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Sud contre Nord, vraiment ?

Depuis le 11 Septembre, un lieu commun fait fureur : la violence inouïe subie par les États-Unis révélerait les frustrations et les haines inouïes engendrées par l’Amérique et, plus généralement, l’Occident dans le reste du monde. Donc, pour s’attaquer efficacement aux causes du terrorisme, il conviendrait de bouleverser les rapports Nord/Sud, sur les plans politique aussi bien qu’économique. Cette idée, aussi générale que généreuse, paraît s’imposer avec l’évidence du soleil à midi.

Elle est cependant fondée sur une série d’erreurs, et est donc dangereuse, dans la mesure où le terrorisme est désormais passé au rang de péril majeur, capable d’influer profondément sur les relations internationales autant que sur les systèmes politico-économiques de l’ensemble des nations. Tout d’abord, le fondement anthropologique implicite de cette position est plus que discutable. Cette « hypothèse de la haine réactive » repose sur le postulat néo-rousseauiste d’une nature humaine ne connaissant spontanément ni pulsions violentes, ni fantasmes sadiques, ni rêves de puissance, ni désirs de mort. Donc plus le degré de haine est élevé chez un individu, plus cela prouverait l’étendue des torts subis par lui. Et son passage à l’acte signerait clairement la culpabilité de ses victimes – pourquoi les aurait-il agressées sinon ? Que les États-Unis sont donc condamnables, puisqu’ils ont eu 7000 morts ! Curieusement, la théorie fait chez ses propres promoteurs l’objet d’une clause suspensive, s’agissant du racisme des Occidentaux, et plus encore de sa pointe extrême, le nazisme : là, pas d’excuse possible, une méchanceté première, et absolue ; quiconque y mentionnerait des aspects réactifs (pourtant largement invoqués par les racistes) s’exposerait à une disqualification immédiate. Pas de clause suspensive par contre pour le racisme antijuif aujourd’hui si commun dans le monde arabo-musulman, qui reprend pourtant nombre de thèmes de la propagande hitlérienne : les violences israéliennes en étant la cause toute trouvée, il ne conviendrait guère de s’en indigner. Il est en fait à peine besoin de dire que l’histoire, en tout lieu et en tout temps, est pleine (quoique à des dosages variables) de ce bruit et de cette fureur déjà notés par Shakespeare. Comment imaginer alors que les torts de l’Occident soient la cause principale des violences si variées que connaissent les pays du Sud ?

Mais ce dernier hait-il tant que cela les États-Unis ? Certes, dans de nombreux pays, on n’éprouve pas pour eux d’amour particulier, et il y est de bon ton de les critiquer rudement – à peu près comme en France. C’est sans doute la rançon inévitable de la primauté mondiale et des ingérences multiformes de la puissance américaine. Mais, hors des frontières de l’islam, cela ne conduit qu’exceptionnellement à une diabolisation globale, et moins encore à des discours provocateurs ou des actions violentes. Non seulement il n’y a généralement pas remise en cause du rôle éminent des eu, mais le maintien ou le renforcement de leur présence, y compris militaire, fait souvent l’objet d’un large consensus. Ainsi en Asie orientale, où tous les pays, sauf la Corée du Nord (mais comment savoir ce qu’y pense la population ?), souhaitent conserver la 7e flotte comme arbitre respecté de leurs différents, comme bouclier face à la Chine, ou au Japon, ou aux deux… Même Pékin, qui réclame l’abandon du soutien américain à Taiwan, préfère ne pas se trouver à nouveau dans un périlleux soliloque face à un Japon qui serait tenté par le réarmement. Quant aux investissements et au marché américains, personne en Asie ne conteste sérieusement leur caractère vital pour la prospérité du continent.

En Amérique Latine, la conclusion cette dernière décennie d’accords très importants permettant d’envisager un espace économique unifié autour des eu est significative du recul de l’anti-américanisme traditionnel. On notera que la démocratie, presque partout restaurée, adopte moins aisément que les dictatures précédentes une posture nationaliste – ce qui ne plaide pas en faveur d’une hostilité plus forte des couches populaires. Aucun des nombreux conflits de l’Afrique subsaharienne ne paraît avoir conduit à une mise en cause des eu, auxquels les populations pourraient pourtant reprocher leur désintérêt, assurément bien plus net que dans le cas du contentieux israélo-palestinien. Quant à l’Inde (qui compte presque autant d’habitants que le monde musulman entier), elle ne demande pas mieux que de se rapprocher des eu, face à ses adversaires pakistanais et chinois ; et la forte présence d’Indiens parmi les victimes du World Trade Center atteste assez de l’importance des liens informels entre les deux pays.

Du point de vue du rapport aux eu, un énorme fossé s’est donc creusé, non entre Nord et Sud, mais entre le monde arabo-musulman et le reste. D’un côté, qu’on soit à Paris ou à Abidjan, à New-Delhi ou à Moscou, à Lima ou à Shanghai, de dures critiques, des controverses, des conflits d’intérêt pouvant conduire à de fortes tensions, comme lors de l’atterrissage forcé en Chine d’un avion-espion américain. Cependant, la conscience de faire partie du même monde, et de la nécessité de s’entendre, y compris sur des valeurs communes. De l’autre, des élites certes très majoritairement portées à la modération, et dans certains pays (Malaysia, Indonésie, Algérie probablement, etc.) la majorité des Musulmans prête à les y suivre. Mais, presque partout, de très actives minorités abominent l’Occident, l’accusent de tous les maux, et cherchent à lui opposer un autre système global de valeurs et de normes. La force d’attraction de ces groupes, en particulier au sein des classes moyennes, est telle que beaucoup de gouvernements modérés, en guise de contre-feu, ont adopté une large part du programme islamiste – d’où une tendance à la fuite en avant. Le Monde a relaté la cérémonie de solidarité avec les victimes des attentats au Kenya, lui-même récemment victime des réseaux Ben Laden (explosion de l’ambassade américaine, avec une forte majorité de victimes africaines) : presque tous les participants étaient chrétiens, alors que, simultanément, des Kenyans musulmans manifestaient leur joie… Même si c’est dérangeant, force est de constater qu’une part déterminante des conflits frontaliers, territoriaux, ethniques ou religieux, et plus encore du terrorisme, à l’échelle mondiale, fait intervenir des groupes ou des États teintés d’islamisme.

Serait-ce alors que le monde musulman ait été particulièrement violenté par l’Occident en général, par les eu en particulier ? Convient-il d’accepter comme allant de soi ce discours de la frustration, de l’humiliation, de la souffrance si récurrent quand on y évoque le rapport à l’Ouest ? Les islamistes dénoncent les « croisés », faisant donc remonter au Moyen-Âge l’agression qu’ils subiraient. Sans remonter jusqu’à la conquête de l’Espagne ou de la Sicile, oublient-ils que l’empire ottoman fit jusqu’en 1912 peser une longue et lourde oppression sur des peuples balkaniques chrétiens ? Il y eut par ailleurs bien plus d’esclaves chrétiens dans les pays musulmans que l’inverse. L’impérialisme colonial européen épargna le monde musulman nord-africain et moyen-oriental bien davantage que l’Afrique subsaharienne ou l’Amérique : certes l’Algérie et la Libye furent sauvagement traitées, mais il n’y eut ailleurs que des protectorats relativement respectueux des autochtones ou, pour peu de temps, des territoires sous mandat. La Turquie, l’Iran, l’Afghanistan ou l’Arabie saoudite préservèrent leur indépendance. Ce furent les Britanniques et les Français qui, certes avec des arrière-pensées, autorisèrent la renaissance d’États arabes au Moyen-Orient, où ils étaient depuis cinq siècles passés sous domination ottomane. Il est d’ailleurs particulièrement significatif de son mépris pour les peuples arabes eux-mêmes que, dans son appel du 8 octobre, Ben Laden ait déclaré : « notre nation subit depuis plus de quatre-vingts ans cette humiliation ». Ce ne seraient donc ni la prise d’Alger (1830), ni l’occupation de l’Égypte par la Grande-Bretagne (1882) qui signeraient le malheur musulman, mais bien la fin du califat (1922) en même temps que de la dynastie ottomane – dont le nationaliste turc Mustapha Kemal, et non les Occidentaux, fut le responsable. Les Britanniques permirent aussi, en 1947, la naissance du Pakistan, au grand dam des nationalistes indiens. Ils favorisèrent la prééminence malaise (et donc musulmane) dans une Malaysia largement multiethnique.

Quant aux États-Unis, l’Égypte fut (avec Israël) l’un des pays qu’ils aidèrent financièrement le plus massivement, après l’avoir soutenue politiquement contre l’expédition franco-anglaise de Suez en 1956. Ils eurent les yeux de Chimène pour la dynastie saoudienne, ménagèrent la plupart des nombreux États pétroliers de la région, et soutinrent un Pakistan plusieurs fois menacé de désintégration. Leur intervention contre l’Irak ne fit suite qu’à la triple agression de Saddam Hussein contre l’Iran, le Koweït et son propre peuple (gazage des Kurdes). Ils soutinrent les Afghans dans leur juste lutte contre la sanglante occupation soviétique, qu’on a curieusement tendance à oublier comme origine de la crise actuelle. En Bosnie, au Kosovo et en Macédoine, les puissances occidentales sont intervenues pour protéger des populations musulmanes mises en danger par leurs voisins chrétiens. La Turquie fut l’un des pays fondateurs de l’otan. Si les Palestiniens peuvent à bon droit se plaindre des colonies israéliennes, si diverses ingérences anciennes ou récentes ont pu susciter des rancoeurs, l’arbre ne devrait pas cacher la forêt : parler d’une « agression » globale de l’Occident, ou des États-Unis contre le monde arabo-musulman ainsi « humilié » n’a aucun fondement historique. On ajoutera qu’aucun des génocides reconnus au 20e siècle ne concerna un peuple musulman, sinon du côté des auteurs (massacre des Arméniens, en 1915). Et que la grande majorité des situations d’oppression et des violences subies par des Musulmans fut l’oeuvre d’autres Musulmans. En seraient-elles plus excusables ?

Quant à la « frustration », elle serait à tout le moins plus grave sans une prodigieuse richesse en pétrole, que ses détenteurs ont bien su monnayer auprès de leurs clients occidentaux. Les programmes d’aide ont été considérables -c’est ainsi l’Union Européenne qui tient à bout de bras ce qui reste d’administration palestinienne-, et des centaines de milliers d’étudiants ont pu se former dans les meilleures universités d’Occident. On pourrait certes faire plus et surtout mieux, et la misère de beaucoup de Musulmans reste abjecte. Mais qui prétendra que les politiques de leurs États et l’égoïsme de leurs élites n’y tiennent une place primordiale ?

On ajoutera que ce qu’on apprend de la personnalité des terroristes de la mouvance Ben Laden n’évoque guère humiliation et frustration : provenance fréquente de pays riches (Émirats) ou jamais colonisés (Arabie saoudite), familles et vie aisées, bonnes études, bons métiers… Non, la haine des massacreurs du 11 septembre n’est pas plus excusable que leurs actes. Ce qu’elle révèle chez eux, c’est moins le malheur que la jouissance à faire souffrir, moins l’humiliation qu’un appétit de domination sans limite, moins la frustration que le déni de leur commune humanité avec leurs victimes. Les crimes de masse de New York et de Washington sont l’affaire des Occidentaux, comme victimes et comme frères en humanité des bourreaux. Mais ils sont plus encore l’affaire du monde musulman qui, comme les Allemands ou les Japonais en 1945, devrait maintenant s’efforcer de comprendre comment on a pu commettre de tels actes en son nom.

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Depuis le 11 Septembre, un lieu commun fait fureur : la violence inouïe subie par les États-Unis révélerait les frustrations et les haines inouïes engendrées par l’Amérique et, plus généralement, l’Occident dans le reste du monde. Donc, pour s’attaquer efficacement aux causes du terrorisme, il conviendrait de bouleverser les rapports Nord/Sud, sur les plans politique ...

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Jean-Louis Margolin

Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Provence (Aix-Marseille I) et chercheur titulaire à l’Institut de Recherche sur le Sud-Est asiatique (irsea/cnrs), à Marseille. Membre du comité de rédaction de la revue d’études asiatiques Moussons. Il a notamment publié Singapour 1959-87 : Genèse d’un nouveau pays industriel, L’Harmattan, 1989. Il a collaboré à l’ouvrage collectif du gemdev Mondialisation : Les mots et les choses, Karthala, 1999, à L’Histoire inhumaine : massacres et génocides des origines à nos jours (Guy Richard dir., Armand Colin, 1992) et au Livre noir du communisme (Stéphane Courtois et al., Robert Laffont, 1997).

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