La notion de cyclabilité (bikeability) s’est imposée dans le champ scientifique – géographie des transports, aménagement – et dans celui de l’urbanisme opérationnel pour désigner la capacité variable des espaces à accueillir, faciliter et sécuriser les pratiques cyclistes. À l’image de la marchabilité (walkability), dont elle s’inspire, la cyclabilité vient qualifier le potentiel cyclable d’un environnement urbain. La littérature (Winters et al. 2016; Nielsen et Skov-Petersen 2018) suggère que plus la cyclabilité d’un espace est élevée — dans l’environnement urbain en général, dans une rue ou un quartier —, plus les cyclistes sont nombreux et plus ils privilégient cet espace lors de leurs déplacements. Le succès de la notion est lié à trois facteurs : une conception aménagiste dominant les travaux sur le sujet ; la multiplication d’études établissant un lien entre qualité des infrastructures cyclables et développement des pratiques ; le caractère reproductible et comparatif des évaluations cartographiques qui en sont faites et leur dimension opératoire dans le cadre de diagnostics territoriaux.
Comme pour la marchabilité (Lo 2009; Raulin, Lord, et Negron-Poblete 2016), la littérature ne propose pas de définition stable et partagée : la notion est définie en creux, par les indicateurs qui servent à la qualifier. La plupart des travaux scientifiques sur la cyclabilité (Papon et al. 2015; Winters et al. 2016; etc.) la mesurent (à l’échelle d’une ville, d’un quartier ou d’une rue) à partir des caractéristiques matérielles et fonctionnelles des espaces, converties en autant d’indicateurs de ce qui augmente ou diminue la faculté de circuler à vélo : typologie de la voirie (limitation de vitesse, largeur, force du débit de véhicules motorisés, zone partagée ou piétonne), présence, type et qualité des aménagements cyclables (hors ou le long de la voirie, bande ou piste, sas, largeur, état), pente (sens, déclivité plus ou moins élevée), typologies de carrefours, etc. Les outils d’évaluation, très dépendants de l’échelle à laquelle les facteurs environnementaux sont évalués, reposent sur des collections de données d’origines variées (recueil d’observations directes, enquêtes d’auto-évaluation, données SIG) et certains peuvent même en combiner plusieurs (Kellstedt et al. 2020). Nous faisons ici avant tout référence aux méthodologies qui s’appuient sur des données SIG (GIS-based methods), à l’instar du Bike Score® (M. Winters et al. 2013). La confrontation de telles évaluations avec l’expérience des cyclistes reste à construire.
À l’inverse, les travaux qui se focalisent sur les pratiques cyclistes les relient peu aux dimensions matérielles du territoire (Noël 2003; Madsen et Lahrmann 2016) : ils portent par exemple sur leurs identités sociales et culturelles (Füssl et Haupt 2016; Freudendal-Pedersen 2015a) ou croisent leurs motivations (La Branche 2012; Soulas et Papon 2003), leurs préférences (Lusk, Wen, et Zhou 2014) et les comportements qu’ils mettent en lien avec des caractéristiques sociales notamment dans le cas des usager·es des vélos en libre-service (Vogel et al. 2014). D’autres travaux abordent la question des routines (Larsen 2014) ou des rythmes (Cook et Edensor 2014; Augé 2010), des choix de trajets en fonction de l’altérité et du rapport aux autres usagers (Carré 2001; Freudendal-Pedersen 2015b; Wood et al. 2009) ou de la sécurité perçue (Lawson et al. 2013). Grâce à une littérature de plus en plus abondante, nous connaissons de mieux en mieux les profils des cyclistes urbains ou leurs motivations ainsi que les espaces qu’ils privilégient lorsqu’ils en ont le choix. Nous savons par exemple que le développement des infrastructures cyclables conduit à une hausse des pratiques et contribue à diversifier le profil sociologique des cyclistes ou que l’essentiel des cyclistes cherche autant que possible à rouler à l’écart des véhicules motorisés (pour des raisons de sécurité et de confort). Nous identifions aussi un manque tant en termes de connaissances que de leur construction méthodologique : à quelques exceptions près (comme les travaux de Larsen (2014) et Spinney (2011), cf. ci-après), les travaux sont essentiellement fondés sur l’analyse des discours des cyclistes, rarement mis en vis-à-vis des pratiques observées in situ.
La proposition du projet Véléval s’appuie sur une lecture critique de ces différents travaux avec la volonté de confronter, sur deux terrains d’enquête, la conception aménagiste de la cyclabilité, ici qualifiée de théorique, à une compréhension fine des pratiques et représentations des cyclistes, caractérisant ce que nous appelons la cyclabilité vécue. Ce projet regroupe des chercheurs en géographie, en aménagement, en sociologie et en informatique. Pour construire une mise en tension entre pratiques, représentations et cyclabilité des espaces, l’enquête porte sur les éléments biographiques et matériels qui influencent les ressentis d’une ou d’un cycliste et participe de son sentiment d’être « à l’aise » ou non. Elle intègre tant les éléments qui influencent le choix d’un trajet à l’échelle urbaine que les savoir-faire déployés pour franchir un carrefour ou emprunter une voie. La motilité (Kaufmann et Widmer 2005) comprend les conditions sociales d’accès, des compétences, entendues comme la manière que l’on a de s’organiser, des projets, c’est-à-dire ce que l’on a envie de faire. Dans ce projet nous nous intéressons aux savoir-faire entourant la maîtrise du vélo et de son entourage spatial et aux socialisations afférentes. Les savoir-faire sont ici entendus comme un ensemble de connaissances et de savoirs, conscients ou inconscients, qui permettent la mise en œuvre d’une technique. Les savoir-faire dépendent toujours à la fois des rapports des humains entre eux et des rapports entre les humains et les lois de la matière (Chamoux 2010; Delbos et Jorion 2019 (1984)).
Notre hypothèse est que les pratiques cyclistes relèvent autant d’aptitudes physiques que de la culture. Les pratiques sont composées de nombreux éléments hétérogènes (Reckwitz 2002). Shove et al. (2012) les regroupent en « matériaux », « compétences » et « significations ». Les « matériaux » « comprennent les choses, les technologies, les entités physiques tangibles et l’étoffe dont sont faits les objets ». Ils soulignent l’importance du design – en tant qu’objets matériels plutôt que symboliques – dans l’accomplissement des pratiques. Larsen (2018), s’appuyant sur les travaux de Pink (2011) sur la mise en place de la pratique cycliste, inclut l’environnement comme la météo, la route, la topographie et les « corps biologiques » dans cette liste de matériaux lors de l’analyse des pratiques du cyclisme. Cette approche des pratiques les relie explicitement aux caractéristiques territoriales prises en compte dans les évaluations cartographiques de la cyclabilité. Ce qui nous conduit à postuler qu’il est possible d’identifier la cyclabilité vécue, informée par les pratiques et la réflexivité des cyclistes.
L’objectif sous-jacent est de contribuer à l’identification de ce que Nello-Deakin et Nikolaeva (2020) qualifient « d’infrastructure humaine » des villes cyclables en identifiant des éléments tant sociaux que géographiques qui permettent à un cycliste d’être « à l’aise à vélo en ville » dans le but de réfléchir aux conditions d’une extension de la pratique.
Pour concevoir notre protocole d’enquête, nous sommes partis du constat qu’il était difficile d’accéder à une compréhension fine d’une pratique de mobilité en se fondant uniquement sur des entretiens semi-directifs qui, en outre, sont également difficilement utilisables pour évaluer la qualité des espaces parcourus. Dès lors, nous avons choisi de mobiliser et de croiser trois outils méthodologiques : la mesure des déplacements grâce aux traces GPS, l’analyse d’images mobiles issues de l’utilisation de caméras et l’entretien de réactivation, pour lequel les traces et vidéos servent à favoriser une parole qui rend compte des ressentis au plus près de l’expérience. Ces trois outils méthodologiques sont très classiques pour l’analyse des pratiques cyclistes même si l’usage de caméras est encore assez marginal, une revue systématique montre ainsi qu’au sein des méthodes pour étudier les choix d’itinéraires cyclistes, environ 40% mobilisent des traces GPS (non collectées par smartphone), 20% des entretiens, et seulement 3% la vidéo (Pritchard 2018). L’originalité de notre dispositif repose en partie sur l’articulation de ces outils, et nous autorise à interroger la pertinence et les limites des approches cartographiques théoriques de la cyclabilité. Cet article revient sur cette expérience méthodologique : il en explique les fondements théoriques, il en expose le protocole, et il met finalement en exergue ses qualités et ses défauts.
Dans une première partie, nous discutons des rapports entre aménagements et vécu des cyclistes, puis détaillons les particularités de la cyclabilité et des politiques cyclables de nos deux terrains d’études, les métropoles de Lyon et de Saint-Étienne. La deuxième partie est consacrée à la présentation détaillée du dispositif de réactivation. Nous concluons cet article en une troisième partie qui expose les retours et l’évaluation de ce dispositif à l’épreuve du terrain.
Saisir la cyclabilité par les pratiques et les représentations des cyclistes
Lyon et Saint-Étienne, territoires contrastés
Deux terrains d’enquête permettent d’étudier des cadres urbains – taille, topographie, population – et des politiques cyclables – aménagements et accompagnement de la mobilité – bien différents.
Lyon est une métropole volontariste en matière de politiques cyclables, où la pratique est croissante et la part modale du vélo dans les déplacements domicile-travail relativement importante pour une ville française (5,9 %, la moyenne française s’établit à 1,9% selon l’Insee (Adam 2017)). Ville qui peut être qualifiée de plate, elle comprend quand même trois collines à la déclivité importante. Enfin, le service de vélo en libre-service (Vélo’v) est très utilisé.
Saint-Étienne est une ville moyenne où la politique en faveur du vélo est peu développée, la quantité et la qualité des équipements (pistes et bandes cyclables, parkings, etc.) sont limitées et la part modale faible (inférieure à 1 %). Bâti au sein d’un relief assez marqué, le centre-ville comprend en définitive peu de pentes. Enfin, les Vélivert – vélos en libre-service – restent d’un usage très limité.
Le panel comporte en tout 39 cyclistes qualifiés d’utilitaires (21 à Lyon, 18 à Saint-Étienne), effectuant leur trajet domicile-travail ou domicile-études à vélo. Les personnes recrutées ont des profils variés d’un point de vue sociologique (âge, genre, profession) comme des pratiques (distances parcourues, récurrence ou variabilité des trajets empruntés et des périodes de la journée où ils sont réalisés, ancienneté de la pratique cycliste, utilisation d’un vélo personnel ou en libre-service, traditionnel ou à assistance électrique, etc.).
Prénom |
Ville |
Genre |
Âge |
Type de vélo |
Possession d’une automobile |
Profession |
Astrid |
Caluire |
F |
56 |
Vélo à assistance électrique |
Oui |
Kinésithérapeute |
Aymeric |
Caluire |
H |
54 |
VTT/vélo de course |
Oui |
Ingénieur |
Beatrice |
Caluire |
F |
51 |
VAE |
Oui |
Directrice valorisation |
Albane |
Lyon |
F |
65 |
Vélo à assistance électrique |
Oui |
Auxiliaire de vie |
Ambre |
Lyon |
F |
52 |
Vélo’v (VLS) |
Oui |
Ingénieure |
Bénédicte |
Lyon |
F |
50 |
Vélo de randonnée |
Oui |
Bénévole à plein temps |
Benjamin |
Lyon |
H |
32 |
Vélo de course |
Oui |
Cuisinier |
Charlie |
Lyon |
H |
42 |
Vélo de randonnée |
Oui |
Professeur |
Chloé |
Lyon |
F |
34 |
Vélo de randonnée |
Oui |
Ingénieur |
Danièle |
Lyon |
F |
55 |
Vélo’v (VLS) |
Oui |
Technicienne |
Dimitri |
Lyon |
H |
23 |
Vélo de course |
Non |
Étudiant |
Éliette |
Lyon |
F |
32 |
Vélo de ville |
Oui |
Consultante en ingénierie |
Johan |
Lyon |
H |
28 |
Fixie |
Oui |
Gardien de nuit |
Lionel |
Lyon |
H |
41 |
Vélo de ville |
Oui |
Ingénieur commercial |
Sabine |
Lyon |
F |
52 |
Vélo à assistance électrique |
Oui |
Documentaliste |
Samantha |
Lyon |
F |
25 |
Vélo de randonnée |
Oui |
Éducatrice spécialisée |
Sophie |
Lyon |
F |
34 |
Vélo de ville |
Non |
Accessoiriste |
Sylvie |
Lyon |
F |
53 |
Vélo à assistance électrique |
Non |
Chercheuse titulaire |
Yannis |
Lyon |
H |
36 |
Vélo’v (VLS) |
Non |
Contrôleur financier |
Coline |
Villeurbanne |
F |
30 |
Vélo de randonnée |
Oui |
Psychomotricienne |
Daniel |
Villeurbanne |
H |
60 |
VTC |
Oui |
Ingénieur territorial |
Alban |
Saint-Étienne |
H |
36 |
VTT/vélo de course |
Oui |
Assistant de direction |
Alexandre |
Saint-Étienne |
H |
32 |
VTT/vélo de course |
Oui |
Ingénieur |
Alicia |
Saint-Étienne |
F |
24 |
Vélo de ville |
Non |
Étudiante |
Anaëlle |
Saint-Étienne |
F |
41 |
Vélo à assistance électrique |
Oui |
Ingénieur |
Antonin |
Saint-Étienne |
H |
37 |
VTT |
Oui |
Ingénieur |
Armand |
Saint-Étienne |
H |
65 |
VTC/Vélo à assistance électrique |
Oui |
Retraité (ingénieur) |
Benoit |
Saint-Étienne |
H |
38 |
VTT/vélo de course |
Oui |
Chercheur précaire |
Céline |
Saint-Étienne |
F |
30 |
VTC/vélo de course |
Oui |
Professeure des écoles |
Cyril |
Saint-Étienne |
H |
39 |
VTC/VTT |
Oui |
Professeur de sport |
Elena |
Saint-Étienne |
F |
22 |
Vélo de course |
Non |
Étudiante |
Étienne |
Saint-Étienne |
H |
22 |
Single speed |
Oui |
Étudiant |
François |
Saint-Étienne |
H |
40 |
Vélo de ville |
Oui |
Chômeur (architecte) |
Gaétan |
Saint-Étienne |
H |
41 |
Vélo de ville |
Oui |
Enseignant-chercheur |
Julie |
Saint-Étienne |
F |
34 |
Vélo de ville |
Non |
Intermittente |
Marie-Laure |
Saint-Étienne |
F |
45 |
Vélo à assistance électrique |
Oui |
Chercheuse titulaire |
Nathan |
Saint-Étienne |
H |
44 |
Vélo de ville |
Oui |
Professeur des écoles |
Aude |
Saint-Étienne |
F |
32 |
Vélo de ville |
Oui |
Employée administrative |
Laurent |
Saint-Étienne |
H |
37 |
Vélo de course |
Oui |
Gérant espace culturel |
La cyclabilité théorique des terrains d’études comme point de départ
Nous définissons la cyclabilité théorique comme la tentative de réduction de la notion multidimensionnelle de cyclabilité à une dimension quantitative unique, hypothétique, et pouvant être évaluée indépendamment des dires d’usagers ou d’experts. Elle peut en cela être confrontée et opposée à une cyclabilité vécue, qui ne serait pas quantifiée de manière théorique, mais perçue, qualifiée, et évaluée par les cyclistes eux-mêmes. L’évaluation de la cyclabilité théorique repose sur l’agrégation d’une série d’indicateurs, relativement comparables d’une méthode à l’autre. Pour certaines (voir par exemple Krenn et al. 2013), ces indicateurs sont dérivés des pratiques réelles, notamment en faisant émerger par des traitements géostatistiques les facteurs environnementaux prévalents, via la comparaison des traces GPS observées aux itinéraires théoriques les plus courts. Pour d’autres (voir par exemple Winters (2011) ou Winters et al. (2013)), ces indicateurs dérivent directement, via des analyses de discours ou des analyses statistiques de questionnaires, des représentations des cyclistes sur ce qui impacte favorablement leur pratique. Quels que soient les modes de mise en évidence, on observe donc une relative convergence, et non seulement en termes d’indicateurs utilisés (voir ci-après les cinq déterminants retenus dans notre étude).
Les principales approches visent à mesurer la cyclabilité dans un environnement donné, avec une approche zonale. Deux familles principales de facteurs peuvent être dégagées (Wang et al. 2015) : ceux liés à l’environnement naturel (topographie, conditions météo, etc.) et ceux produits par l’environnement bâti et ses composantes (réseau viaire et cyclable, occupation du sol, aménagements de sécurité, esthétique, et.).
Sur la base de l’état de l’art de méthodologies déjà éprouvées (M. Winters et al. 2013; Krenn, Oja, et Titze 2015; Hartanto et al. 2017), l’ambition est de transposer et d’adapter les approches existantes au cas de villes françaises, pour produire des cartographies multi échelle de la cyclabilité. Celles-ci reposent sur l’élaboration d’un indice composite, un score, interprétable et comparable à la fois entre espaces et dans le temps, et que l’on se place au niveau le plus fin (un lieu et son environnement immédiat), au niveau communal, ou à des niveaux intermédiaires tels que les arrondissements ou les ilots IRIS.
Sans justifier ici leur identification ni leur composition en détail, cinq déterminants ont été retenus, combinant pour la plupart plusieurs indicateurs :
- la présence de voies cyclables en site propre ;
- celle d’aménagements cyclables ;
- celle d’espaces propices à la pratique du vélo (plans d’eau et zones arborées) ;
- les caractéristiques du réseau routier (indépendamment des voies cyclables) ;
- la pente.
Dans notre travail, le score de cyclabilité est calculé à l’échelle de carreaux de 100x100m. C’est un indice composite agrégeant les scores de plusieurs facteurs environnementaux (les cinq déterminants précités) dans un rayon de 250m. La taille du voisinage considéré, ici 250 mètres, est arbitraire, mais se définit généralement comme la distance (détour) qu’accepte de faire un cycliste pour trouver un aménagement plus adéquat à son déplacement. Pour chacun des déterminants, les carreaux se voient attribuer un score de 1 à 10. La figure 1 illustre au niveau d’un carreau donné ce mode de calcul, pour l’un des déterminants les plus simples à appréhender, à savoir la densité d’aménagements cyclables dans le voisinage de 250 mètres.
Dès lors que l’on affecte le même poids à chacun des déterminants, l’indice de cyclabilité global correspond à la moyenne des scores obtenus pour chacun d’entre eux. La Figure 2 ci-après fournit une cartographie de l’indice de cyclabilité pour l’espace lyonnais (Lyon-Villeurbanne et première couronne de communes) au niveau du carroyage de 100 m. Une telle carte peut être utile pour interroger la cyclabilité le long d’un trajet, ou pour un quartier donné, mais n’est pas conçue pour qualifier la cyclabilité d’un tronçon de voie unique ou d’un site précis, comme un carrefour par exemple.
Rappelons qu’il s’agit ici d’un outil d’évaluation valable pour des échelles non-micro à la différence des méthodes, plus nombreuses, qui ciblent l’environnement immédiat comme celui du champ de vision du cycliste. Plus largement, il n’existe pas de consensus sur ces outils, ce qui s’explique notamment par la variété des contextes culturels et géographiques dès lors que l’on s’intéresse aux déplacements à vélo en milieu urbain, mais ce qui procède aussi du relatif flou originel quant aux définitions de la cyclabilité : « A universal definition of bikeability may drive the development of more streamlined tools » (Kellstedt et al. 2020).
Pour autant, l’intérêt de ces approches est désormais admis. Si l’on s’attache à considérer ces résultats en relatif avant tout, le mode de calcul exclusivement numérique (et reproductible) permet de comparer le caractère plus ou moins cyclable de deux villes, ou de mesurer l’impact de certains aménagements au cours du temps. Ici, même s’il est possible d’interroger la validité de tels indices en se bornant à des méthodes quantitatives (par exemple par croisement avec les traces GPS pour évaluer dans quelle mesure celles-ci minimisent les scores de cyclabilité), l’idée est aussi de mettre ces cartes en débat, en les confrontant au ressenti des cyclistes lors des entretiens de réactivation (cf. B). La lecture d’une telle carte pouvant être hors de portée d’un non-spécialiste, la méthode suivie dans les entretiens, décrite ci-après, s’appuie sur des informations plus faciles à appréhender comme les trajectoires et les captations vidéo (Boumoud et Gwiazdzinski 2018; Drevon, Klein, et Gwiazdzinski 2017) des trajets. Par ailleurs, le score de cyclabilité est vu comme une indication relative et non une valeur absolue à interpréter.
Monitorer les pratiques des cyclistes pour produire du discours situé
Notre méthode couple analyses de traces de mobilité saisies grâce à la caméra dotée d’un GPS dont nous équipons notre panel à celles d’entretiens qui exploitent ces données objectivées des pratiques des enquêté·es [Figure 3].
Il s’agit de confronter analyses de traces GPS et de vidéos aux perceptions de leurs « auteurs », via la réactivation au cours d’un entretien pour saisir les représentations et les justifications des individus. Ainsi, une fois les données récoltées et à la suite d’un premier traitement destiné à produire les éléments qui seront montrés aux enquêté·es (cartes de leurs pratiques, extraits des vidéos, cartes de cyclabilité des territoires), des entretiens ont été organisés avec les enquêté·es où ils ont été confrontés à leurs traces GPS et à la vidéo de leur trajet dans le but de susciter un discours sur l’ensemble des dimensions de leur mobilité cyclable.
L’entretien de réactivation, apparenté à une « épreuve de réalité » (Martouzet et al. 2012), vise à susciter un « discours d’existence » (Chalas 2000) en mobilisant la capacité réflexive de l’enquêté·e pour atteindre ses représentations de ses pratiques de mobilité (Bailleul et Feildel 2011; Martouzet et al. 2012). Véléval innove en employant la méthode de la réactivation auprès de cyclistes et en la mobilisant à deux échelles différentes : celle du trajet avec le suivi GPS, celle de l’action enregistrée par la captation vidéo. Nous exploitons ainsi traces de mobilité et vidéos pour favoriser la réflexivité sur les pratiques et un discours situé (cf. verbatim présenté dans la partie C.2.). Il s’agit de questionner tant les pratiques cyclistes, que leurs représentations, les conditions matérielles de la réalisation et enfin la relation entre conditions et pratiques. Ces entretiens sont destinés à favoriser la compréhension de ce qui, dans la situation comme dans la trajectoire sociale des enquêté·es, offre des éléments explicatifs sur le rapport à la ville, au vélo et à la pratique cycliste urbaine.
Évolution méthodologique, implication des enquêté·es et difficultés
De la captation GPS des enquêtes·es à leur suivi vidéo
Nous comptions initialement enregistrer uniquement les traces GPS des trajets. Nous avons complété cette captation par un enregistrement vidéo. Ce basculement de l’analyse de traces GPS seules vers celui du couplage traces et images mobiles permet d’enrichir la méthodologie et d’éviter certains écueils :
- La précision d’un GPS en milieu urbain varie de quelques mètres à plus de 10 m selon l’environnement [1]. Elle ne permet pas de saisir avec finesse des éléments dont nous faisons l’hypothèse qu’ils informent l’« être à l’aise » en situation (emprunt ou non d’une piste cyclable ou d’un trottoir, position sur la voie). La vidéo permet d’observer ces éléments et d’interroger les enquêté·es sur les motifs de ces choix.
- Les données GPS (vitesse, accélération, position) ne permettent pas de déterminer les éléments entrants dans certains traits de comportements sur lesquels nous souhaitons interroger les personnes (ex : à un carrefour, un ralentissement ne renseigne pas sur la couleur du feu). La vidéo complète ces données.
- Le principe des entretiens de réactivation est de réactiver la mémoire des individus après la réalisation d’actions et à partir de supports de discussion. Ici le principal support devait être cartographique. Cependant, les capacités de lectures de cartes comme de développement d’un discours à partir de celles-ci sont très variables d’un individu à un autre. La possibilité de disposer d’extraits vidéo pour réactiver la mémoire vient augmenter les possibilités exploitables lors des entretiens [Figure 3].
Un protocole méthodologique fortement impliquant pour les enquêté·es
L’utilisation de la caméra nécessite une implication plus forte de la part des cyclistes. À la différence d’une application de collecte des traces qui « tournerait en sourdine », la caméra nécessite de fréquentes manipulations : l’enlever et la remettre sur le guidon, la recharger. Ceci nous a conduits à limiter le temps de collecte des données à 10 trajets (en théorie une semaine d’allers-retours domicile-travail). Pour tenter de limiter la contrainte représentée par le protocole d’enquête, les caméras sont dotées d’un GPS, limitant l’équipement à un seul dispositif (GoProHero 5 black).
Le déroulement de notre enquête est donc le suivant [Figure 3] :
- L’équipement de cyclistes avec une caméra fixée sur le guidon [Figure 4]. Il s’agit de filmer et d’enregistrer la trace GPS de 10 trajets domicile-travail, conformes à ce qu’ils auraient été sans la caméra sur la période.
- Le traitement cartographique et vidéographique des données.
- L’entretien de réactivation à partir de deux cartes (celle du trajet seul et celle du trajet superposée à la carte de cyclabilité) et de la vidéo d’un trajet.
Collecter le couple traces GPS/vidéo a de multiples incidences sur l’enquête : modification du panel, allongement du temps de collecte, meilleure qualité des données collectées (cf. B.1), ainsi que sur le comportement potentiel des enquêté·es et le déroulement des entretiens. Nombre d’entre eux ont indiqué craindre que « se filmer » donc savoir que ces comportements sont enregistrés, observables et potentiellement jugés par des observateurs extérieurs puisse influencer leurs pratiques. Même si cette influence est difficilement mesurable, cette crainte semble infondée après quelques trajets. C’est pourquoi le trajet utilisé pour la réactivation n’était jamais parmi les premiers enregistrés.
« J’y pensais même plus. En fait, si, les premiers trajets, j’ai dit : “Ah oui, j’ai une caméra, faut que je fasse attention”. Et après j’ai dit : “Non, au contraire, faut que je rentre dans mes habitudes”. Et y a des moments, même, je pensais plus que j’avais la caméra. Je l’avais oubliée. Quand je discute avec le gars… Je ne me rappelais pas du tout que j’avais la caméra. Je crois d’ailleurs que j’ai redécouvert que c’était un des parcours filmés. » Daniel, Villeurbanne
Le remplacement des traces GPS par le couple GPS/vidéo influence certaines phases de l’enquête. La surcharge de travail la plus conséquente porte sur le traitement algorithmique des vidéos ainsi que sur le temps de préparation des données et d’extraction des traces GPS comprises dans les métadonnées des fichiers vidéo. Cela a pu déstabiliser les enquêté·es, ou influencer leurs réponses, puisque ce temps d’attente mise à profit pour réfléchir sur ses propres pratiques.
« Alors j’ai pas trouvé ça intrusif, parce que pour le coup on ne me voit jamais. C’est juste des trajets à vélo. Non, la caméra, nickel. Pas de difficultés, plutôt de la motivation, parce que c’est rare qu’on nous demande notre avis, et l’idée c’était quand même de faire progresser la cause cycliste. (…) Et après, l’enquête, j’ai eu le temps de m’y préparer, ça fait un moment que j’y pense, à toutes ces questions. Du coup ça force aussi à un retour sur sa pratique. » (Nathan, Saint-Étienne)
Enfin, cette forte implication a été globalement acceptée et perçue positivement par les enquêté·es, qui y voient souvent une forme de contribution « utile », voire militante, au développement du vélo en ville.
Une enquête de terrain plus compliquée et chronophage qu’annoncée
Les premiers cyclistes ont été équipés d’une caméra en juin 2018. Elle leur a été délivrée après une courte démonstration et avec un mode d’emploi, un formulaire de participation au projet et de collecte de données personnelles. Consigne était donc donnée aux enquêté·es de nous recontacter une fois dix trajets domicile-travail enregistrés [Figure 5].
L’enregistrement idéal pouvant se faire en cinq jours (un trajet aller-retour quotidien), nous espérions que les enquêté·es mettraient environ deux semaines pour réaliser les enregistrements demandés. L’épreuve du terrain montre que cette prévision était bien optimiste.
Premièrement, aucun des enquêté·es n’a réellement filmé dix trajets. Certains en ont filmé davantage, jusqu’à 15, quand d’autres, plus nombreux, en ont filmé moins, parfois seulement cinq ou six, et souvent en ne filmant leur trajet domicile-travail que dans le sens aller. Ces disparités participent d’un déséquilibre des données disponibles pour chaque individu et limitent les possibilités d’analyse des variations et récurrences à partir des traces GPS et des vidéos.
« Je l’ai peut-être oubliée une fois. Ou alors j’ai voulu la prendre, et en fait en la mettant je me suis aperçue qu’il n’y avait plus de batterie, ou un truc comme ça. Je sais qu’on avait dit sur deux semaines, et que j’avais un peu dépassé, et fait deux, trois trajets de plus, pour qu’il y ait le nombre de trajets. Je sais plus ce qu’on avait dit. » Samantha, Lyon
Deuxièmement, le temps écoulé entre le moment où la caméra est confiée aux enquêté.es et celui où nous la récupérons a toujours dépassé un mois. La période estivale qui a correspondu à la réalisation de la première phase d’enquête a influencé cette durée, puisque la plupart des personnes ont pris des vacances pendant ce temps-là. Cet élément de contexte n’est toutefois pas l’explication principale de ces « dérapages temporels ». Un certain nombre de phénomènes sont mis en évidence par le visionnage des vidéos et par des discussions lors du retour des caméras :
- L’oubli ou le manque de temps pour recharger la caméra est la première cause de cet allongement. L’autonomie de la caméra étant d’environ une heure trente, la plupart des enquêté·es a dû la recharger plusieurs fois au cours de l’expérience. Ils et elles n’ont pas toujours le temps de le faire (environ deux heures pour une recharge complète) ou n’y pensent tout simplement pas, ce qui repousse l’enregistrement suivant. Ne pas recharger est d’autant plus courant qu’il faut avoir pensé à se munir du câble de rechargement, éventuellement d’un chargeur, et enfin manipuler la caméra, qui doit être sortie de son support pour ce faire.
« Le seul bémol, j’aurais tendance à dire, c’est la durée de vie de la batterie, je crois que ce n’était pas exceptionnel, fallait le charger assez souvent, de mémoire. » Antonin, Saint-Étienne
« Le truc c’est que je me suis vraiment focalisé sur le fait de l’enclencher au début, en partant de chez moi, et de l’enclencher aussi quand je pars de mon lieu de travail. Et du coup c’était assez facile pour moi de l’enclencher le matin. Par contre le soir en partant, comme j’avais des courses à faire ou des trucs en sortant du boulot, c’est là où c’était un peu plus compliqué. » Benjamin, Lyon
- Parfois l’oubli est celui de la caméra elle-même, que les enquêté·es ne pensent pas à prendre en partant au travail ce d’autant plus si la contrainte horaire est forte, qu’il s’agisse par exemple de personnes exerçant en travail posté ou chaînant leur déplacement à un trajet en train. En outre, si le support de guidon a une forme suffisamment anodine (en plastique noir, il est peu visible et ressemble à un support de phare ou de compteur) pour être laissé sans risque de vol sur le vélo, il n’en va pas de même de la caméra, qui doit être ôtée lors de chaque séjour dans un lieu non sécurisé. Les usagers des vélos en libre-service doivent penser à installer puis désinstaller tout le dispositif pour chaque déplacement filmé, ce qui rend la participation à l’enquête d’autant plus impliquante/lourde.
« J’avais qu’une peur, c’est de l’oublier. C’est-à-dire… Comme ce n’est pas mon vélo, que je ne me gare pas en protégé, et tout, je me disais… Parce qu’ai déjà oublié un ou deux parapluies, j’ai déjà oublié… Ça, c’est un peu le problème avec les Vélo’v, quand tu as des machins que tu poses et puis, vite, t’es pressée, et puis merde. Donc voilà, c’était mon stress, mais sinon, non, il n’y a pas d’autres soucis. » Ambre, Lyon
- Ne pas éteindre la caméra à l’issue de l’enregistrement est la troisième forme d’oubli. La quasi-totalité des personnes enquêtées ont omis au moins une fois d’éteindre la caméra lorsqu’elle reste fixée sur le guidon à l’issue du trajet. La caméra continue alors de filmer, le plus souvent un mur de garage à vélo, un recoin d’un lieu de travail ou un hall d’escalier, parfois une rue. La principale conséquence est que la caméra décharge sa batterie et remplit sa carte SD en filmant des scènes inutiles, ce qui repousse encore les enregistrements suivants, voire les empêche si la mémoire disponible a été totalement utilisée. D’autres fois, cela conduit à la disparition de la caméra : un usager du système Vélo’v a oublié la caméra et son support 5 minutes sur un vélo en libre-service, un temps suffisant pour qu’un passant se l’approprie, emportant les vidéos et traces GPS préalablement enregistrées.
« Et puis à la fin, je crois que c’était plein. Mais plusieurs fois elle s’est arrêtée en cours de route, et je pense que c’était parce que je n’avais pas… Je croyais que c’était plein, mais je ne sais pas regarder si c’est plein ou pas. » Bénédicte, Lyon
« Moi j’ai plusieurs fois oublié la caméra, laissé la caméra, la laisser tourner, et des fois aussi j’me suis fait un peu peur, parce que, du coup j’attache mon vélo dans la cage d’escalier qui est ouverte, et il y a une nuit où je l’ai oubliée, toute la nuit … » Johan, Lyon
- Les enquêté·es et leur entourage utilisent parfois les caméras pour des usages personnels ludiques et créatifs. Sans influence directe sur le déroulé de l’enquêté, ces utilisations contribuent à vider les batteries rapidement et à saturer la capacité de la carte SD. Il arrive aussi que ses usages conduisent les enquêté·es à modifier les réglages des caméras, ce qui peut s’avérer problématique pour qualité et l’uniformité des données.
- Plus rarement encore, des problèmes de fonctionnement des caméras ont ralenti la collecte. L’utilisation fréquente et au maximum de leurs capacités des cartes SD et batteries a entraîné des difficultés pour les charger. Un simple formatage de la carte SD résout le problème, mais nécessite une récupération de celle-ci, qui est coûteuse en temps et qui complexifie encore le rapport à des enquêté·es déjà très sollicité·es.
Documenter les ressentis, les compétences et les savoir-faire
Recrutement des panels et méthode impliquante : une double complexité
Ces constats appellent une discussion sur les caractéristiques et la temporalité de l’enquête. Premièrement, nous avons sous-estimé l’implication demandée par l’usage de la caméra et la complexité de sa manipulation. Plus que tout autre aspect de la consigne, c’est le dispositif technique en tant que tel qui influence la dynamique de l’enquête et allonge les temps de réalisation initialement prévus. L’utilisation de caméras dotées de GPS souligne une des difficultés de la mise en œuvre de la pluridisciplinarité. Les données collectées sont plus riches qu’elles ne l’auraient été avec une méthodologie plus classique et plus maîtrisée (suivi GPS sans entretiens, entretiens semi-directifs classiques). Leur traitement est aussi plus chronophage, la collecte plus difficile et les complémentarités entre méthodes nécessitent des ajustements constants. De plus, l’oubli de la caméra sur le guidon à l’arrivée du trajet peut être interprété comme indicateur d’un dispositif très impliquant, mais peu intrusif, les conséquences en termes de durée de l’enquête et de perte éventuelle de matériel ne sont pas négligeables.
Deuxièmement, cette chronophagie est le résultat d’un choix indépendant du dispositif technique : celui d’enquêter sur le seul trajet domicile-travail. Ce choix offre la possibilité d’analyser des trajets récurrents et de s’intéresser à la construction d’une routine cycliste. En outre, il s’agit du seul trajet sur lequel des études statistiques d’ampleur (INSEE, EMD) existent, qui permettent de resituer l’étude dans un contexte plus général. Mais ce choix rend difficile pour les enquêté·es de suivre notre consigne dans un délai court. Le trajet domicile-travail est très contraint (Aguilera, Massot, et Proulhac 2010) sur les plans familial, professionnel, économique, spatial et temporel. Dans ce contexte, s’équiper d’une caméra, s’assurer qu’elle est chargée et la démarrer peut vite apparaître comme une contrainte supplémentaire, seulement associée à l’engagement moral pris auprès de l’enquêteur à réaliser les trajets filmés. Il n’est donc pas étonnant que cette action soit régulièrement oubliée ou négligée. En outre, la focalisation sur le trajet domicile-travail implique que la personne recharge la caméra, soit sur son lieu d’emploi en journée soit chez elle, le soir. L’espace professionnel n’est pas toujours propice à la recharge et les sollicitations peuvent favoriser l’oubli. Lors du retour à son domicile, l’enquêté·e répond aussi des sollicitations – domestiques, familiales, de loisirs – qui prennent le pas sur la recharge de la batterie de l’appareil. Ces différents éléments conduisent à considérer que le choix du trajet domicile-travail est l’un des facteurs principaux de complexité de notre méthode.
De la cyclabilité vécue aux « trucs et astuces » des cyclistes
Les difficultés de la méthode ont un revers très positif : les discours collectés sont particulièrement riches et détaillés et ils permettront de produire de nouvelles connaissances sur la pratique du vélo en ville. Puisque cet article se focalise sur la méthodologie, nous n’en dressons ici que les prémisses. Présenter aux enquêté·es une vision objectivée de certains aspects de leurs pratiques rend explicite certains comportements, choix ou stratégies, alors qu’ils ne les auraient pas forcément mentionnés spontanément. L’enregistrement vidéo et la carte provoquent des discours de justification des pratiques, mais aussi à la prise de conscience d’actions ou de choix que les cyclistes enquêté·es font par habitude ou par réflexe et auxquels ils n’avaient pas forcément réfléchi avant l’entretien. Par rapport à un entretien classique, le dispositif méthodologique permet donc d’accéder à une évaluation précise de la cyclabilité vécue des lieux, mais aussi de mettre en évidence des compétences et des savoir-faire acquis par l’expérience du vélo en ville et par la connaissance fine du territoire que celle-ci engendre. Par rapport à la vidéo et la carte seules, l’entretien de réactivation permet de faire appel à la réflexivité des acteurs pur qualifier finement les données récoltées.
« Là, cette partie-là, faut faire gaffe, parce que t’as le cédez-le-passage, là c’est en sens unique, donc les voitures viennent d’ici, faut faire gaffe qu’il n’y ait personne. Et la suivante c’est l’inverse. » Béatrice, Lyon
La confrontation des cyclistes à une vision objectivée de leurs comportements permet d’abord d’accéder à des qualifications fines de leur évaluation de l’espace, ce que la cartographie de cyclabilité théorique ou l’analyse spatiale des traces GPS ne permettent pas. De sorte qu’il est possible de produire une cartographie vécue de la cyclabilité, pointant les qualités ou défauts de certaines rues, certains carrefours, etc. et surtout de discuter de la pertinence des indicateurs en fonction des contextes (micro)territoriaux.
Les discours recueillis viennent ainsi augmenter les méthodes quantitatives, en donnant par exemple des éclairages sur le comportement réel des automobilistes, parfois lointains de ce que les informations géographiques suggèrent, qu’il s’agisse de pointer une dangerosité non identifiée par la carte de cyclabilité ou au contraire une zone plus calme que son statut routier ne le laisse entendre.
« Ce passage-là est pas terrible, parce que les gens derrière ils arrivent sur le campus en se disant “Ça y est”, ils vont pouvoir aller à 80. Mais maintenant ils ont mis des ralentisseurs le long, alors… (…) Puis y a de moins en moins de voitures sur ce campus en fait. Ils sont en train de le fermer, là, hein. Je veux dire… Einstein, là… De plus en plus. Donc ça fait que pour les vélos, c’est de plus en plus facile. Ah, un engin… Ben lui il est carrément contre la circulation. Ouais, donc tu vois, quand même calme… Il n’y a personne. » Ambre, Lyon
Mais l’augmentation se produit aussi dans l’autre sens : les supports enrichissent les discours recueillis, par rapport à ce que pourrait par exemple produire un entretien semi-directif plus classique. Ainsi, les réactions provoquées par les supports mettent en évidence des comportements que les cyclistes n’intellectualisent pas, ce qui se manifeste par des expressions comme « tiens, j’ai fait ça » ou des interrogations du type « qu’est-ce que je fais, là ? ». Vidéo et carte permettent donc de discuter d’éléments qui auraient échappé au cadre d’un entretien semi-directif « classique ».
Loin de n’être que dans la description du trajet dont la vidéo et la carte sont montrées, les commentaires que font les enquêté·es contiennent des éléments sur les variantes de leur trajet, que celui-ci est changé depuis l’enregistrement ou qu’il varie régulièrement en fonction de la météo, du temps dont ils disposent ou de leur humeur. Comme une photo peut contenir du flou ou du bruit, les supports de réactivation dévoilent des variations temporelles. Outre les variantes régulières ou épisodiques, les commentaires de la vidéo ou de la carte conduisent aussi les cyclistes à nous dévoiler leurs « trucs et astuces », c’est-à-dire les scripts (Moliner 1996) que les cyclistes acquièrent par l’expérience. Les scripts sont les structures de cognitions directement destinées à orienter les conduites courantes. Ils organisent les cognitions comme des séquences cohérentes « d’évènements attendus par l’individu et impliquant lui-même comme participant et comme observateur » (Moliner 1996). Ils structurent certaines cognitions (en l’occurrence des actions ponctuelles) en les décomposant en un enchaînement chronologique d’évènements. Ce qui détermine la conduite est alors moins le contenu de la requête que sa correspondance à une structure connue, ici à la fois territoriale et sociale (comportements des autres usagers de la route). Ces scripts permettent aux cyclistes « d’automatiser » leur conduite pour gagner en sécurité, en confort, en vitesse ou en plaisir, mais aussi de s’adapter à leur vélo, à la météo ou au trafic motorisé.
« Là, tu vois, je viens toujours vers le portail aussi, parce que les voitures ne me voient pas, et ça me permet de reprendre de l’élan un peu de côté. Voilà, puis du coup ça permet aux voitures qui voudraient me doubler de me doubler. » Albane, Lyon
Finalement, la complexité et la chronophagie de la méthode portent leur fruit : à condition d’être patient, il est possible d’accéder à la fois aux ressentis (sans être dans une situation in situ qui biaiserait davantage que la caméra les comportements des enquêté·es) et aux compétences des cyclistes.
Un dispositif d’enquête prometteur
La chronophagie de la méthode nous a conduits à passer d’une logique de deux phases de captation des vidéos, une à l’été 2018, l’autre au printemps 2019, à une passation en continu du printemps 2018 à l’hiver 2019, compatible avec la durée de passation et avec la fin programmée du financement du projet. De ce fait, ce sont donc les impératifs chronotechniques institutionnels (Adam 2015) qui se sont imposés aux objectifs purement scientifiques pour déterminer le déroulement de l’enquête.
La première conséquence est de faire entrer, davantage que nous ne l’aurions souhaité, des variations climatiques et lumineuses (jour/nuit) influençant nécessairement sur l’« être à l’aise en vélo », mais aussi sur notre capacité à trouver des enquêté·es. Les cyclistes urbains sont en effet plus nombreux aux beaux jours, tandis que le trajet domicile-travail est plus souvent parcouru de nuit en hiver. Cela complexifie nos analyses, en ajoutant de l’hétérogénéité dans les déplacements enregistrés. Les entretiens menés montrent que cette évolution a une influence mineure sur les discours, mais qu’elle permet d’enrichir notre matériau d’observations plus variées qui mettent en évidence la variété des facteurs influençant les conditions matérielles de la pratique cycliste. La seconde conséquence est que l’évaluation de la méthode de recherche présentée ici est progressivement devenue un enjeu clef du projet Véléval, ce dont cet article constitue une restitution.
Une fois les difficultés identifiées et les temporalités de l’enquête réévaluées, le dispositif de réactivation tient ses promesses. Si l’analyse des discours et leur confrontation à la cyclabilité théorique des espaces parcourus reste à finaliser, la méthode permet assurément de récolter des données riches sur la « cyclabilité vécue » et ce qui la compose. Disposer de la vidéo et de cartes durant l’entretien permet de confronter les cyclistes à leur pratique in situ, de sorte que les discours sont formulés spontanément, sans sollicitation systématique de l’enquêteur.
En ce sens, cette réactivation peut être considérée comme un procédé efficace pour solliciter la réflexivité des enquêté·es, accéder tant à leurs ressentis qu’à leur évaluation de leur environnement, de la qualité des infrastructures, de leurs différents processus de socialisation.
Outre les références récurrentes aux moments de construction et d’évolution du trajet qui ponctuent les discours colligés, le temps écoulé entre l’enregistrement des vidéos et la réalisation des entretiens (quelques mois) a parfois été l’occasion de changements dans le trajet réalisé quotidiennement ou dans la façon de franchir un carrefour clef. Ceci entraîne des discours autour de ces changements qui éclairent à la fois l’évolution des territoires (nouveaux aménagements, chantiers ponctuels) et celle des cyclistes (montée en compétences, meilleure connaissance du territoire, couplage du domicile-travail avec un nouveau motif de déplacement régulier). Ces éléments résonnent avec ceux qui émergent lors du récit de vie (première partie de nos entretiens) pour éclairer les socialisations et savoir-faire du vélo en ville. Finalement, cette triangulation méthodologique permet de mettre en évidence les compétences et les savoir-faire que les cyclistes déploient dans leurs trajets quotidiens.