Pourquoi l’auto-évaluation s’impose-t-elle comme une nécessité pour le sujet ? N’y a-t-il pas dans l’auto-évaluation une prétention illusoire du sujet à la maîtrise de soi-même ? On peut douter du fait que l’accès à la vérité de soi se réalise en vase clos, dans la seule intériorité du sujet. C’est refuser de voir que l’auto-évaluation s’impose lorsque l’évaluation s’avère défaillante, réductrice ou se pervertit en violence symbolique. Lorsque le regard extérieur se fait sanction et renvoie au sujet une image intolérable ; lorsque la déformation de moi par l’autre devient insupportable ; l’auto-évaluation est alors la parade de l’individu souhaitant se réapproprier sa définition, exprimer sa singularité dissoute dans l’anonymat et la collectivité de l’évaluation, révéler sa valeur propre et récupérer sa puissance d’action confisquée. Ce retour du sujet à son jugement personnel signale le procédé d’évaluation comme parfois oublieux de la valeur au profit de la valorisation. L’évaluation est toujours implicitement reliée à un choix au sein de valeurs, à la mise en exergue de certaines valeurs au détriment d’autres. Trop souvent, c’est le valable ou le valide que l’on note dans l’évaluation. La logique économique de la rentabilité ou celle, politique et sociale, du pouvoir redéfinissent ainsi ce qui fait pour les autres la valeur d’un individu. Celle-ci peut s’avérer incompatible avec la reconnaissance et l’expression de sa singularité. La société laisse peu de place à l’idiotie, au sens littéral. On confond valeur du sujet et valeur du produit, comme si un système d’équivalence pouvait s’envisager entre sujet libre et chose matérielle : « parce que je le vaux bien » dit un slogan publicitaire. Est-ce à dire que je ne vaux plus que ça ?
La question de la valeur personnelle, le « qu’est-ce que je vaux ? », se pose le plus souvent dans la crise, sous l’apostrophe négative du « je ne vaux rien ». C’est parce que la critique extérieure me dévalue ou refuse de m’accorder une valeur (échec scolaire, chômage, handicap, exclusion sociale…) que l’auto-évaluation peut apparaître comme le dernier recours, l’ultime rempart à un processus agressif venant de l’extérieur (dénigrement), voire intériorisé (autodestruction). Parce que le jugement, le diagnostic, l’examen sont négatifs et même négateurs, le sujet s’en réfère à lui-même, à une évaluation interne se détournant de critères normatifs qui prétendent à une forme d’objectivité (être au niveau, compétent, compétitif, adapté, sain, normal …) pour trouver en lui-même les éléments de maintien ou de reconstruction de l’estime de soi et plus généralement de sa singularité. Si la critique peut apparaître comme principe de scission de l’individu entre l’identité sociale et l’identité intime, on peut se demander s’il n’est pas cependant possible de retourner contre elle cette dichotomie et d’en tirer parti.
L’ambiguïté de l’évaluation.
La critique que la philosophie peut formuler à l’égard de la démarche évaluative semble déjà entendue : l’évaluation, ponctuelle, extérieure, circonstanciée, ne livre qu’un aspect de l’individu qu’elle évalue et par-là même le réduit, le fragmente, ne le considère pas dans son intégralité. Pis, elle prétend parfois reconstituer cette intégralité à partir des éclats d’individus captés dans un test, un bilan, un sondage. Sans aller jusqu’à cette reconstruction trompeuse qui se manifeste dans les typologies grossières de certaines analyses psychologiques, économiques ou politiques, il apparaît que la réalité même de l’évaluation d’un sujet soulève un certain nombre de problèmes.
Le premier écueil réside dans l’impossibilité de l’évaluation à rendre compte d’une continuité intérieure, ou pour le dire avec Henri Bergson, de la durée subjective. Mais la puissance éventuellement nocive de l’évaluation dévoile toute son ampleur dans son omniprésence dans la vie d’un individu. Les aptitudes du sujet sont évaluées dès sa naissance. Le regard éducatif pèse sur l’enfant dès les premières formes de socialisation où sont déjà signalés les comportements « déviants ». La mutation de l’évaluation en puissance d’émulation et de compétition signale la fragilité de la frontière qui les sépare. Il se peut également que la puissance de l’évaluation non seulement réduise l’individu selon ses critères prédéfinis à un instant t, mais constitue aussi un frein à son développement, notamment lorsqu’elle s’appuie de manière plus ou moins consciente sur des représentations qui fonctionnent comme des préjugés, ainsi que le manifeste l’interprétation pédagogique du mythe de Pygmalion. Cette évaluation clandestine qui transpire dans l’attitude de l’autre — celui qui me regarde, m’écoute, me juge — rejaillit sur moi. Sartre soulignait la puissance réductrice et réifiante du regard. Ce regard modèle et déforme à volonté. Le regard du parent ou de l’éducateur transforme l’image que le sujet se fait de lui-même. Je crains le regard de celui qui possède dans et par son jugement évaluatif une forme d’autorité, affective, psychologique, technique ou légale, de quiconque s’inscrit au-dessus de moi dans une forme de hiérarchie. La situation enseignante — parmi d’autres — semble enlisée dans les apories de la notation. La question est celle de la limite entre l’évaluation et le jugement. Que valorise-t-on ? Que/qui juge-t-on dans l’évaluation ? Les compétences véritables de cet élève ou sa bonne volonté ? Ses efforts ou son capital culturel ? Les différents regards de l’évaluation — médical, scolaire, juridique, professionnel, économique — illustrent cette possibilité d’une forme de violence. Que l’on évalue les besoins d’une population, l’état de santé d’un patient, les aptitudes d’un élève, les compétences d’un employé, les capacités intellectuelles d’un malade mental, l’idée d’une évaluation présente toujours le danger d’une instrumentalisation.
Si l’idée d’une agressivité du regard d’autrui n’est pas neuve, il reste à savoir si l’évaluation n’est pas toujours pervertie par cette tentation d’aliéner la liberté d’autrui par le biais du regard que je lui accorde, de la définition de son être que je formule. Cette tentation ne détourne-t-elle pas l’évaluation de son but premier ? Le jugement juste, équitable, objectif est-il possible dès lors que je ne juge pas un objet mais un sujet ? L’identité du sujet évalué risque alors d’être redéfinie. La puissance négatrice de l’évaluation peut l’enfermer dans une définition lacunaire de lui-même. L’évaluation pose ainsi la double question de l’autonomie et de l’unité du moi. Le sujet se contente parfois d’une identité négative, marquée par le manque ou l’absence. La figure de « l’homme sans qualités » de Robert Musil s’esquisse en filigrane. Le sujet risque de se construire une « identité d’emprunt » selon l’expression employée par Clément Rosset, identité s’appuyant sur une personnalité de référence, véritable tuteur identitaire pour un individu incapable d’exister par lui-même. Mais c’est surtout une identité fragmentaire, discontinue que crée artificiellement la logique kaléidoscopique des évaluations subies par un même individu au cours de son existence. Pris entre les différents critères des sources d’évaluation, l’identité est au mieux coincée dans le cadre d’une catégorie d’une typologique réductrice, au pire déchirée par ces évaluations contradictoires.
Mais se complaire dans la critique serait oublier l’un des objectifs premiers de l’évaluation : souligner les points forts et les lacunes du sujet afin de lui permettre de progresser (livret scolaire), de se réorienter (bilan des compétences), de se soigner (check-up). Dans cette perspective, le regard de l’autre, désigné comme expert, comme spécialiste, appuie sa critique sur une prétention positive : aider, améliorer, soulager. L’évaluation rencontre alors de nouveaux enjeux et de nouvelles responsabilités. Qui jugera de la valeur d’une vie ? De la réanimation d’un grand prématuré ou de l’arrêt du traitement d’un malade incurable ? Ou, moins dramatiquement, mais tout aussi décisivement, de l’orientation d’un élève ? Ces questions mènent au cœur de la difficulté propre à l’évaluation : comment juger de l’extérieur d’éléments intimes, singuliers et irréductibles à une norme ? Et en ce sens, l’évaluation est peut-être un biais pour une forme de collaboration du sujet jugé avec la puissance jugeante. À moi alors de donner à celui qui m’évalue les moyens de bien le faire. Si l’auto-évaluation est possible, c’est bien que le regard de l’autre n’a pas uniquement été celui du juge ou du tribunal. C’est parce que le regard de l’autre, comme l’évaluation, est double : il est celui qui m’apprend à m’aimer autant que celui qui peut me critiquer. L’auto-évaluation peut donc se comprendre dans une collaboration pacifique entre un individu et une puissance extérieure tentant de l’évaluer. Mais le plus fréquemment, il semble qu’elle surgisse de manière plus radicale, obéissant à une nécessité intérieure.
La nécessité d’une évaluation intérieure.
Certaines situations engendrent le besoin d’une auto-évaluation. La crise, les situations limites ou frontières, selon les vocables des différents psychologues ou philosophes, les épreuves (maladie, séparation, deuil et autres formes de rupture comme le chômage, l’émigration, l’emprisonnement …) sont autant d’expériences au sein desquelles les normes extérieures apparaissent bancales, caduques voire insupportables et il en va de la survie psychologique de l’individu de recréer des valeurs propres pour restaurer l’image de soi. L’épreuve, si elle est, au sens restreint, le lieu de l’évaluation scolaire ou professionnelle, est également, dans son acception existentielle, l’occasion pour l’individu de découvrir sa propre valeur. L’épreuve est l’évaluation parfois accidentelle ou involontaire mais concrète et pratique de l’individu par lui-même. L’existence et la manière dont on y répond ou résiste, porte en elle l’idée de valeur.
Se construire sans référence, sans plan préconçu, à l’aveugle ou à l’aventure, s’écrire sans citation, bâtir sans fondation. Sans assurance et sans filet. Pour celui qui se trouve acculé à cette solitude que crée la rupture, la souffrance, la disparition de l’autre, la norme ne vaut plus, les discours des autres sonnent creux, les réconforts parlent d’un monde qui ne vaut plus pour lui. L’épreuve apparaît comme le moment où le sujet est sommé de redéfinir ce qui lui est propre sans pouvoir se réfugier derrière les valeurs et les repères communs à la sphère sociale, professionnelle ou communautaire qui servait de paravent à son identité. Cette mise à nu, véritable époché existentielle, dépouille aussi les valeurs anciennes de leur attrait superficiel. L’épreuve apparaît comme une remise à zéro des compteurs. Ceux qui semblaient si différents, si loin les uns des autres, ceux que les barrières sociales séparaient, se retrouvent rapprochés dans une chambre d’hôpital ou dans un lieu de prière.
L’auto-évaluation est alors relecture de sa propre histoire, débarrassée des scories des évaluations précédentes. Les diplômes, les reconnaissances locales et ponctuelles sont balayés au profit de ce qui survit à l’épreuve : les liens affectifs, les intérêts profonds, les passions contrariées par des considérations matérielles ou stratégiques. L’ambition, la réussite professionnelle, la reconnaissance sociale ou encore les attentes familiales passent alors au second plan ou sont plus radicalement reléguées au fin fond de l’histoire. C’est parfois tout le passé d’un individu qui est refusé, rayé. Parce que pour continuer à exister, il faut dans certains cas se défaire une fois pour toutes des jugements d’hommes du passé, en particulier lorsqu’ils ont été destructeurs, négateurs, que cette violence ait été psychologique ou physique, qu’il se soit agi d’insultes racistes, de harcèlement moral, de viol ou de torture. Contre l’idée d’une détermination psychique définitive, l’idée de résilience ouvre la voie d’une reconstruction possible de l’individu, de la mise en place de nouvelles structures psychologiques et affectives et d’un nouveau système de valeurs, qui ne soit pas grevé par le poids d’une histoire traumatique. Dans ce processus psychique où se joue la survie de l’individu, c’est bien la nécessité d’une nouvelle évaluation qui semble se manifester.
Mais l’auto-évaluation ne se construit pas uniquement dans le refus du passé. Il est des situations où il semble au contraire nécessaire de se relire à la lumière d’une connaissance intime qui échappe au regard extérieur. Ce sont aussi ses failles, ses manquements, ses dépendances que l’on peut ou doit auto-évaluer. L’auto-évaluation apparaît alors comme la reconnaissance d’une nécessité de l’évaluation en particulier dans la sphère privée. Dans l’auto-évaluation, le sujet retrouve la situation dichotomique qu’il subissait dans l’imposition par l’extérieur d’une norme qu’il refusait, il est en effet à la fois évalué et évaluateur. Mais cette bipolarité n’est pas tant scission douloureuse que condition de possibilité d’une réconciliation. Certes, il manque au sujet dans cette position une forme d’objectivité. Comment puis-je m’évaluer en toute impartialité ? Mais le sujet pourra rétorquer qu’il possède un élément qui fait défaut à l’observateur extérieur, la connaissance de soi ou plus modestement et plus sûrement, l’habitude de soi. L’auto-évaluation répond peut-être à cette nécessité d’exprimer une continuité interne cachée sous la discontinuité apparente créée par les évaluations externes. La durée propre de l’individu ne se confond pas avec les saisons des examens et des entretiens d’embauche. L’évaluateur n’est plus spectateur indifférent, mais acteur de la scène, il n’est plus extérieur. Par l’auto-évaluation, il se réapproprie sa propre existence, à un moment où précisément elle semble lui échapper. Auto-évaluer sa dépendance à l’alcool ou aux médicaments, c’est à la fois reconnaître la limite de l’évaluation et en espérer les effets mélioratifs.
Ce que souligne l’idée d’auto-évaluation, c’est que les critères intimes sont des critères qui permettent d’évaluer une connaissance, un savoir, une maîtrise. Savoir bien parler une langue, ce n’est pas maîtriser les règles de grammaire et de conjugaison, c’est s’être approprié la langue pour en faire un instrument d’expression du plus intime de soi, « savoir maudire et prier dans cette langue » comme y insiste Alfred Schütz dans L’étranger. L’idée d’auto-évaluation ne fait que s’inscrire dans la vieille tradition du « connais-toi toi-même », à condition, bien entendu, de ne pas confondre l’auto-évaluation et l’intériorisation de la norme et de l’interpréter comme un mouvement de retour à soi distinct d’une discipline intérieure qui manifesterait la contamination insidieuse des normes du dehors. L’analyse de Foucault sur cette infiltration de la modalité disciplinaire du pouvoir, jusque dans les relations intra-familiales s’inscrit clairement dans cette problématique. L’évaluation devient problème dès qu’elle tend à oublier la singularité du sujet sur lequel elle s’exerce, dès qu’elle tend à renforcer un système de relations de pouvoir et de dépendance. L’auto-évaluation se reconstruit donc sur la base d’une attention nouvelle à soi. Apprendre à se comprendre est paradoxalement un exercice rarement mis en pratique. Combien de fois l’évaluation fait appel à cette connaissance de soi tout en la niant ? N’est-ce pas là l’une des hypocrisies, notamment de l’évaluation scolaire, que de se référer sans cesse à l’épanouissement des dispositions individuelles de l’élève dont elle ne permet de découvrir qu’un panel très restreint ? C’est souvent dans le périmètre associatif et parascolaire que l’enfant apprend à s’auto-évaluer. Ce qui reviendrait à affirmer que la connaissance de soi se fait en dehors du cadre de la transmission des connaissances, ou bien encore qu’elle est déconnectée du savoir. Comme si l’auto-évaluation s’exerçait toujours en parallèle et à distance de la sphère scolaire ou professionnelle comme pour souligner implicitement l’inefficacité ou tout au moins la relativité.
Mais cette tendance à s’évaluer souligne surtout un besoin essentiel de repères. Le sujet cherche sans cesse cette boussole intérieure qu’évoque Paul Valéry dans Monsieur Teste :
« Il me semble que chaque mortel possède tout près du centre de sa machine, et en belle place parmi les instruments de la navigation de sa vie, un petit appareil d’une sensibilité incroyable qui lui marque l’état de l’amour de soi. On y lit que l’on s’admire, que l’on s’adore, que l’on se fait horreur, que l’on se raye de l’existence ; et quelque vivant index, qui tremble sur le cadran secret, hésite terriblement prestement entre le zéro d’être une bête et le maximum d’être un dieu. » (Valéry, 1964).
Sans pour autant se dissoudre dans la norme collective, dans le confort de l’anonymat et de la déresponsabilisation, l’individu se comprend dans son rapport à la norme. Elle lui est à ce point nécessaire qu’il n’a de cesse de la reconstruire dès qu’elle est ébranlée par un accident. C’est cette tendance constante à l’instauration ou à la restauration de la norme, comme fil directeur d’une existence, que Georges Canguilhem met en évidence dans Le normal et le pathologique. En ce sens, la recherche de l’évaluation n’est qu’une forme d’extériorisation de ce besoin de repères pour soi. Mais Canguilhem insiste bien sur cette relativité de la norme, son caractère individuel. La norme variera d’un individu à un autre, d’un malade à un individu sain, mais également d’un malade à un autre. Canguilhem met ainsi à mal l’idée d’une généralisation de la norme. Poussée à l’extrême, c’est la définition d’une vie valant la peine d’être vécue qui est en jeu. Cette définition est éminemment subjective. C’est d’ailleurs peut-être là le sens même de la valeur que souligne bien le recours à l’auto-évaluation : celui d’une impossible réalisation de la valeur. On peut se référer à l’analyse que Sartre proposait de la valeur dans L’être et le néant, qui est précisément d’être pour ne jamais être atteinte. Le propre de la valeur est d’être inconditionnellement et de n’être pas. La valeur n’est pas un fait mais tout au plus un idéal régulateur, d’où l’aspect caricatural d’une existence qui serait l’illustration parfaite d’une existence toute dévolue à une valeur. La valeur est un principe du dépassement de l’individu vers l’au-delà de soi-même. Elle « hante la liberté ». C’est comme principe dynamique qu’elle vaut et non pas comme refuge statique.