les répertorie et les caractérise de façon générique. Pour donner une idée de l’opérationnalité de ces critères, nous prendrons un exemple de mise en œuvre de l’effet réseau social (un des procédés de totalisation). Cet effet est une des innovations introduites par Armand Frémont, dans ses descriptions d’espace vécu.
La première des quatre descriptions du texte C72 (voir les références complètes dans la bibliographie) s’intitule « la région d’un artisan havrais du début du siècle ». La description se décompose en cinq paragraphes. Le premier présente le personnage en mettant en relation sa vie avec l’évolution de la ville et de la région dans laquelle il a vécu (« Il est né au Havre à la fin du 19e siècle, alors que la ville s’étendait au rythme du développement portuaire […] », p. 664). Sa dernière phrase prépare la succession des quatre paragraphes suivants en installant un dispositif spatial dans lequel chacun va prendre sa place (« Pour lui, à partir de lui, l’espace s’est peu à peu organisé en une série d’auréoles concentriques de perception et de signification assez différentes », p. 664). Les quatre paragraphes correspondent à ces « auréoles concentriques » : « Le quartier des Gobelins », « La ville du Havre », « La région du Havre », « Les échappées hors de la région havraise ». Les repères de localisation sont référés à ce personnage : le quartier des Gobelins « est son quartier », « ici se déroule sa vie quotidienne », « sa clientèle se trouve en grande partie dans ce quartier où il est connu », « [la région du Havre] commence aux portes de la ville, sur le plateau de Sanvic où la famille entretint pendant longtemps un petit jardin ». Les paragraphes correspondent aux quatre composants spatiaux de la région, chacun étant caractérisé et distingué des autres par le type de relations sociales que le personnage y a construit au fur et à mesure du temps : « Le quartier des Gobelins, entre le square Saint-Roch et la rue d’Étretat, juste au pied de la “Côte” est son quartier » ; « La ville du Havre forme autour de lui un deuxième cercle de relations plus sélectives, un peu moins denses » ; « La région du Havre se perçoit avec beaucoup moins de netteté, car, hors de la ville, toute relation de travail disparaît », « Les échappées hors de la région havraise se limitent à quelques brèves incursions dans une sorte d’« autre monde » ». Les quatre composantes sont articulées par la description des relations que la personne noue avec chacune d’entre elles. La première composante est là où l’artisan « se sent comme chez lui ». La seconde est celle où il est lié par « un attachement sentimental ». La troisième se singularise en étant celle « du bonheur champêtre [et de] la petite aventure des plus beaux dimanches ». La quatrième se distingue par les voyages et les visites trop rapides. Le texte comporte de nombreuses expressions de la mobilité du personnage principal : au cœur de son espace de vie, « dans la rue, il ne fait aucun effort d’orientation ou d’adaptation » ; à la périphérie « quelques brefs voyages dans l’Ouest de la France, à la fin de sa vie. Surtout, une grande nostalgie de Paris, plusieurs fois visité trop rapidement ».
L’ensemble des composantes spatiales forme un tout rapporté à un individu : « la région d’un artisan havrais », « son espace de vie [qui] s’arrête très vite avec les murs et les rues de la ville et quelques prolongements dans les villages de la proche région » (p. 666). Le point de vue est zénithal : des formes spatiales sont vues d’en haut comme si elles étaient cartographiables (« une série d’auréoles concentriques », « le deuxième cercle » que forme le Havre autour du personnage). D’assez nombreuses entités linéaires, limites ou axes, sont évoquées de ce même point de vue immobile et surplombant : « relations de travail qui débordent un peu du quartier », « relations de loisirs […] qui conduisent en quelques points privilégiés de la ville », « la campagne […] commence aux portes de la ville [et] se prolonge dans quelques villages du Pays de Caux ». Le dispositif de totalisation du type effet réseau social joue ainsi par combinaison d’un référent subjectif (l’espace de quelqu’un) avec un point de vue zénithal sur cet espace.
Chaque texte peut solliciter plusieurs types de procédés. Lorsque les textes sont mis en série, nous observons des évolutions dans l’usage de ces procédés. Nous verrons que les écrits d’espace vécu chez Armand Frémont multiplient et diversifient l’utilisation de ces rapports entre formes de l’expression verbale et formes du contenu spatial.
La mise en ordre géographique du monde.
Le versant référent-signifié du modèle d’analyse est le plus spécifiquement géographique. Il met en rapport, un donné, vécu, perçu (Dauphiné, 2001) avec un construit intellectuel (ensemble abstrait de relations spatiales). C’est le versant par lequel la description géographique est installée dans un rapport de véridicité avec le référent spatial absent du texte. Ce rapport s’appuie, d’une part, sur des « marqueurs » de la problématique géographique, d’autre part, sur des façons effectives de mener la description, dans le même temps ou très à proximité des marqueurs mobilisés par le texte.
Ces derniers sont des mots-clés fréquemment mobilisés à un moment donné de l’histoire de la géographie, pour définir la problématique disciplinaire. Les textes d’espace vécu sont à ce titre caractéristiques de la crise de la géographie dont ils sont les contemporains : Armand Frémont emploie des marqueurs de la géographie classique (combinaison) comme de la géographie renouvelée (organisation de l’espace). La confrontation de leur emploi avec les descriptions qu’ils organisent permet d’approcher le sens de ces mots-clés. Le versant référent-signifié centre donc l’analyse de la description, sur le rapport de celle-ci avec le système d’interprétation dont elle est dépendante.
L’ensemble des textes a été traité avec le modèle d’analyse que nous venons de présenter. Tout d’abord, les passages descriptifs ont été analysés sous les deux versants : signifiant-référent (quels rapports sémiotiques sont exploités dans la description ?) et signifiant-signifié (quels rapports d’isomorphie entre l’expression verbale et le contenu spatial ?). Le tableau 3 comporte par exemple le traitement, pour ce premier temps de l’analyse, d’un extrait du texte A82.
Puis, pour chaque texte, nous avons confronté ces résultats aux contenus des passages introductifs et conclusifs dans lesquels l’auteur présente et justifie sa démarche, pour appréhender le rapport signifié-référent (quel système d’interprétation organise la description ?). Enfin, dans une logique de corpus, nous avons mis en série l’ensemble de ces analyses pour identifier les stratégies d’écriture et les modèles de description géographique par lesquels Armand Frémont construit son nouvel objet : l’espace vécu.
Rompre avec une écriture classique.
L’émergence du thème de l’espace vécu installe une rupture avec l’écriture qui précède dans les premiers articles d’Armand Frémont. Le changement s’amorce dans sa thèse, laquelle annonce explicitement en conclusion, le thème de l’espace vécu.
La puissance de listes et de tableaux de totalisation.
Les premières descriptions du corpus (C56, A62) [7] sont organisées par des totalisations de type puzzle (tableau 4) : la région ou le pays sont décrits d’une pièce, propriété par propriété. L’unité géographique est ainsi construite par l’attribution d’une série de propriétés distinctives. Cette attribution prend deux formes : la liste et le tableau. En C56, le premier effet puzzle (pp. 98-99) consiste en une liste de quatorze propriétés distinctives. En A62, le tableau est construit à partir d’un principe chronologique, qui permet de présenter et décrire des populations en fonction des trois stades d’un processus de sédentarisation (pp. 42-44). Le procédé puzzle permet l’expression d’une substance tour à tour économique, démographique, psychologique, culturelle (techniques, habitudes), articulée par la spatialité exhaustive et exclusive de l’unité décrite. La liste de propriétés distinctives est potentiellement extensible à l’infini.
Dans ces premiers textes, le procédé organise la présentation d’évolutions ainsi que l’évaluation et l’explication de changements. Les titres et sous-titres contribuent à effacer la spatialité. En C56, sur les vingt titres et intertitres, un seul exprime un contenu spatial (« Le Pays de Caux reste un pays de fermage », p. 108). Les relations sémiotiques indiciaires désignent le pays ou la région et s’étendent ensuite aux objets associés à l’unité spatiale qu’elles contribuent ainsi à faire exister. En C56, l’expression Pays de Caux est relayée par : la cour cauchoise, le paysan cauchois, la tradition cauchoise, l’économie cauchoise, la terre cauchoise, le fonds traditionnel de l’économie cauchoise. Enfin, la construction de l’unité spatiale s’appuie sur des locutions certificatives : « C’est un ensemble bien individualisé dont l’homogénéité n’est pas douteuse » (C56, p. 98).
L’effet puzzle est puissant parce qu’il est capable d’enchâsser des effets d’un autre type qui peuvent contribuer de façon décisive au discours. Ainsi en C67, Armand Frémont intercale dans un effet puzzle, un procédé de linéarisation de type interface (pp. 443-445 « Le dynamisme des Hauts-Normands» [8]). Ce procédé organise un passage-clé. En effet, il met en place une explication du changement par les mentalités (« le paysan cauchois et sa très curieuse mentalité » née du contact de la société paysanne avec la société urbaine et portuaire). Une fois précisé comment une mentalité se met en place et explique les évolutions économiques, celle-ci est intégrée à la description unitaire du Pays de Caux.
Plus tard, pour chaque texte, changer l’écriture.
Dix ans plus tard, le procédé de totalisation par effet puzzle est utilisé de façon épurée (C78) ou traité comme un résidu (B78). La sémiotique verbale planaire est davantage mise à contribution. En C78, le début du développement (p. 242) présente deux listes, l’une horizontale que soulignent les trois groupes de points de suspension du premier paragraphe (« Des paysages… Des hommes… Des activités »), l’autre verticale (dix catégories sociales alignées à gauche et numérotées de a1 à c3). En B77, l’effet puzzle est employé pour une « fiche signalétique Bény-Bocage» comprise dans une double page (pp. 146-147). Cette fiche rassemble des indications administratives, démographiques, physiques et socio-économiques. Elle n’entretient de rapport avec le texte que par une note de bas de page insérée à la fin de la première phrase de l’article que terminent des points de suspension (« Je reviens au Bény-Bocage… » ). Si ce traitement épuré (C78) et cette disjonction d’avec le texte principal (B77) peuvent être appréciés comme un gain de liberté et d’inventivité dans l’écriture, ils n’en correspondent pas moins à des stratégies qu’il faut essayer de mieux caractériser.
En effet, avec les années, les procédés se diversifient sans jamais plus être aussi exclusifs que la totalisation de type puzzle en 1956 ou 1962 (tableau 4). Par exemple, C78 se décompose en cinq descriptions appartenant à quatre procédés différents. Après la totalisation de type puzzle épurée que nous venons de décrire, viennent une totalisation de type paysager (« des lieux de bonheur », p. 243) comportant un point de vue mobile, puis deux totalisations de type réseau social (« les hommes des marges », p. 244, puis « les intercesseurs de l’ordre » et « les paysans à la ville », p. 245). Enfin, en conclusion, une totalisation cartographique permet de décrire des changements contemporains (« Antifer transforme les falaises du Caux et escaliers géants […] », p. 246). La substance change au fur et à mesure des effets : d’abord sociale et consacrée aux valeurs (« l’ordre cauchois », p. 243), elle évolue vers des perceptions ou des sensations et des significations (« ils [les lieux] révèlent, derrière l’ordre des choses, une autre nature, plus sauvage et comme refoulée », p. 244). Puis les effets réseau social permettent d’amener dans l’effet cartographique final, le marqueur suivant : « types de culture et d’organisations de l’espace » (p. 246).
Des combinaisons de procédés singularisent chacun des textes. Par exemple, C72 trouve son originalité dans la juxtaposition de quatre descriptions, organisées chacune par un procédé de totalisation : deux effets cartographiques (la région d’une famille sarthoise, la région de Madame Bovary) intercalés avec deux effets réseau social (la région d’un artisan havrais du début du siècle, la région d’un ouvrier d’Hérouville). B77 est remarquable par ses procédés de linéarisation de type parcours (il s’agit du parcours de l’auteur sur le « terrain » d’études) dans un texte qui fait le récit et le bilan critique d’une recherche.
La communication scientifique sur le thème de l’espace vécu chez Armand Frémont, est en nette rupture avec l’écriture classique qui l’a précédée, mais elle n’est ni homogène, ni stabilisée. Cette fluidité dans la façon de conduire la description manifeste néanmoins une continuité de préoccupation méthodologique.
Décrire du vivant géographique.
Les variations et les inventions techniques indiquent en effet une description qui fait problème. Que décrire ? Comment décrire ?
Échapper au modèle de la dissection.
Les termes initiaux du problème sont posés dans le chapitre de la thèse consacré au Pays de Caux (C68). L’écriture de ce chapitre est de facture classique. Le décalage y est important entre ce que l’auteur déclare montrer au lecteur et ce en quoi consiste la description. Armand Frémont utilise le marqueur classique de combinaison géographique pour exprimer ce qu’il a cherché à montrer de son objet d’étude : le Pays de Caux. « En fait, combinaison géographique au plein sens du terme, le système cauchois est le produit de tous ces facteurs convergents et interdépendants » (p. 447). Ces facteurs préalablement exposés sont les « conditions naturelles sur le plateau cauchois [auxquelles] s’ajoutent les remarquables qualités des structures agraires, foncières et démographiques » (p. 432). Mais au cours de la description du Pays de Caux, la substance correspondant aux « facteurs » (elle est successivement naturelle, économique, démographique) est articulée dans une totalisation spatiale de type puzzle (liste et tableau). À l’affirmation de l’interdépendance des facteurs de la combinaison géographique Pays de Caux, correspond un traitement descriptif qui vise davantage l’exhaustivité de la présentation de ces facteurs.
D’autre part, ce développement de facture classique est encadré par deux ensembles de citations de Guy de Maupassant. L’un, inaugural, est composé de trois éléments, à l’issue desquelles Armand Frémont affirme que « Quelques lignes de Maupassant campent mieux qu’une description trop minutieuse le Pays de Caux dans sa richesse immuable » (p. 419), puis que « En deux paragraphes, Maupassant ajoute à ce que le meilleur géographe est souvent impuissant à exprimer, la vibration de la matière vivante […] » (p. 420). L’autre, conclusif, est composé de deux extraits de Contes et Nouvelles, venant en appui à l’affirmation précédente d’Armand Frémont, selon laquelle le fermier placé « au centre de toutes ces forces » [les facteurs convergents et interdépendants de la combinaison géographique] (p. 447)] est « l’homme des nourritures terrestres » (p. 447). Ces deux ensembles de citations semblent suggérer que, à conduire « une description trop minutieuse » (ce qu’il laisse ainsi penser qu’il a fait dans le corps du texte de sa thèse) l’auteur n’exprimera pas quant à lui la « vibration de la matière vivante » du Pays de Caux.
Pour Armand Frémont, la géographie vise la connaissance d’une « matière vivante » (p. 419). La description géographique, dans sa norme académique (la thèse) en 1968, est inappropriée : elle amène son auteur à disséquer du vivant. Il faut un coup de force (« le système cauchois est le produit de tous ces facteurs convergents ») pour qu’elle paraisse soutenir une interprétation en termes de combinaison ou de système. À l’inverse, « En quelques lignes, le romancier concentre la matière que doit disséquer le géographe » (p. 419). La « description trop minutieuse » est un modèle inanimé du pays à connaître qui, lui, est vivant. Pour être en prise avec le pays en tant qu’il est de la « matière vivante », il faut se tourner vers le romancier ou le nouvelliste, comme y invitent les citations qui encadrent la description géographique classique du Pays de Caux.
Tel est le problème initial : comment « rendre » dans l’écriture de l’observation, le vivant du pays décrit ? À ce problème, Armand Frémont répond dans sa thèse en aiguillant le lecteur vers les textes de Guy de Maupassant. Plus tard, il y répond dans le corps de ses propres textes. Mais il procède de façon différente d’un texte à l’autre.
Tendances, puissances, organisations…
C72 est une succession d’ « exemples » (p. 664) que n’articulent ni introduction, ni conclusion, ni transition jusqu’aux « réflexions » qui en font la deuxième partie. Les relations indiciaires rapportent chaque exemple à un individu : « la région d’un artisan havrais du début du siècle » (p. 664), « la région de Madame Bovary » (p. 672). L’expression de la spatialité s’appuie sur cette relation indiciaire (« pour lui », « autour de lui », « ici se déroule sa vie », le « réseau […] qui enserre Emma », « les voyages d’Emma »). Toutefois, dans « la région de Madame Bovary », ce qui est désigné comme la première des « deux “combinaisons” étroitement mêlées » est aussi posé comme « une organisation régionale où se reconnaissent aisément quatre éléments, étroitement interdépendants » (p. 672). La matière ainsi ordonnée est décrite en s’appuyant sur l’œuvre de Gustave Flaubert : « À chaque page, le géographe se retrouve en pays de connaissance dans cette contrée où vivent des hommes de la terre, de l’argent, des relations de place de marché. Rien ne manque. Ce pourrait être une démonstration sur le thème de l’organisation régionale […] » (p. 672). L’effet réseau social, souligné graphiquement par les tirets d’une liste de composants localisés et animé par la métaphore des « hommes-araignées » sur « la vaste toile régionale » (p. 674) permet de basculer de l’organisation régionale à la « combinaison vécue » (p. 672). À ce moment du texte, l’auteur resserre le propos sur le personnage principal. Il oppose alors « cette région trop réelle [dans laquelle] Emma étouffe » (p. 674), à l’autre combinaison vécue par ce personnage : « Les voyages d’Emma » (p. 674).
En B74, les quatre parties qui composent le texte correspondent à « plusieurs lectures » annoncées en début d’article (p. 128). Les effets puzzle qui composent le texte sont utilisés d’une façon qui n’est pas classique : chaque description est précédée de l’identification de la situation qui sert de référence pour la conduire. Dans l’usage classique, l’effet puzzle est le produit d’un point de vue qui n’est pas précisé. En B74, les effets puzzle sont déclarés construits successivement à partir de : l’état des connaissances classiques complété de « l’observation directe » (p. 128), puis de « toute la familiarité qui me lie à ces lieux, aux écoutes […] » (p. 130), puis encore à partir du « révélateur de premier choix […] offert par les controverses que provoque la création du Parc Régional Normandie-Maine » (p. 133), enfin, d’une « redécouverte des lieux » (p. 135) qui paraît combiner les regards précédents. Le référent est en quelque sorte démultiplié : il y a celui du géographe classique, celui du familier des lieux, celui ou ceux des acteurs sociaux sensibilisés à un enjeu. En début de quatrième partie, « combinaison géographique » est conformément au début de l’article renvoyé aux domaines des « réalités » (p. 135), tandis que la fin du texte hésite à nommer ce qu’elle décrit et interprète de la région d’Écouves : une puissance (« elle allie, dans la même puissance mystérieuse, incertitude et géométrie ») ou une force (« elle possède aussi ses propres forces, d’une singulière puissance d’expression » , « ses signes expriment les forces de la vie et l’ordre social », p. 136).
Pour C78, l’introduction et la conclusion encadrent l’ensemble de la description dans un rapport à un référent dédoublé : le « Caux de Maupassant » (p. 241) et le Caux d’aujourd’hui. L’auteur pose, au début de l’article, que « les textes de Maupassant me semblent irremplaçables, et plus que jamais actuels » (p. 241), et à la fin, que « […] les paysans de Maupassant restent nos contemporains » (p. 246). La description proprement dite est conduite par catégories : les hommes de la société paysanne, « les hommes des marges », « les intercesseurs de l’ordre » et « les paysans à la ville ». La conclusion livre la catégorie géographique qui permet de comprendre la description préalable : « deux types de culture et d’organisation de l’espace » (p. 246), celle de la société paysanne et celle des « marges sauvages et [des] appels urbains » (p. 244). Mais elle en fournit aussi une caractéristique qui n’apparaissait pas jusqu’alors : son invariance. Cette propriété d’invariance distingue les organisations des espaces en C78, des combinaisons en C72.
Combinaison et organisation s’articulent donc différemment dans les trois textes. Si en C72, les faits de perception, de pratiques, de sentiments et de valeurs sont plutôt associés à la combinaison qui est alors dite vécue, ils en sont mis à l’écart en B74 et sont intégrés aux organisations de l’espace en C78. La description caractérise des « tendances qui semblent bien correspondre à des dimensions de la vie » (p. 676) en C72, puis à des forces ou des puissances, sorte de volonté supérieure en B74, enfin à des logiques d’organisation invariantes en C78.
Trois manières d’installer du vivant géographique.
Les trois textes manifestent ainsi trois façons de rompre avec le modèle de la description-dissection.
Une première manière que représente C72 consiste à focaliser la description sur une personne qui devient le siège vivant des combinaisons géographiques qu’elle porte. Les relations indiciaires référées à la personne ainsi que la qualification de ses mouvements animent ce qui, autrement, serait un objet découpé en fonctions et en quartiers (« c’est à Rouen, la ville, que se réalisent finalement les voyages d’Emma Bovary », « son aventure de chaque semaine est de se rendre à Rouen » p. 674). Une deuxième manière, représentée par B74, utilise comme guide « le paysage » pour progresser dans l’analyse de la combinaison géographique. La dynamique de la description tient dans cette progression qui se manifeste par des citations en exergue. Elle s’appuie aussi sur une relation indiciaire paradoxale, qui conduit du début du texte où « il n’y a pas de « région d’Écouves » » p. 127 à une fin où « elle [la forêt d’Écouves] s’impose à tous » p. 136). Une troisième manière que représente C78, anime l’espace de logiques d’organisation certes invariantes, mais possiblement mobiles (les anciennes marges rurales et littorales sont « par une sorte de translation culturelle et géographique », p. 246, remplacées par des marges périurbaines).
Les procédés d’animation de la description et l’expression de contenus interprétatifs valorisant les tensions et les transformations — dont nous verrons qu’elles incluent aussi l’auteur— se confortent dans une écriture qui tente d’installer du vivant géographique dans le texte. Il existe plusieurs manières de l’installer ; anthropocentrée : plaçant ce vivant dans des individus-combinaisons par lesquels les organisations deviennent combinaisons quand elles se confrontent en eux ; médiocentrée : plaçant l’auteur et à sa suite le lecteur dans une succession de points de vue qui conduit de l’expression du visible à celle de forces invisibles ; spatio-centrée : décrivant des rapports dynamiques entre des structures qui conditionnent impérieusement les comportements des individus (voir tableau 5).
L’auteur dans la description : établir une expérience de l’espace.
La question centrale que doit régler l’écriture de l’espace vécu est l’attribution référentielle de ses énoncés descriptifs (de quel point de vue sur l’espace s’agit-il ? qui parle de qui ?). Cette attribution concerne donc la position de l’auteur. C’est une des conditions de la formalisation du thème de l’espace vécu que d’élaborer ainsi en objet problématique, un référent espace terrestre qui, sinon, serait conçu comme un support unanimement partagé.
Installer une référentialité réflexive.
Selon la définition canonique de l’espace vécu : « La région, si elle existe, est un espace vécu. Vue, perçue, ressentie, aimée ou rejetée, modelée par les hommes et projetant sur eux les images qui les modèlent. C’est un réfléchi. Redécouvrir la région, c’est donc chercher à la saisir là où elle existe, vue des hommes » (Frémont, 1997, p. 58) [mis en évidence par l’auteur]. Cette définition invite à distinguer trois aspects de la référentialité [9] dans une description géographique : le référent spatial (observer la région), le traitement de ce référent (observer la région vue des hommes) et les conditions qui permettent ce traitement (observer ce qu’implique de chercher à saisir la région vue des hommes). Le référent spatial est la portion de l’espace terrestre où se déroule l’enquête et qui assure communément l’ancrage indiciaire des descriptions. Le traitement du référent donne à la description une référentialité explicite : de quel(s) point(s) de vue la description est-elle menée ? Enfin, la description comporte des traces de la façon dont le traitement du référent est rendu possible : comment ces points de vue sont-ils recueillis et/ou produits pendant l’enquête ? Chez Armand Frémont, ce troisième aspect (le saisir là où de la définition canonique) comprend ce qui se produit chez lui, ce en quoi il est changé, ce en quoi il apprend aussi sur lui grâce à l’enquête. Bref, il s’agit d’une référentialité réflexive.
Techniquement, Armand Frémont s’appuie en particulier sur une combinaison de procédés descriptifs et de montage de texte. La sémiotique verbale planaire est ainsi combinée à la sémiotique verbale séquentielle. Prenons A82, dont nous rappelons qu’il ne s’agit pas d’un texte scientifique, mais d’un récit biographique composé d’extraits de deux journaux d’époque différente, écrits par la même personne, militaire français en Algérie en 1959, puis universitaire revenant sur ses pas entre 1970 et 1975. Le référent spatial est la Kabylie : cette référentialité là permet au lecteur d’attendre une description géographique de la région qu’il est habituel de nommer Kabylie. Dès le titre du chapitre, le pluriel Kabyles, Kabylies, indique toutefois qu’il y aura un problème (central) d’identification. Dans le corps du texte, plusieurs systèmes de référentialité explicite sont installés. Les totalisations de type puzzle permettent de décrire la Grande et la Petite Kabylie, leur évolution sociale, économique, culturelle et politique, les régions de Djijelli et de Boghni. Les portraits et récits localisés démultiplient le référent en autant de personnages rencontrés et de scènes décrites : entre autres, le Djijelli de Mme Rossa [« elle se sent ici toujours chez elle, dans cette ville, sur cette place où son mari prenait l’apéritif aux temps heureux, sur ce port qui fut leur richesse […] » (p. 99)] faire la route de Djijelli à Constantine avec T. « nouveau troubadour de la route kabyle sans toit, ni loi » (p. 110). Parallèlement, le procédé de montage d’extraits d’un journal de guerre et d’un journal ultérieur dédouble le référent subjectif centré sur l’auteur. Enfin, le troisième aspect de référentialité (le saisir là où) organise le texte à partir de son dernier fragment, lequel désigne une autre question : « Et si la région, la ville, c’était tout cela [les rapports entre groupes sociaux] et beaucoup plus encore, ces paysages et ces hommes, ces hommes dans ces paysages, ces tensions parmi ces hommes, des individus […] presque une foule, avec de multiples liens entre les uns et les autres, qui se nouent et se distendent, qui éclatent et se reforment en de nouvelles vies » (p. 128). Là, l’auteur désigne sa propre démarche (si le lecteur considère le texte comme pouvant l’informer sur une pratique scientifique) ou sa propre vie (si le lecteur perçoit ce texte avant tout comme biographique) et renvoie le lecteur à l’ensemble des portraits et rencontres de protagonistes précédemment disposés dans le chapitre : « Qu’est-ce qu’un passage de quelques semaines dans une ville, dans un pays ? Comment sommes-nous des étrangers ? La question n’est pas vaine à l’époque des grands voyages du tourisme international, et pour d’autres raisons. Qu’est-ce que Djijelli, pour moi, pour Madame Rossa, mais aussi pour les pêcheurs, pour les garçons qui font la sieste sur le trottoir à la sortie de la maison ? Et pour les Roumains et les Bulgares qui nous remplacent, qui ne comprennent rien à l’arabe et à peu près rien au français ? » (p. 128).
L’expression du saisir là où [la région existe] qui apparaît alors dans les textes d’Armand Frémont (les passages concernés sont datés du 3 septembre 1970) inclut le rapport à l’autre, le rapport à soi changeant de rôle, de fonction, de position sociale, etc. C’est aussi à la description des jeux (apparence/démenti, conciliation/contradiction) de familiarité et d’étrangeté, associés aux multiples mobilités et ancrages spatiaux des uns et des autres (l’auteur, les personnes rencontrées) qu’est aussi consacré le chapitre Kabyles-Kabylies. Techniquement, l’écriture participe de cette interrogation lancinante, quasi-circulaire par la multitude des parcours possibles offerts aux lecteurs [10]. On peut considérer la description comme un moyen d’établir l’expérience, au sens étymologique du terme [11], au sens étymologique du terme, de l’unité et de la différence par l’espace. L’expérience consiste en changements, tensions, transformations, qui affectent possiblement soi et autrui, sous la double perspective de l’unité et de la différence.
La description n’est donc pas la restitution de choses vues. Elle est organisée par des modèles descriptifs qui combinent des techniques d’expression verbale d’un contenu spatial, avec l’usage de rapports sémiotiques non strictement symboliques parmi lesquels celui de la métaphore semble jouer un rôle particulier. Ces techniques engagent une représentation de la pratique d’enquête et d’observation de l’auteur. À ce titre, elles permettent l’expression de tensions, de changements, de transformations chez l’auteur, notamment par et dans les rapports qu’il décrit avec les populations rencontrées. Cette représentation est en concordance avec la mobilisation d’un ou de plusieurs systèmes interprétatifs signalés par l’usage de marqueurs disciplinaires. Nous détaillons trois de ces modèles descriptifs : l’approche, l’incursion et le passage.
L’approche.
Dans ce modèle descriptif, l’évocation de la pratique du géographe insiste sur la nécessité de se confronter à une réalité qui résiste (« un Bény-Bocage plus énigmatique que jamais », B77, p. 145), de revenir à elle, de réessayer encore d’en faire le tour. C’est la manifestation même de la différence qui motive la recherche et sur laquelle celle-ci bute. Elle structure l’ensemble de B77. La description use d’une linéarisation basée sur l’effet de parcours. Elle est prodigue en verbes qui expriment les mouvements vers, autour et par rapport à l’objet : « Je reviens au Bény-Bocage… » (p. 137), « lorsqu’on vient de Caen par la petite route […] on a toujours l’impression de découvrir le Bény-Bocage « par derrière » » (p. 141), « dans cette promenade de retour, j’ai l’impression de prendre Bény à revers » (p. 142).
La métaphore de la route et des chemins creux permet de traiter non seulement le rapport de soi à autrui différent et qui le reste, mais aussi une différence (ici une bipolarité) qui se dévoile chez soi grâce au retour sur l’enquête. La route sert à qualifier par analogie à la fois « la route nationale numéro 177 Caen-Vire-Mortain » (p. 152), le programme prévu au 7e Plan pour le Bocage (p. 153) et « les méthodes d’analyse quantitative » (p. 157). Elle est « sans mystère » (p. 152), « armature d’une stratégie conçue de l’extérieur » (p. 152), « instrument de domination » (pp. 152 et 157). Les chemins creux servent à qualifier les Bocains, ces « hommes des chemins creux » (p. 152), avec « [leur] vélomoteur, dans une souple adaptation au progrès [qui] résume la pauvreté et la liberté, le mouvement et le repli » (p. 156) et l’« attachement aux chemins creux de la recherche […] l’« “espace vécu”, mes “vibrations” et autres “profondeurs” » (p. 158). La description du vivant géographique se rapproche du modèle spatio-centré. Les deux organisations de l’espace, celle qui correspond à la route et celle qui correspond aux chemins creux, se confrontent alors en la personne même de l’auteur (troisième niveau de référentialité). C’est ainsi que celui-ci se présente au lecteur, en tension, entre deux façons d’agir, de comprendre et d’écrire : « Je n’ai donc pas écrit un article. Pour une fois, je me suis promené en liberté » (p. 155), écrit-il dans un texte appartenant manifestement au genre de l’article et paru dans une revue universitaire : Hérodote.
L’incursion.
La pratique entre dans le texte avec l’évocation des premiers passages au large de l’objet (« De fréquents voyages au Mans, souvent en compagnie de G. Houzard, nous ont permis de réaliser ces observations depuis dix ans. Nous regrettons de ne pas les avoir notées plus systématiquement » B74, p. 128), puis elle se précise, se focalise (« Pour qui veut bien quitter les grands itinéraires des routes nationales et s’aventurer vers […] »p. 127, « À chaque incursion, Écouves réserve une surprise », p. 128, « Pour atteindre Écouves, il faut quitter […] p. 130). La description géographique reprend cette progression en faisant se succéder différents points de vue qui amènent l’idée d’une familiarité acquise : c’est une description médio-centrée.
Cette construction suppose un rapport à soi par lequel on sait se rendre différent (successivement) pour trouver la voie d’une unité finale, dans le texte comme dans l’enquête. La confrontation à la différence chez autrui est traitée avec la métaphore de la trame, laquelle fonctionne graduellement en trois niveaux. Tout d’abord, pour distinguer, dans un sens non géographique, l’apparence ou la surface d’avec ce qui constitue le fond et la liaison d’une chose organisée [12] [« pour avoir quelque chance de mieux connaître la charge de mémoire et de valeurs […] dont Écouves est porteur, c’est-à-dire pour forcer la connaissance d’Écouves au-delà de la surface des choses » (p. 130)]. Ensuite, pour associer à la description des formes visibles (surface), des éléments de structure spatiale. Les images textiles (« la forêt croise et recroise les itinéraires » p. 136) comme les nombreuses mentions de rythmes, de lumières et de couleurs, contribuent à singulariser ce niveau métaphorique. Enfin, pour identifier à partir des deux niveaux précédents, ce que veut reconstruire le texte : « les lieux fondamentaux de la trame régionale » (p. 135). L’auteur place l’observateur avec lui (derrière lui) dans une position d’incursion recommencée, laquelle permettra de point de vue en point de vue, au fur et à mesure du texte (troisième niveau de référentialité), de « forcer la connaissance » pour accéder, soi enfin unifié, aux « lieux retrouvés ». Si pour chaque temps de ce « forçage », l’auteur s’assure devant le lecteur d’un ancrage à des références (romanciers, philosophes, personnages rencontrés), l’autre d’abord lointain reste autre, même devenu plus familier : la forêt manifestation d’une « spécificité sauvage » (p. 127) en début de texte clôt ce dernier de sa « puissance mystérieuse » (p. 136).
Le passage.
L’évocation de la pratique géographique est à rapporter au genre du journal auquel s’apparente le texte publié. A82 comporte ainsi des résumés ou des citations de travaux d’étudiants aussi bien que des réflexions personnelles, sur les outils et les techniques de la description géographique. « Des paysages ? […] Les trois plages où les rouleaux déferlent au moindre vent. Les rues ombragées de la ville en triangle, la petite place du marché […] Les maisons de recasement sur la route de Béjaïa. Les collines, en arrière-plan, ombrées de jour par une lumière trop fine et dorées au crépuscule au-dessus de la ville blanche. J’ai vu tout cela, il y a dix ans, et ce n’était pas la même ville » (p. 128). La description géographique inclut de nombreux effets de focalisation. Elle enchâsse aussi quantité de récits et de portraits. La question de l’unité et de la différence est traitée à partir de la métaphore de la métamorphose. Elle est notamment utilisée dans le dernier fragment de A82, lequel oriente la lecture de l’ensemble du texte : « Et si la région, la ville, c’était tout cela […] presque une foule, avec de multiples liens entre les uns et les autres, qui se nouent et se distendent, qui éclatent et se reforment en de nouvelles vies » (p. 128). Le montage par alternance d’extraits du journal de guerre et d’extraits du journal de géographe, sert cette métaphore. La manière de décrire est composite comme on peut s’y attendre pour un texte non scientifique. Elle intègre par les portraits, une manière anthropocentrée (par exemple, le potier du vieux Mila, qui résume par ses gestes et ses mots, le « pays » d’où il tient une tradition et « quinze années en France, comme beaucoup d’autres, ouvrier occupé à des fabrications efficaces » p. 123). On peut aussi y reconnaître des esquisses de confrontation d’organisations de l’espace (manière spatio-centrée), soit dans les extraits de journaux de guerre (les points d’ancrage de l’armée française face à l’arrière-pays montagneux et aux villes, pp. 93-94, pp. 97-99), soit dans les textes postérieurs (les emprises ou les empires face au « domaine proprement kabyle, celui des montagnes et des villes » p. 124). L’auteur se place ainsi en tension entre un pôle de l’unité, la sienne posée par le fait qu’il signe un récit biographique et celle qu’il affirme partager par sa nationalité, sa fonction, sa position sociale ou toute autre identification, avec tel individu ou tel groupe, et un pôle de la différence, la sienne soulignée par le montage de journaux de deux époques et celle qui gouverne aussi ses rapports avec autrui en Kabylie et ailleurs. Cette tension est exprimée notamment par le fragment final du texte : « Comment sommes-nous des étrangers ? ».
Conclusion.
L’élaboration par Armand Frémont du thème de l’espace vécu rompt à partir de 1968, avec une écriture puissante, efficace, mais qui décrit l’espace en pièces homogènes qu’affectent des évolutions sociales, culturelles et économiques. En rupture donc, il veut inventer des façons de décrire qui ne produisent pas une dissection du vivant qu’il cherche à comprendre. Avec l’intention d’une description du vivant, la question de la position de celui qui décrit -vivant et présent à ce vivant qu’il décrit- est centrale et problématique. Armand Frémont construit dans l’écriture une référentialité réflexive (En quoi est-ce que j’apprends, je change et suis transformé par l’enquête ?).
Armand Frémont aide ainsi à comprendre que la description géographique implique un triple ancrage référentiel : celui bien sûr d’un référent spatial nécessaire au contrat de lecture (s’entendre sur le fait qu’il est question de tel espace), mais aussi l’explicitation des points de vue qui organisent la description ainsi que celle de la façon dont l’auteur les recueille et les produit.
La solution mise en œuvre par Armand Frémont est celle d’une référentialité réflexive. Mise en forme de façon dynamique, notamment par les montages, les juxtapositions, les citations en exergue, elle est parfois ouverte ; elle brouille la distribution des cartes entre le familier et l’étranger. Les écritures de cas d’espace vécu constitueraient un essai continué d’exploration de ces brouillages. L’approche, l’incursion, le passage sont des façons de les explorer. Ce sont des modèles descriptifs au sens où les techniques mobilisées structurent l’expression d’une observation, des points de vue qui organisent cette observation et de la position ― souvent mobile et plurielle — de l’auteur. Le tableau 6 tente de formaliser ce dernier aspect des modèles descriptifs (voir tableau 6). Ces derniers sont cependant ouverts les uns sur les autres. Même si chaque étude d’espace vécu nous paraît relever plutôt de tel modèle, elle présente aussi des amorces ou des composants de tel autre. L’un des apports du traitement du corpus constitué et qui, peut-être, en justifie a posteriori la composition, est de montrer que ces modèles descriptifs fluides s’élaborent aussi dans des textes non scientifiques antérieurs ou contemporains des études de cas scientifiques qui ont installé le thème de l’espace vécu dans la géographie universitaire française. Ainsi, la métaphore de la route et des chemins creux est élaborée dans des journaux de guerre d’Algérie écrits en 1959 et publiés en 1981, avant que nous n’en retrouvions certains ingrédients avec l’évocation de cette même guerre dans La région, espace vécu (troisième partie, premier chapitre) parue en 1976 et qu’elle soit pleinement formalisée, dans l’article de 1977 consacré au Bény-Bocage, lequel fait retour sur la démarche qui a conduit à l’espace vécu.
Ce tableau est une représentation graphique de la façon dont chacun des modèles descriptifs identifiés dans les études d’espace vécu chez Armand Frémont, prend en charge l’expression d’une expérience de l’unité et de la différence.
Le tableau est obtenu en croisant : soi (l’enquêteur-auteur) et autrui (une société) avec deux appréciations possibles : le sentiment d’unité et le sentiment de différence. La flèche indique les transformations, les tensions exprimées dans les descriptions, concernant les rapports de l’auteur avec lui-même et avec autrui.
Le modèle de l’approche établit qu’il existe de la différence chez soi, c’est-à-dire deux façons divergentes de connaître, tout comme il pose la résistance d’autrui au projet de connaissance, quelle que soit la façon qu’a l’auteur de s’y prendre. Autrui qui peut apparaître proche, en sort finalement traité comme irréductiblement différent.
Le modèle de l’incursion permet de construire une unité pour soi à partir d’une succession de mises en situation volontairement différentes, de telle manière que partant d’un sentiment de différence chez autrui, l’auteur « unifié » peut finalement définir très précisément cette différence.
Le modèle du passage installe une tension entre l’unité pour soi ainsi que par les rapprochements entre soi et autrui sur la base d’appartenances communes ou de voisinages d’une part, et d’autre part, la différence chez soi (changement, pluralité) ainsi qu’avec et chez autrui. La tension n’est pas résolue : l’existence du texte publié sous un nom d’auteur tend à affirmer l’unité (de l’auteur) quand la structure du texte peut au contraire souligner des écarts, des ruptures ; le territoire étudié tend à se démultiplier en autant de référents subjectifs qu’il existe de personnes rencontrées tout en ramenant ces personnes et l’auteur aux mêmes questions (qu’est-ce qu’être un étranger ?)
L’écriture est un lieu d’élaboration du thème de l’espace vécu. La réponse la plus radicale que l’espace vécu offre par elle à une géographie en crise, est peut-être cette interpellation qui tout en étant intégrée à l’effort de description, discute les conditions dans lesquelles cette dernière est produite. Ainsi, la question posée dans le fragment de journal en date du 3 septembre 1970, vaut pour les sociétés que le géographe a ensuite croisées. « Qu’est-ce qu’un passage de quelques semaines dans une ville, un pays ? Comment sommes-nous des étrangers ? […] connaît-on bien les hommes quand on passe ? » (A82, p. 128). Ainsi, même les familiarités les plus patiemment construites ont leurs limites : « S’il fait entendre par “connaissance” une approche plus intuitive et plus personnelle, une certaine distanciation par rapport au lourd appareil de la “science”, académique ou technicienne, au profit d’une familiarité lentement entretenue, d’une observation patiente des formes et des mouvements, d’une réflexion sans cesse remise en cause entre les exigences de la théorie et de la pratique, d’une critique de ce qui se fait soutenue par la compréhension profonde de ce qui est, dans ce cas, j’ai l’impression de connaître de moins en moins bien le Bocage et les Bocains, même si mon expérience ne cesse de s’enrichir » (B77, p. 152).
Si plus tard, Armand Frémont égrène portraits et récits sans mettre en jeu la transformation du sujet écrivant par l’objet mis en texte, le temps de quelques écritures de cas, il élabore une expérience contemporaine de l’unité et de la différence éprouvée dans des mobilités à l’échelle de la vie, au temps de l’Hexagone [13]. Trente ans plus tard et alors que la postérité de l’espace vécu a plutôt négligé cet aspect du travail d’Armand Frémont, au profit des définitions de catégories de distance (métrique, temps, affective, écologique, structurale) et d’espace (objectif, de vie, social, vécu) (Frémont et al. 1982, Durand, Lévy et Retaillé 1992, Di Meo 1998, Staszak 2003), peut-être est-il intéressant de discuter de la description géographique des mobilités et des ancrages contemporains ; étant entendu que toute description manifeste une interprétation capable de rendre compte aussi de ce en quoi son auteur lui-même est mis en mouvement par son enquête.