Le Château ambulant. Photographie, face à la Banque de France, rue Augier, Grenoble, hiver 2005. Autant de précisions invitent à croire à l’immobilité. À tort, assurément. Le vaste hublot derrière lequel se trouve l’affiche du Château ambulant reflète le mouvement de la ville. Une voiture passe au premier plan, un homme marche à l’arrière-plan. D’ailleurs, regardons bien, il tient un calepin d’une main, et téléphone de l’autre. Il est simultanément entre deux lieux ; sa conversation relie sa pratique urbaine de Grenoble et l’endroit de son interlocuteur – curieuse ubiquité. L’impermanence redouble le mouvement, avec la neige qui fond, la façade de la Banque de France qui a cédé son pouvoir de battre monnaie à la Bce de Francfort. Le reflet même sur la surface vitrée est fugace : que le soir tombe, une autre lumière s’y reflètera. L’immobilité apparente de la photo est donc trompeuse. Le cliché témoigne du mouvement à plus d’un titre. Par les reflets mouvants qu’il présente, par les mouvements qui s’y projettent, mais aussi par l’affiche même d’un film qu’on ne sait plus où situer : l’adaptation japonaise par Miyazaki d’un roman britannique de Diana Wynne Jones, film distribué par Buena Vista International. Plus étonnant, la photo nous met à la jonction de deux espaces, nous donne accès à deux univers : celui de la fiction représentée, celui du réel qui est reflété. Alors entrons dans le cinéma et, puisque la photo nous y invite, cherchons des correspondances entre ces deux univers.
Un des intérêts géographiques du film Le château ambulant est présent dans l’oxymore qui qualifie le titre même. Derrière l’univers de mobilités que nous présente le film, avec ses modes de transports multiples aux fonctions et aux vitesses différenciées et ses mouvements protéiformes aux temporalités diverses, le château ambulant propose une figure plus complexe du rapport entretenu entre le mobile et l’immobile, entre le mouvant et le permanent. Le château est une unité spatiale investie par ses habitants, dans laquelle se jouent des échanges interpersonnels et se projettent des souvenirs. Cet investissement se matérialise par un aménagement, une décoration intérieure, et par la composition d’un espace domestique. Mais le château ambulant est aussi un lieu qui voyage et parcourt l’espace terrestre. Ainsi, l’espace intérieur se déplace, avec l’unité en mouvement. La vie se joue dans un lieu lui-même mobile.
La photographie nous montre le château fait de bric et de broc qui se meut physiquement – topographiquement – et de manière perceptible : il est sur la terre et, dans le film, on le voit déambuler avec une allure nonchalante et fragile. Mais ce même château se déplace aussi sans que l’on saisisse concrètement cette mobilité. La fiction et l’imagination de Miyazaki permettent au lieu d’être présent en plusieurs endroits de manière synchrone. Une roulette à quatre couleurs à la sortie du château permet de choisir l’espace dans lequel on va sortir, mais le château est toujours présent dans ces quatre espaces à la fois, sous une apparence différente. La vitesse n’est plus dans ce cas une composante fondatrice. La mobilité se joue différemment, selon d’autres logiques qui s’inscrivent au cœur même de nos fantasmes d’ubiquité. Si l’on peut rapprocher certaines dimensions du déplacement du château ambulant de la figure de la caravane de groupes nomades, ou du camion du voyageur alternatif (dualités complémentaires mobile/immobile, extérieur/intérieur, approche diachronique des lieux, aléatoire et/ou cyclique), le régime complet de mobilité qui l’anime nous renvoie à une simultanéité de présences que seule la technologie des télécommunications peut tenter d’initier, ou que l’œil du photographe peut soumettre : le château est bien simultanément sur l’espace de l’affiche et sur celui de la photo.
Si pour autant le raisonnement s’arrêtait là, ce serait peut-être donner trop d’importance à la stabilité d’un espace intérieur par rapport au monde qui l’entoure. Habiter un lieu mouvant ne doit pas aveugler sur la permanence toute relative d’un espace domestique, certes présenté comme celui d’un château, l’espace même de la sécurité et de la protection. Tout au long du film, cet espace intérieur évolue, se meut à son tour, de manière parallèle à la mobilité de l’unité. Si l’entrée de l’héroïne dans le château rappelle qu’un espace est le produit de l’action d’individus – ne prend-elle pas l’initiative de remettre de l’ordre ? – on voit que les bouleversements du monde extérieur (en guerre) affectent sensiblement l’agencement intérieur. Qui plus est, le réaménagement brutal et soudain (que seule la magie peut opérer…) de cet espace domestique transforme la roulette de jeu, ce qui entraîne une redéfinition des univers extérieurs et de l’accès à certains espaces. Les changements des conditions de vie ou des modes d’habiter des individus peuvent se traduire par une mobilité classique, c’est-à-dire un déplacement concret ou immatériel entre deux espaces situés. Mais les évolutions des modes d’habiter peuvent aussi se jouer sans changement de localisation, sans mobilité spatiale à proprement parler, mais via des mouvements et des évolutions qui affectent les différents espaces de vie et de pratiques de ces individus. La mobilité est donc généralisée.
De fait, ce cinéma de Grenoble n’a peut-être pas changé de place, mais tout a évolué autour de lui ces dernières années, et les mouvements évoqués au début rappellent que les circulations et les transformations ne cessent pas. N’est-ce pas là une leçon du Château ambulant ? Dis-moi où tu habites, et je ne suis plus du tout sûr de savoir qui tu es.
Photo : © Matthieu Giroud.