Choisir son rythme.
Le processus de démocratisation scolaire a eu pour conséquence de donner un édifice à ce qui était un temps d’apprentissage : désignant auparavant les activités destinées à instruire les enfants des élites, l’école s’est affirmée, avec l’avènement de la société industrielle, comme un lieu d’apprentissage, destiné à accueillir une population plus importante (Forster 2004). Le modèle de l’école-établissement tel qu’on le connaît aujourd’hui repose donc à la fois sur un temps grillé par tranche d’heures de discipline et sur un espace quadrillé par fonction (salle de cours, cantine). Cet espace suscite un intérêt croissant au sein de la discipline géographique, et en particulier de la géographie des enfants et des jeunes [1], de l’école maternelle (Gallagher 2005, Frouillou 2011) au secondaire (notamment Sgard et Hoyaux 2006, Thomas 2005 et 2009, Barker et co-auteurs 2010, Kraftl 2013). Bien que ces recherches restent souvent limitées aux pays du Nord et proviennent majoritairement des pays anglo-saxons [2], elles ont en commun de mettre en valeur la perspective des enfants. S’inscrivant dans la lignée des Childhood Studies, elles reconnaissent les enfants comme des acteurs sociaux (James et Prout 1990), l’enfance comme une construction sociale toujours située, et elles postulent que le partage et le contrôle de l’espace au sein d’une société informent sur ce que peut ou doit être un enfant et sur la relation qu’il ou elle est attendu(e) d’entretenir avec les autres classes d’âge (James, Jenks et Prout 1998). Dans cette perspective, l’école est pour chaque société un espace et un contexte clé de la fabrique de l’enfance et de la jeunesse (Clark 2013).
Plus précisément, l’organisation du temps et de l’espace scolaire répond à des parcours pédagogiques, à savoir les curriculums définis par l’institution scolaire qui définissent le métier d’élève (Perrenoud 1994, Sirota 1993). Or, mener à bien ces parcours symboliques nécessite pour les élèves des déplacements vers et dans l’espace scolaire. Considérer la mobilité des élèves dans sa dimension matérielle (déplacement) et symbolique (changement de position sociale) permet de comprendre comment un individu se situe au sein d’une société et témoigne d’un rapport au temps et à autrui (Depeau et Ramadier 2001). En effet, à l’école ou hors de l’école, dans le chemin depuis (ou vers) le foyer : chacun de ces parcours, qu’ils soient définis par les champs éducatifs, les pairs ou la famille, propose un rythme relatif aux conceptions sociales du temps et que l’enfant choisit, accepte, subit ou refuse en fonction du caractère topophilique ou topophobique de l’école.
Cet article analyse, par une approche de géographie culturelle, les degrés d’adhésion et d’apprentissage des rôles sociaux des élèves en questionnant le sens et le choix de la lenteur [3] et/ou de la rapidité dans les différents parcours, sur le chemin de l’école, dans l’école et en situation de classe en Suisse (canton de Genève) et à Madagascar (district de Soanierana Ivongo). En effet, adhérer ou résister à l’institution passe par l’adhésion ou la résistance à l’organisation spatio-temporelle qu’elle implique, d’où l’intérêt d’interroger les pratiques de la lenteur et de la vitesse et les valeurs qui leur sont attribuées. L’hypothèse ici examinée est que le choix d’un rythme témoigne d’une prise de distance volontaire vis-à-vis des rôles prescrits et des parcours curriculaires assignés par la société et l’institution qui la représente.
La première partie, méthodologique, établira le cadre et les conditions de la comparaison menée entre deux cas fort différents, ce qui permettra de dégager les points de convergences et les limites de validité de ce travail. La deuxième partie sera consacrée à la valeur que peut avoir la lenteur dans l’accomplissement du métier d’élève : une fois déterminées, d’une part, la valeur accordée au temps, à la rapidité et à la lenteur dans chacun des deux cas d’étude et, d’autre part, la valeur de l’école aux yeux des élèves, nous pourrons identifier les moments où ceux-ci peuvent utiliser la lenteur comme tactique de résistance et/ou d’adhésion (au sens de Certeau 1990). La troisième partie étudiera ces tactiques, d’abord au sein de l’établissement puis sur le chemin de l’école.
Regards croisés sur deux terrains.
Deux regards ethnographiques sur des terrains scolaires.
Le rapport entretenu à chaque terrain mérite d’être évoqué. Jean-Baptiste Bing a travaillé deux ans (2009-11) dans le système scolaire malgache, effectuant régulièrement des suivis auprès d’enseignants d’EPP (écoles primaires publiques) et de collèges (au sens français du terme) des zones rurales situées dans les ZAP (zones d’administration pédagogique) rurales de la CISCO (circonscription scolaire) Soanierana Ivongo. Il en a ramené des photos et des carnets qui sont à la fois les notes de voyage d’un Européen dans la brousse malgache, les notes de travail d’un volontaire en mission pédagogique et les notes de terrain d’un apprenti géographe en train de construire une future recherche. Ces textes, qui servent ici de données brutes, sont un mélange d’observations (situations de classe, descriptions des lieux — écoles elles-mêmes, villages en tant qu’habitat, environnement rural, chemins qui les relient) et de retranscriptions d’entretiens formels (avec des enseignants et des directeurs) et de discussions informelles (élèves et parfois parents) portant au départ sur l’école et la vie scolaire, mais s’élargissant à chaque fois aux problèmes du quotidien (manque d’infrastructures, enclavement, malnutrition…).
Muriel Monnard a réalisé un travail ethnographique sur les pratiques spatiales des élèves, à partir d’observations et d’entretiens de groupes dans trois cycles d’orientation du canton de Genève (l’équivalent du collège français, élèves de 12 à 15 ans) pendant une année scolaire (2013-14). En parallèle, elle a mené, dans trois classes et en collaboration avec des enseignants d’arts visuels, un projet de cartographie subjective sur les lieux de l’école réunissant des cartes subjectives, des transformations de photographies, des fabrications d’objets et des courts récits. Ce projet, qui a abouti à une exposition en mai 2014, a permis de collecter des témoignages oraux et écrits de l’expérience scolaire. Comme pour Jean-Baptiste Bing, la présence continue joue un rôle important dans la qualité des données qui furent collectées au sein du carnet de terrain. Celui-ci réunit les croquis des déplacements des élèves pendant la pause, la prise de note des activités des usagers pendant la pause et en classe et la retranscription de discussions informelles avec les élèves concernant leurs occupations.
De jeunes adolescents rencontrés dans leur vie scolaire.
En dépit des divergences entre, d’une part, deux terrains socio-économiquement très contrastés et, d’autre part, une focale plus ou moins large pour chaque chercheur-se, la comparaison entre les deux situations a un sens, pour deux raisons. D’abord, car nous avons employé des méthodes de terrain toutes fondées sur l’observation participante faite d’empathie et de volonté d’échanger ; ensuite, car ce face-à-face prolongé avec les élèves nous a conduits à récolter des données dont nous pouvons tirer une analyse en termes de vécu et de pratique.
Les élèves dont il sera ici question ont donc été rencontrés dans des buts très différents (d’abord pédagogique dans un cas, d’abord de recherche dans le second). Le contact a été plus étroit dans le second cas, et la variation des parcours scolaires plus large dans le premier. Cependant, nous concentrerons l’analyse sur les 12-15 ans, afin d’avoir une tranche d’âge commune : celles des jeunes adolescents, caractérisés par un statut d’entre-deux entre l’enfance et l’adulte (Galland 2009). Toutefois, si les adolescents constituent logiquement la majeure partie des élèves de cycle (à Genève) et de collège (à Madagascar), en milieu rural les aléas de la vie scolaire font que les élèves ayant de 12 à 15 ans ne sont pas rares en primaire : ils forment une forte minorité, souvent très visible en raison de la différence d’âge les séparant de leurs camarades moins âgés.
Analyser deux cas extrêmes.
Enfin le canton de Genève et le district de Soanierana Ivongo offrent deux « cas extrêmes » (Flyvbjerg 2011), d’abord en termes de rapport à la temporalité (voir la partie « Des temporalités divergentes parfois croisées » de cet article), ensuite en termes de conditions de scolarisation (voir la partie « Ambivalence de l’école : topophilie et topophobie scolaires » de cet article). Dans un cas, un canton très urbanisé et « surmoderne » (Augé 2006) connaît une forte densité d’écoles à hauts moyens pédagogiques ; dans l’autre, une région très rurale plus traditionnelle (Alexandre 2003) compte peu d’écoles d’ailleurs pauvrement dotées (Bing 2012).
Or les cas extrêmes ont un fort potentiel heuristique (Flyvbjerg 2011), que nous nous proposons ici d’exploiter. Par-delà les différences socioculturelles entre Madagascar et la Suisse, le métier d’élève présente dans les deux pays les mêmes exigences et les mêmes objectifs (du moins théoriquement, voir Tirvassen 2009) : former les jeunes en leur faisant acquérir un savoir académique qui les prépare aussi à entrer dans la vie professionnelle. Il s’agira donc de voir comment ce même objectif dans des conditions et des contextes aussi éloignés donne lieu, de la part de celles et ceux qui en sont l’objet, à des tactiques d’appropriation temporelle tantôt divergentes, tantôt convergentes.
En croisant deux regards ethnographiques sur l’appropriation du temps par un public jeune scolarisé d’une même tranche d’âge (12-15 ans) dans des contextes sociétaux très contrastés, cet article s’intéresse à la lenteur comme indicateur d’une rupture dans les interactions convenues et attendues, et questionne le sens accordé à celle-ci par les élèves sur le chemin de l’école et à l’école.
Le changement de rythme comme interstitialisation du temps.
La lenteur et la rapidité (deux compléments plus que deux opposés) se définissent non comme des vitesses brutes qu’en rapport à une autre vitesse de référence ; elles n’existent donc pas en tant que choses, mais apparaissent en tant que phénomènes résultant d’une mise en relation. Celle-ci peut être synchronique (un marcheur va plus lentement qu’un autre) ou diachronique (un marcheur accélère entre un moment A et un moment B). Dans ce deuxième cas de figure, lenteur et rapidité se manifestent l’une par le ralentissement, l’autre par l’accélération. Lenteur et rapidité sont donc à ramener à la référence temporelle plus globale qui les encadre, celle du lieu qui héberge ces phénomènes (ici : l’école) et celle plus générale du contexte socioculturel.
Des temporalités divergentes parfois croisées.
Durand (2004) distingue cinq manières pour une société de s’orienter dans cette quatrième dimension qu’est le temps, qui sont autant de valorisations différentes du passé, du présent et de l’avenir. Ainsi, dans le temps immanent (celui de la plupart des chrétiens, des animistes et des musulmans) comme dans le temps permanent (confucéen), le passage du temps est centré sur le présent ; l’Occident contemporain s’est, depuis le Siècle des Lumières, dégagé de cette temporalité pour inventer le temps dit promanent, centré sur le futur [4]. Les ruraux de l’Est malgache et les urbains suisses représentent ainsi deux « cas extrêmes » (Flyvbjerg 2011) de société, les premiers à temps immanent (Rabemananjara 2001), les seconds à temps promanent (Galison 2005).
La domination d’une temporalité ne va pas sans conséquence sur l’organisation de la vie quotidienne et sur la manière de gérer son emploi du temps. Or dans les deux pays, le système scolaire (national et obligatoire) est lié à la modernité qui, en tant que système philosophique, a inventé le temps promanent (Galison 2005). Née en Europe, la modernité a ensuite été appropriée diversement dans les autres aires culturelles (Shayegan 1996), notamment pour ce qui est du temps vécu (Durand 2004) ; à Madagascar, si les élites urbaines ont assimilé en profondeur modernité et promanence, les milieux ruraux restent touchés plus superficiellement (Alexandre 2003).
Car loin d’être des conceptions hermétiquement closes, ces temporalités peuvent se combiner selon différentes modalités au sein d’une même culture voire chez un même individu. Chez des adolescents, cela est d’autant plus fort que le temps social est bâti par et pour les adultes, les plus jeunes étant contraints à son apprentissage (Ennew 1994). Ainsi, les élèves urbains suisses vivent plongés dans un temps promanent que le passage scolaire/extrascolaire n’interrompt pas, tandis que pour les élèves ruraux malgaches le temps scolaire constitue une parenthèse promanente au sein d’une permanence immanente. La notion de lenteur est donc à replacer dans trois cas différents : la promanence continue du temps suisse, la promanence ponctuelle du temps scolaire malgache et l’immanence discontinue du temps extrascolaire malgache. Dans les deux premiers cas, la lenteur signifie une perte d’efficacité horaire (prendre son temps revient à le perdre), alors que dans le troisième elle correspond à une efficacité accrue (prendre son temps revient à le gagner). Il y a donc là une divergence entre les valeurs qu’une société — ou plutôt que ses élites — accorde au temps.
Pour un individu comme pour un groupe, agir sur le temps en choisissant la lenteur ou la rapidité peut donc constituer, selon le contexte, un acte de résistance ou d’adhésion aux valeurs socialement partagées. C’est donc sur ce contexte (ici, l’école) qu’il faut se pencher.
Ambivalence de l’école : topophilie et topophobie scolaires.
Pour les jeunes Malgaches, poursuivre sa scolarité jusqu’au brevet des collèges ouvre déjà certaines portes (par exemple, l’enseignement), et obtenir le bac annonce un statut social relativement élevé. Promesse de promotion sociale et symbole de patriotisme (le salut aux couleurs accompagné de l’hymne national y a lieu tous les lundis), l’école est désirée par les enfants tout en étant crainte : les cours sont censés se faire en français, langue que peu maîtrisent vraiment (Bing 2012) ; les savoirs qu’elle fait acquérir paraissent très désincarnés, inutiles à la vie quotidienne et aux exigences de la vie rurale ; enfin, le manque de formation didactique des enseignants rend les cours souvent ennuyeux et peu favorables au transfert des connaissances. Cette ambivalence de l’école-institution se retrouve dans le ressenti vis-à-vis de l’école-lieu. Haut lieu d’un village qui en tire fierté, l’école représente certes pour les enfants un lieu de contraintes, mais elle est surtout un lieu de sociabilité — d’autant que vacances scolaires rime avec travail accru dans les rizières, les plantations ou les pâtures (Figure 1).
En Suisse, l’ambivalence est aussi de mise, comme le suggèrent les statistiques PISA 2009 (OCDE 2009) questionnant la satisfaction vis-à-vis de la vie scolaire : 27,3 % des enfants suisses de 11 à 15 ans déclarent « aimer l’école » (moyenne de l’OCDE à 25 : 27,2 %). S’il ne s’agit que d’un indicateur, il fait néanmoins écho aux discussions qui ont émergé lors de l’atelier de cartographie des lieux de l’école mené dans trois classes d’arts visuels, d’où il ressort que l’école est principalement subie comme une contrainte obligatoire (Figure 2). Dans une des classes, la dernière activité était collective. Il s’agissait de réaliser le totem du cycle en mentionnant sur un papier orange « ce qui décrit le cycle », rose « ce que j’aime dans le cycle », et bleu « ce qui manque dans le cycle ». Les mots choisis pour décrire le cycle étaient principalement dans un registre négatif (« Tristesse », « Déprimant », « Les bastons et problèmes à la pause ») et plusieurs fois fut mentionné « le travail », comme une caractéristique résumant le cycle. Pour autant, quelques descriptions étaient plus nuancées, laissant apparaître la présence d’autrui comme un élément positif dans la monotonie du quotidien : « C’est grand, c’est gris et c’est plein d’amis », « Embrouilles J », « Bonne ambiance à la pause ». Paradoxalement, dans une classe où les élèves ont rédigé leurs meilleur et plus mauvais souvenirs d’école, un élève écrit : « Mon meilleur souvenir d’école… La rentrée de 9ème parce qu’on a été libéré le matin. C’est mon meilleur souvenir car c’était le seul jour où j’ai pu aller me recoucher parce que je trouve que la nuit passe trop vite et je suis si bien dans mon lit. »
Nous avons donc affaire à un lieu ambigu, au sujet duquel se mêlent des sentiments contradictoires et un discours articulé autour du binôme « contrainte-convivialité » (Sgard et Hoyaux 2006) fortement liés à un contexte vite changeant : dans l’expérience quotidienne de l’école, « topophilie » et « topophobie » (Tuan 2006) alternent en vertu du moment. Ainsi, à Genève, il apparaît clairement que, au rythme du travail scolaire (composante essentielle du métier d’élève, vécue comme une contrainte) s’oppose la pause ou le temps pour soi qui est valorisé : les papiers « ce que j’aime dans le cycle » renvoyaient pour un quart d’entre eux à une durée détachée de la contrainte scolaire, ce moment où ils et elles peuvent choisir leur rythme (« les pauses », « la récré »), tandis que ce qui manquait le plus renvoyait aussi à ce même temps libre (« plus de pauses !!! ») ou au manque de couleurs dans l’établissement, signe d’un désir d’appropriation. Il en va de même à Madagascar, où les élèves se servaient des locaux scolaires pour des activités non curriculaires (musique et sport notamment), mais si essentielles à leur vivre-ensemble et à leur appropriation du lieu que cet usage et les revendications à son propos dominaient largement dans les conversations que nous avions : alors que les parents d’élèves et les enseignants réclamaient plus de matériel didactique, les enfants s’interrogeaient sur la possibilité d’obtenir aussi des ballons ou des instruments ou de stocker dans un local sécurisé ceux dont ils disposaient déjà.
Ce sont donc ces moments d’appropriation forte par les élèves, liés à l’école-lieu mais hors du temps de classe, qui paraissent les plus pertinents à analyser pour rendre compte du rapport au temps des jeunes usagers de l’école.
Moments interstitiels et métier d’élève.
On peut qualifier de moments interstitiels des élèves les moments qui ne relèvent qu’imparfaitement des temps scolaires ou extrascolaires, « ces moments creux » entre les cours (Sgard et Hoyaux 2006) ou sur le chemin de l’école. Ces moments-là et les lieux dans lesquels ils se déroulent offrent aux jeunes un espace-temps particulièrement propice au type de résistance et/ou d’adhésion ci-mentionné (Ennew 1994). En tant qu’espace et moment « autre », la distance avec la norme que permettent les espaces entre-deux rend visibles les effets du contexte (Le Gall et Rougé 2014), en l’occurrence scolaire et sociétal. Ainsi, certains élèves se plaisent à occuper l’entrée du lycée pour jouer sur les limites entre le dedans et le dehors de l’établissement (Didier-Fevre 2014). Dès lors, les espaces et moments interstitiels servent de sas pour entrer dans le rôle d’élève (ou en sortir) ; les faire traîner permet de maintenir un entre-deux qui autorise toutes les ambigüités dans la manière de se comporter ou non selon les attentes précises liées au métier d’élève.
La figure statutaire de l’« élève » naît des « procédures de ritualisation », au sein des multiples dispositifs scéniques permettant à l’école d’assurer ses fonctions sociales d’intégration, qualification et sélection (Delory-Momberger 2005). Parmi ces dispositifs, le passage de seuil est essentiel à l’acte rituel. Si ce dernier est particulièrement observable lors de l’entrée et de la sortie de l’établissement, il l’est plus particulièrement lors de l’entrée et de la sortie de classe. Bien que les temps et espaces en marge de l’ordre rituel scolaire soient rares, un court moment interstitiel est néanmoins apparu significatif à Genève, entre la sonnerie et le passage du seuil de la porte, ce moment même où le jeune est appelé à rejoindre sa classe et à rendre visibles les caractéristiques de son statut d’élève (silence, immobilité, disponibilité intellectuelle et corps au travail), montrant ainsi sa maîtrise de l’ordre rituel. Malgré un curriculum prescrit, à savoir rejoindre sa salle de classe à la sonnerie et y endosser la posture de l’élève en rang puis assis, plusieurs choix s’offrent aux jeunes individus : premièrement, accepter le pari scolaire d’un meilleur à venir/avenir, en jouant du mieux possible le rôle attendu dans le temps présent scolaire, quitte à se préparer à rejoindre la classe avant même que survienne la sonnerie afin de ne pas faillir à son rôle d’élève ; deuxièmement, et pour la majorité, accepter a minima les règles du jeu en répondant au signal, endossant calmement ou à grands bruits de cris et hurlements le rôle attendu ; enfin, résister en arrivant en retard, c’est-à-dire arracher un espace symbolique et physique à l’institution et à ses règlements (Willis 1977). Le refus total est aussi une option, quoique très rare, exprimée notamment lors d’absentéismes prolongés et de phobies scolaires [5].
Les différents moments interstitiels ont leurs particularités. Par exemple, plus le moment interstitiel dure longtemps et se déroule loin de la classe, plus l’élève dispose d’une autonomie accrue — qui sera d’ailleurs reconnue par l’institution scolaire : très réduite entre les cours, plus grande lors de la récréation, quasi-totale sur le chemin de l’école (sur lequel pèsent toutefois des injonctions familiales). Dans le cas malgache, ce dernier est d’ailleurs d’autant plus déphasant qu’il marque le passage du temps immanent de la vie quotidienne au temps promanent de l’école ; comme, en zone rurale, la plupart des élèves se déplacent à pied. La remarque de Lemonnier (2007, p. 19), selon qui la marche permet de se situer « dans un rapport espace/temps renouvelé » prend ici un sens fort et pas nécessairement positif puisque ce passage d’une temporalité à l’autre peut effrayer autant qu’attirer. Dans le cas suisse, en revanche, cette disjonction n’existe pas : à Genève, très urbaine, les cartes mentales des élèves montrent que la transition est synonyme de rencontres entre pairs sur un trajet qui, lorsqu’il est parcouru à pied, plus il est court (souvent quelques centaines de mètres), plus il est séquencé par des rencontres amicales.
Dans cette deuxième partie, nous avons disserté des sentiments ambivalents des élèves vis-à-vis de l’école, en référence à des rapports au temps situés. Qu’il s’agisse de topophilie ou de topophobie, l’appréciation que les jeunes usagers se font de l’école fait écho à leur capacité d’agir sur le temps. La lenteur produit une interstitialisation du temps. Réciproquement, les espaces-temps interstitiels s’avèrent les plus propices aux changements de rythme et à la prise de distance vis-à-vis des rôles attendus. Il paraît donc pertinent de questionner à présent le changement de rythme comme tactique en vue d’une distinction pour les élèves.
Le changement de rythme comme tactique.
La tactique, une arme spatialisée.
Nous analyserons, dans cette partie, le choix de la lenteur et/ou de la rapidité en tant que tactique, telle que définie par Certeau (1990, p. 60 et 63) : une « action calculée que détermine l’absence d’un propre », « misant sur une habile utilisation du temps » [6], à la différence de la stratégie qui s’inscrit dans un lieu de pouvoir et vouloir propres. L’intervention tactique s’effectue dans les « failles » du pouvoir propriétaire, ici les institutions (école, pairs, famille) « saisissant au vol les possibilités qu’offre un instant » (ibid., p. 61) [7]. En apparence, deux possibilités s’offrent à l’enfant, résister ou se conformer. Néanmoins, il lui est possible de prendre des distances symboliques avec l’institution sans refuser ses règles, tandis qu’inversement se montrer docile ne signifie pas nécessairement adhérer. L’obéissance et la discipline du corps dans le temps présent peuvent d’ailleurs parfois garantir des libertés dans le futur et témoigner plus subtilement d’une capacité d’action d’ordre politique (« political agency », Kallio 2008).
En tant que tactique, la lenteur ou la rapidité s’apprécieront diversement selon la proximité avec ou l’éloignement de l’institution contre laquelle elle doit servir. Plusieurs types d’espaces se dégagent donc, depuis la salle de classe (contrainte maximale) jusqu’au domicile (contrainte minimale). Nous analyserons ici deux cas d’espaces-temps interstitiels, l’un hors de l’enceinte scolaire (le chemin de l’école), l’autre en son sein (l’entrée en classe).
Sur le chemin de l’école : lenteur-contrainte ou lenteur-liberté ?
Le parcours vers l’école est diversement vécu. À moins d’habiter à courte distance de son école, un élève de la CISCO Soanierana Ivongo cherchera rarement à augmenter la durée de son trajet [8]. L’enclavement rend le chemin suffisamment long et fatigant pour que les élèves choisissent de se rendre directement à l’école plutôt que de traîner — d’autant que la contrainte de l’heure de classe plonge l’élève dans un temps promanent strictement minuté. Au contraire, le trajet du retour peut parfois (quand il n’y a pas d’impératif lié à une tâche familiale, comme s’occuper du bétail ou des cultures) prendre toute sa valeur en tant que moment interstitiel, hors du temps promanent de l’école et hors de la contrainte familiale qui pèse d’ordinaire sur le temps immanent. Vécu en partage avec les amis, il peut être occasion de jeux (baignade, chant…) et de discussions — autant de situations vécues avec des enseignants comme avec des élèves, dans les ZAP d’Antenina, d’Andapafito Nord et Sud, de Sahafary. Alors que l’aller subi est à abréger, le retour devient occasion de choix, à faire durer (Lemonnier 2007) : lenteur-contrainte dans un cas, lenteur-liberté dans l’autre.
À l’inverse, la forte densité des établissements scolaires du secondaire obligatoire dans le canton de Genève (au nombre de vingt) réduit souvent la longueur du trajet : l’affectation dans l’école du quartier n’entraîne que très rarement plus de quinze minutes de transport, à pied, en bus ou en voiture (voir Figures 3 et 4). Cette proximité a favorisé petit à petit la fermeture de toutes les cantines scolaires, trop peu d’élèves restant pendant la pause de midi. Comme pour l’entrée en classe, il y a ceux qui ont pour tactique d’arriver plus tôt le matin et en début d’après-midi, tels que les habitués de la médiathèque (notamment un groupe de garçons lecteurs de bande dessinée) et ceux qui, s’ils se retrouvent dans les environs du cycle plus tôt, par exemple au « MacDo » d’en face, se gardent bien d’entrer dans le périmètre avant la sonnerie. Un élève de dernière année, qui accepte le jeu scolaire tout en témoignant de sa volonté de distinction avec la masse d’élèves, explique : « Il y a les horaires aussi ! À une heure, il y a que les intellos perdus. À une heure et quart, c’est pour ceux qui n’ont pas fait leurs devoirs et à treize heures vingt-cinq ou vingt-six, le troupeau débarque ! Ceux qui arrivent pile ils en ont rien à foutre de l’école. Ils ont la réunion à treize heures trente pour fumer à [nom d’un centre commercial faisant face à l’école]. Je préfère à vingt-cinq trente, quand ils sont tous en train de monter c’est plus discret. »
Pour autant, et ceci peut être lié à l’ouverture sur le quartier des établissements suisses, lesquels ne possèdent pas de murs d’enceinte ni de barrières contrairement aux établissements français, il arrive que ces mêmes groupes de jeunes, principalement de sexe masculin, restent après la journée dans la cour ou à la limite du périmètre, assis sur les bancs pour fumer, jusqu’à ce que le personnel de direction leur demande de quitter la cour. N’étant plus sous le statut de l’élève dont le rythme est régi par la grille horaire journalière, il est probable qu’ils retardent ici le retour à leur statut d’enfant, attendu à la maison, allongeant le temps là où leurs amis sont disponibles, c’est-à-dire dans la cour de l’école, pour une parenthèse immanente (Durand 2004) que le lieu rend possible, jusqu’à être renvoyé de celui-ci. Occupant la cour comme ils occuperaient une entrée de centre commercial, un parking ou un bac à fleurs, ils « stationnent » et « attendent entre eux » et c’est tout ce qui importe (Didier-Febvre 2014).
Il importe ici de nuancer en situant ces tactiques dans le temps individuel du parcours scolaire où la classe d’âge et le genre jouent un rôle primordial. À Genève, entre la première et la dernière année (9e et 11e), l’heure d’arrivée tend à être de plus en plus tardive : alors que les premières années disent arriver une demi-heure en avance, les dernières années se contentent d’un quart d’heure ou de l’heure exact de la sonnerie. Les activités dédiées à ce temps de transition se modifient aussi. Alors qu’elles participaient de la préparation au rôle d’élève (faire ses devoirs pour les retardataires, se préparer à monter en classe), elles favorisent un temps consacré à l’entre-soi, notamment à travers les discussions entre pairs. Celles-ci étant une activité qui prend de plus en plus d’importance, en particulier chez les groupes de filles, ces dernières continuent de venir en avance tandis que ce sont les garçons de dernière année qui rejoignent le plus tardivement l’établissement.
Dans les communes rurales de Madagascar, un autre facteur entre toutefois en ligne de compte : le besoin de sécurité. Lors de déplacements longs, dans des zones où les voyageurs isolés sont des cibles potentielles (particulièrement les jeunes filles), il est primordial de se déplacer en groupe (Figure 5). Cela renforce certes la cohésion du groupe (Figure 6), mais rend sa composition par classe d’âge et/ou par genre moins déterminante ; au contraire, la présence de « grands » (voire d’adultes) et de garçons paraît sécurisante.
Dans le district de Soanierana Ivongo comme dans le canton de Genève, le parcours vers ou depuis l’école permet donc, dans certaines circonstances, une flânerie vécue comme occasion de consolider le groupe de pairs et/ou comme un acte de résistance (Lemonnier 2007) par rapport aux adultes (parents et enseignants) considérés comme facteurs de contrainte.
Au sein de l’école : ralentir pour se distinguer des autres élèves ?
Dans le cas genevois, lequel suit encore une fois la tendance européenne selon les statistiques PISA, plus les élèves grandissent moins ils disent aimer l’école. Cette appréhension est visible en pratique par des groupes jouant à se mettre en scène à l’heure du retour en classe, afin de se démarquer des plus jeunes : ils et elles attendent assis sur le banc jusqu’à la deuxième sonnerie, car disent-ils « nous on s’en fout de l’école, pas comme les 9ème [9] qui sont tout stressés dans les couloirs » (extrait de carnet, fille justifiant sa place assise dans le hall). D’autres filles attendant leur professeur précisent : « ce qu’on aime, c’est prendre le temps d’aller en cours. On arrive 5 minutes en retard, on parle avec le prof, on se fait renvoyer. On prend la temps pour n’avoir plus que 25 minutes de cours. » L’ordre des arrivées en classe est en effet porteur de sens : il y a les premiers qui sont souvent les premiers de la classe et les derniers, parfois en échec scolaire. Ainsi, puisque l’ordre des arrivées induit un classement qui fait écho à la fonction de classement et de sélection de l’institution, les derniers ont intérêt à revendiquer leur lenteur comme choix afin de garder la face devant leurs pairs et enseignants. En conséquence, prendre le temps est une pratique qui témoigne d’une distance vis-à-vis du métier d’élève, signe pour les usagers de l’école d’une « maturité », d’être « grand ».
Traîner ainsi entre la cour et l’école est impossible à Madagascar où, de l’EPP au lycée, les élèves comme les enseignants ont un comportement bien plus formalisé : entrer en classe se fait dans l’ordre et la discipline. Le passage du seuil se fait ici après que chacun ait revêtu son masque (d’élève ou d’enseignant), et non avant. C’est donc l’entrée dans le temps de classe qui détermine l’entrée dans la salle de classe, et non l’inverse. Traîner en classe ne signifie rien, dans un contexte où les élèves sont trop nombreux (régulièrement jusqu’à 60 élèves par classe) pour bénéficier d’un suivi individualisé par des enseignants dont, souvent, les cours traînent en longueur entraînant ennui et distraction chez les élèves. C’est donc ici la rapidité qui offre un statut envié : seuls les plus brillants se font remarquer (au point que les élèves confondent souvent vitesse et précipitation, l’important étant de lever le doigt en premier et pas forcément d’avoir la réponse juste).
Deux attitudes se dégagent donc, apparemment diamétralement opposées puisque de nombreux jeunes Genevois valorisent la lenteur tandis que les jeunes Betsimisaraka préfèrent la rapidité, mais avec un double objectif commun : se dégager de la masse des camarades tout en consolidant son groupe d’amis proches d’une part ; d’autre part, montrer à l’institution que l’on est plus fort qu’elle, puisque l’on maîtrise mieux le temps que les adultes qui la représentent. Il semble donc bien que c’est cela qui est en jeu derrière le refus ou le choix de la conformité à l’institution (école, pairs, famille) : la volonté de s’approprier leurs cheminements en classe, dans et au-delà de l’école.
Notre hypothèse de départ était que le choix de la lenteur ou de la rapidité s’apparentait, pour l’élève, à une procédure tactique destinée à affirmer son adhésion ou son rejet vis-à-vis de l’institution scolaire, en lien avec le ressenti par rapport au lieu qui l’incarne. Pour cela, il a été nécessaire de situer ces processus et de les replacer dans des sociétés dont le rapport au temps diverge. À ce titre, le canton de Genève et la CISCO Soanierana Ivongo fournissent deux cas extrêmes, de par le rapport différencié au temps des deux sociétés, la place de l’école dans la formation des futurs adultes et la densité d’établissements dans l’espace concerné.
L’hypothèse nous semble confirmée dans l’ensemble, notamment à propos du lien réciproque entre caractère interstitiel d’un moment et d’un lieu. La vie scolaire est faite de moments et de lieux dont le degré de formalisation varie, et chaque combinaison peut susciter de la part des élèves un choix entre lenteur et rapidité. La lenteur comme la rapidité pouvant être subies, c’est bien le fait de choisir un rythme qui sert à adhérer (en acceptant le rythme proposé) et/ou rejeter (en accélérant ou en ralentissant). Cependant, il faut nuancer triplement cette réponse.
D’abord à propos du ressenti par rapport à l’école-lieu : toujours ambivalent, jamais univoque. Ensuite et par conséquent, si nous revenons à la lenteur et à la rapidité définies comme ralentissement et accélération, c’est bien le changement de rythme qui apparaît comme la tactique des élèves, plutôt que la lenteur ou la rapidité considérées isolément. Enfin, cette utilisation tactique du temps témoigne d’une prise de distance volontaire vis-à-vis des rôles prescrits et des parcours curriculaires assignés par la société et les diverses institutions qui la représentent : école, mais aussi famille et groupe de pairs. Choisir et changer de rythme participe alors de l’autonomisation et de l’implication de l’individu vis-à-vis de ces différents cercles, répondant à l’un des objectifs clés de tout projet éducatif.
Il serait alors possible de faire de la lenteur une stratégie et de proposer — en plagiant Sansot (2000) — un « bon usage scolaire de la lenteur ». C’est là l’objectif de la slow education, qui suggère de repenser le rapport de la lenteur à la didactique au sein du temps promanent des institutions scolaires générales — et pas seulement, comme c’est le cas à présent, d’une part au sein d’institutions alternatives et d’autre part lors de certains événements (sorties scolaires…) ou de certains cours (arts plastiques…). Généralement perçue comme un obstacle (un « bon élève » comprend, assimile et réagit vite ; un « bon enseignant » favorise cela), la lenteur pourrait au contraire compléter les méthodes classiques d’enseignement et le changement de rythme constituer pour l’enseignant un outil supplémentaire, d’ordre temporel, voire une alternative. Certes, les enjeux et les besoins si différents à Madagascar et en Suisse font que nous ne saurions y répondre ici, mais il nous semble que les élèves considèrent l’usage tactique de la lenteur comme d’autant plus tentant, voire légitime, que l’école affiche une injonction d’efficacité en la présentant comme son opposé.