La manière dont se définissent aujourd’hui les différents pouvoirs publics, dont se répartissent leurs prérogatives, entre blocs de compétences et clause de compétence générale, dont sont orchestrées les politiques publiques, de plus en plus nombreuses : voilà trois sujets qui aujourd’hui occupent une bonne partie de l’actualité politique française et européenne. Qu’il soit question de modernisation territoriale, avec les suites attendues du rapport du Comité pour la réforme des collectivités locales (couramment appelé « rapport Balladur »), qui commence par cette exergue : « Il est temps de décider » ; ou bien qu’il soit question de la suppression de la taxe professionnelle souhaitée par le gouvernement français, l’actualité est vive et il n’est pas toujours aisé d’y voir clair dans les propositions et solutions esquissées. Le livre de Philippe Estèbe, qui initie une nouvelle collection aux Puf, est à cet égard précieux, répondant bien à l’attente d’instruire « la ville en débat ». Au mérite d’être en prise sur les principales questions politiques et administratives du moment s’ajoute celui de la clarté : ce livre au format court prend l’allure d’une bonne dissertation. On y suit très bien l’argumentation et la présentation à juste distance analytique et académique des thèses présentées est à saluer.
Le point de départ est une réflexion sur les prises du gouvernement au niveau local. Quels rapports existe-t-il entre l’exercice d’une souveraineté et un territoire ? Décortiquer la question n’est pas une mince affaire étant donné l’équivalence définitionnelle qui porte généralement ces deux termes : le territoire est fréquemment défini comme corrélat spatial obligé d’une souveraineté et la souveraineté est souvent difficilement conçue en dehors d’un espace d’exercice (fût-il ou non peuplé). Certes Michel Foucault avait ouvert la voie d’un dépassement de cette adéquation disant, au début de son cours « Sécurité, territoire, population » au Collège de France, « De fait, l’exercice de la souveraineté dans son déroulement effectif, réel, quotidien, indique bien entendu toujours une certaine multiplicité, mais qui va être justement traitée soit comme la multiplicité de sujets, soit comme la multiplicité d’un peuple » (2004, p. 13). Mais la géographie politique n’avait pas forcément intégré cette hypothèse…
Estèbe ne discute pas sur ce niveau — même s’il ne désapprouverait pas la formule de Foucault — de même qu’il ne vient pas sur les terres de la gouvernance. Son terrain est celui des politiques locales, de la planification et de l’urbanisme, avec une interrogation relative à la dimension normative et institutionnelle du pouvoir local. À l’instar de collègues français en compagnie desquels il argumente — Jean Viard, Pierre Veltz, Laurent Davezies, etc., un univers de chercheurs reconnus et partageant cette caractéristique d’être en prise soit avec la consultance (ce qui est le cas de l’auteur), soit avec le monde politique — Estèbe interroge les raisons pratiques motivant les regroupements de communes et leurs décrochages avec les dynamiques socio-économiques des territoires. Comment gouverner des espaces dont les constituants sont avant tout mobiles ? De ce côté, l’héritage français peine à s’articuler avec les deux tendances économiques observées par l’auteur, l’une qui expose toujours davantage à la mondialisation, l’autre qui protège certains espaces notamment via les différents transferts d’argent. Et, dans ce contexte, c’est parce que les habitants sont mobiles que les territoires sont spécialisés. Le fond de plan économique une fois esquissé, Estèbe s’attarde sur l’institutionnalisation d’un régime périurbain, qui assume de plus en plus sa spécificité et vit largement de la mobilité de ses habitants. Deux régimes sont actuellement à l’œuvre : l’un central ou métropolitain, l’autre périurbain. Les conceptions du pouvoir local et de la démocratie territoriale tendent à s’opposer suivant cette configuration.
Le premier modèle est moderniste et revient à celui de la ville-État. Intégration fonctionnelle, efficacité, modèle juste car redistributif, cette optique cherche à annuler les disparités spatiales : « Le territoire politique idéal, c’est celui qui fait disparaître la question spatiale » (p. 27). Qualifié dès le départ de Gargantua — une métaphore qui manque tout de même un peu d’arguments — ce modèle privilégie les biens publics, indivisibles et d’égale satisfaction. Il met aussi en avant un principe d’économies d’échelle et tend à produire, par conséquent, une certaine standardisation des différentes prestations. Ces caractéristiques sont critiquées par les tenants d’un deuxième modèle, celui qui revient à la ville fragmentée, et qui correspond à l’école théorique du public choice, dont le principal artisan mis en scène est ici Charles Tiebout. S’appuyant régulièrement sur les travaux d’Albert Hirschman, Estèbe qualifie l’opposition en apposant sur le premier modèle le ressort de la prise de parole (argumentation au sein d’une sphère publique afin de constituer un registre politique délibératif) et sur le second le ressort, si l’on peut dire, de la défection (rappelons trois modes de résolution de problèmes identifiés par Hirschman : « exit », « voice » et « loyalty ») à la lumière de ce que les États-Unis, historiquement, ont permis, à savoir changer de vie en changeant de lieu ! Dans cette perspective, « les citoyens consommateurs votent avec leurs pieds : ils pérégrinent dans l’espace urbain jusqu’à ce qu’ils aient trouvé la municipalité qui offre le panier le plus proche de leurs préférences » (p. 33). En somme, c’est le club plutôt que la nation, la démocratie communautaire plutôt que républicaine. On peut d’ailleurs se demander en quoi les différentes formes de dénationalisation de l’État analysées par Saskia Sassen ne rencontrent pas également cette tendance puissante à la formation d’économies de club (cf. Sassen, 2009).
Il semble entendu que le modèle national l’emporte en France, mais Estèbe montre bien que, en raison d’une conception datée de la territorialité, il n’en est rien, et que deux régimes coexistent en vérité sous nos yeux. Le modèle métropolitain intégré est loin d’être répandu dans toutes les aires urbaines et il ne rencontre pas toutes les aspirations politiques et citoyennes. À partir de l’analyse des « mariages » intercommunaux, il ressort que les intercommunalités périphériques sont davantage homogames, notamment entre riches, cadres et retraités. Si les « clubs dorés » et les « clubs de l’âge d’or », tels que les nomment l’auteur, n’ont pas tout-à-fait les mêmes stratégies pour parvenir à leurs fins, la démocratie participative leur est souvent un instrument de félicité.
C’est bien le système fiscal français qui se trouve ainsi mis en question, et l’auteur, analysant les mécanismes de solidarité redistributive, pointe les effets pervers dont ils sont porteurs : « Les communes résidentielles aisées mais faiblement dotées en taxe professionnelle ont intérêt à se grouper avec une commune fiscalement riche mais socialement pauvre, de façon à mutualiser les richesses fiscales, sans risquer de se voir satellisées par une ville centre trop socialement dominante. Inversement, les communes fortement dotées en taxe professionnelle n’ont pas trop intérêt à chercher les alliances avec des communes résidentielles huppées, pour ne pas risquer de voir leur richesse fiscale absorbée par le financement inflationniste des demandes en services des classes moyennes. » (p. 57). Quels que soient les choix politiques qui seront opérés, quelques grandes questions sont incontournables et ne peuvent être différées, selon l’auteur :
-
Comment se règle la tension entre « résidence » et « usage » dans les choix fiscaux ?
-
Comment vont jouer les tentations identitaires au regard de la nécessaire gestion d’espaces qui sont avant tout de transition pour le périurbain ?
-
Quels rôles vont pouvoir jouer les différentes instances interterritoriales (conférences métropolitaines, syndicat mixte du Scot…) et peut-on les interpréter autrement que comme des structures d’opportunité de constitution de nouvelles entités à partir des villes-centres ?
-
Quels degrés d’institutionnalisation les démocraties locales vont-elles connaître et pour quelle fortune [1] ? Formules gouvernementales, communautaires ou autres ?
Au sein de nombreux travaux récents sur le gouvernement des villes [2], ce petit livre éclaire bien la dimension spatiale des constructions normatives en cours. Qu’il s’inscrive sous la bannière d’une réflexion sur le « design institutionnel » pour qualifier la fabrication de nouveaux arrangements ne doit bien sûr pas occulter un certain nombre de réflexions d’ordre politique et des analyses sur les manières dont les mitoyens que nous sommes se font citoyens — le design institutionnel n’étant bien sûr pas seulement d’ordre technique. Ce livre permet en tous cas de faire le pont entre les questions générales de gouvernementalité et celles spatialisées de différenciations entre les gouvernements territoriaux. Dans la foulée, on recommanderait par exemple d’explorer les exercices d’utopie concrète avec le Rapport final du groupe de prospective sur les futurs périurbains de la France en Europe (Vanier et Lajarge, 2008).
Philippe Estèbe, Gouverner la ville mobile. Intercommunalité et démocratie locale, Paris, Puf, 2008.