Comment peut-on circonscrire les diverses types de hiérarchies intellectuelles ? Randall Collins ([1998] 2005), dans son ambitieux et important livre, pour délimiter le cercle des philosophes qu’il étudie, procède en se servant de la canonisation produite par l’histoire de la philosophie. Sa population provient de l’étude de manuels et suppose que ceux qui sont considérés comme de grands philosophes au fil du temps le sont réellement. À court terme, explique Collins, la renommée d’un penseur est due à sa réputation mondaine ; par contre, à long terme, il survit s’il est capable de provoquer l’intérêt de ses lecteurs. Seule la deuxième perspective peut fournir un indicateur réaliste des capacités d’un philosophe.
À l’échelle où Collins situe son travail (l’histoire de la philosophie dans tous les grands complexes culturels), son option méthodique est complètement justifiée. Mais Collins reconnaît qu’avec sa méthode, le lecteur peut s’interroger : étudie-t-on les philosophes renommés ou bien ceux qui sont vraiment créatifs ? La réponse de Collins est sans appel : « Pas de trésor enseveli ici, peut-être que nous trouverons de véritables trésors lorsque nous réexaminerons leurs mérites, mais ils n’ont rien d’ensevelis. Est-ce que la créativité qui était au placard peut ensuite rôder parmi les rangs des personnalités de second plan ? Mais les personnalités de second plan sont le type même de l’épigone ― loyaux, érudits, peut-être polémiques contre les adversaires » (p. 62). Sur ce plan, comme sur d’autres, comme on l’a soutenu précédemment (Moreno Pestaña, 2007), Collins tend à donner une justification ontologique à ses options méthodologiques, c’est-à-dire qu’il tend à justifier sa méthode en ayant recours à une philosophie des philosophies, qui est alors insatisfaisante.
D’une part, rien n’indique que beaucoup d’aspects des processus de production philosophique (naissance de la vocation, processus de consécration, etc.) soient mieux étudiés pour les « grandes » figures que pour les « petites ». D’autre part, il ne faut pas nécessairement être partisan de la philosophie (ou de la sociologie) du « soupçon » pour remettre en question les hiérarchies verticales entre les êtres et les produits symboliques, ou du moins pour se demander comment elles se produisent.
C’est pourquoi il faut pluraliser le concept de consécration intellectuelle dans le domaine de la sociologie de la philosophie. La différence entre la simple réputation et la créativité peut servir de guide d’analyse mais doit se décliner d’une manière plus précise. D’une part, en différenciant le plus possible les différentes voies de consécration intellectuelle et en explorant leurs complémentarités et leurs dissonances. D’autre part, en montrant comment ces possibilités intellectuelles agissent à chaque instant d’une carrière intellectuelle.
Étudier l’échec pour comprendre la consécration.
La reconnaissance de l’échec n’est pas chose courante chez les intellectuels ; sans doute est-elle d’autant plus rare que le monde intellectuel se caractérise par l’absence de critères unanimes d’objectivation de la réussite et que grâce à cette lacune et à la multiplication des hiérarchies chacun peut trouver son salut et se bricoler une manière de concilier sa position objective et son narcissisme (Bourdieu, 1984, pp. 32-33). Si ces systèmes de défense n’empêchent pas de percevoir de manière plus ou moins confuse la vérité objective de la position occupée, cette perception floue ne dégrade que rarement la vision que chacun a de lui-même. D’où l’intérêt des trajectoires de trois intellectuels (Juan Carlos García-Borrón, Manuel Sacristán, Esteban Pinilla de las Heras) qui, à un moment de leur vie, ont estimé, dans des écrits autobiographiques, qu’elle se soldait par un échec [1].
Dans deux des trois cas il s’agit de biographies publiques, dans le troisième d’un document intime, récemment publié. Pour rendre compte des différentes modalités de l’échec qu’ils expriment, on peut tenter de situer leur itinéraire intellectuel par rapport à trois pôles, qui constituent autant de sources de prestige possible ; elles sont cumulables, sans être nécessairement cumulées. En ce sens, chaque source de prestige recèle souvent une part d’ombre et le cumul est assez rare. L’engagement sur une voie de consécration oblige souvent à renoncer aux autres.
Le premier pôle d’excellence intellectuelle est celui de la consécration institutionnelle : elle objective la capacité des agents à occuper, en fonction de leurs ambitions, les positions institutionnelles accessibles. Le deuxième pôle est celui de la consécration intellectuelle : elle correspond à la reconnaissance spécifique que chacun a pu rencontrer auprès de ses pairs. La capacité à se fixer des objectifs intellectuels en fonction de critères internes, exclusivement définis par des problèmes du champ intellectuel, définit le troisième pôle, celui de l’autonomie créatrice. L’autonomie créatrice se différencie de la contrainte institutionnelle (larvée ou manifeste) : elle s’oppose à la tendance, typique de l’académisme banal, à ne se préoccuper que des thèmes établis dans les circuits de reproduction institutionnelle. Elle se distingue, par ailleurs, de la propension, souvent associée à cette tendance, à reproduire le sens commun de la « société d’admiration mutuelle » propre à chacun (Bourdieu, 1966, p. 872 ; Collins, [1998] 2005, p. 30) : les problèmes intellectuels dont s’occupent les pairs peuvent être peu innovateurs et consacrés, par exemple, aux formes d’activités intellectuelles purement scolastiques ― ou de simple réponse à une demande extérieure au champ intellectuel ― sans aucune effet dans l’histoire de la production savante à long terme ; les débats peuvent fonctionner comme des exercices de règlements de comptes utilisés pour établir des frontières et discipliner la propre clientèle des suiveurs (Passeron, 2006, p. 242) [2]. De manière positive, l’autonomie créatrice peut se définir par le pouvoir de modifier, par un biais nouveau et inattendu, le champ des possibles intellectuels qui structurent un état du champ intellectuel (Bourdieu, 1997, pp. 104-109 ; Collins, [1998] 2005, pp. 85-86). Chacune des histoires étudiées ici se concentre sur une forme spécifique de consécration : l’absence des deux autres formes de consécration semble être au principe de la crise de leur existence intellectuelle.
Erving Goffman est l’auteur d’une des analyses les plus riches de l’expérience des perdants du monde social, des crises existentielles et du travail de deuil qu’elles induisent ([1952] 1969). Un échec, explique Goffman, se produit lorsque le sujet s’aperçoit qu’il est privé des qualités qu’il croyait détenir. Goffman l’illustre initialement en évoquant une situation d’escroquerie planifiée, dans laquelle un individu croyait qu’il formait une équipe avec un ou plusieurs autres qui, en réalité, se liguaient contre lui. Quand cet individu découvre que c’est en vain qu’il espérait obtenir un bénéfice, il entre dans une situation de crise. C’est alors qu’apparaît un modérateur dont le rôle est de calmer le « jobard » dont les espérances ont été déçues. La suite de l’article de Goffman est une étude phénoménologique des modalités de confrontation à l’échec et des façons d’y faire face. Dans les cas étudiés ici, je montrerai comment certaines figures analysées par Goffman aident à comprendre les processus de deuil auxquels sont confrontés ces trois intellectuels. L’utilisation que je ferai du travail de Goffman ne présuppose pas de souscrire à la théorie de la conspiration sous-jacente à certains des exemples utilisés dans son article. À cette réserve près, je considère avec Goffman que l’échec dépend toujours de la confiance qu’on a placée soit en une personne, soit en une institution dont les règles de distribution des privilèges sont différentes de ce qu’elles prétendent être. Par ailleurs, Goffman aide à comprendre l’échec comme perte d’un rôle acquis ou anticipé. Chacune des entrées exigées dans diverses formes de mort sociale implique « un processus de redéfinition de soi » qui permet à celui qui est « socialement mort » de continuer à vivre au milieu de ceux qui sont « socialement vivants » sans susciter de conflits et sans que la chose se remarque trop (Goffman, [1952] 1969, pp. 299-300).
Des origines sociales proches, un champ déstabilisé.
Pinilla de las Heras, García-Borrón et Sacristán ont des origines sociales très proches. Pinilla de las Heras naît en 1926 dans un petit village proche de Soria. García-Borrón et Sacristán voient le monde à Madrid : le premier en 1924, le deuxième en 1925. Aucun n’est originaire de la ville à laquelle sera associée une bonne partie de leur carrière : Barcelone. Tous les trois sont des universitaires de première génération et sont issus de fractions des classes moyennes qui ont des préoccupations culturelles. Pinilla de las Heras est le fils d’un petit propriétaire terrien, devenu plus tard homme d’affaires, qui arrive à Barcelone en fuyant un conflit d’héritage foncier dans sa ville d’origine. García-Borrón est fils d’un petit fonctionnaire et Sacristán, d’origine sociale plus élevée, est fils d’un homme d’affaires franquiste. Ils ont grandi dans un environnement similaire : Pinilla de las Heras et Sacristán étudièrent au Lycée Balmes de Barcelone ; Sacristán et García-Borrón se sont connus dans des camps de jeunesse.
Au cours de leurs études universitaires, ils participèrent à diverses entreprises intellectuelles, dont la fondation de Laye, revue culturelle publiée à Barcelone au cours de la première moitié des années 1950. Pour comprendre ces aventures créatrices, il faut reconstituer le champ des possibles intellectuels de l’époque, par rapport auquel ils tentèrent d’innover.
La période qui suivit la guerre civile espagnole ouvrit aux vainqueurs de nombreux postes universitaires et intellectuels. Une bonne partie des intellectuels fidèles à la République partirent en exil ; d’autres furent incarcérés et/ou expulsés de l’université.
Deux fractions du régime de Franco se disputaient le monopole intellectuel. Une puissante fraction d’intellectuels phalangistes, d’emblée « européenne », du fait de son identification à l’Allemagne, et, après la déroute des nazis, de plus en plus située à gauche et/ou dans des positions démocratiques (Juliá, 2004, pp. 334-338), anime la revue Escorial, la Revista de estudios políticos, et joue un rôle important dans la renaissance des sciences sociales en Espagne. L’autre fraction s’identifie à l’intégrisme catholique. Pendant les années 1950, elle représente la défense de l’autarcie intellectuelle (il fallait, selon ses porte-parole, en finir avec les complexes par rapport à l’Europe) puis la tentative d’encadrer l’activité intellectuelle dans les limites imposées par le Vatican. Cette fraction conquiert le Consejo superior de investigaciones científicas (« Conseil supérieur de recherches scientifiques ») et sa revue, Arbor. La lutte entre phalangisme et intégrisme catholique correspond à celle entre deux espèces de capital culturel.
Grâce à un système de sélection contrôlé par le ministère de l’Éducation, une nombreuse cohorte de religieux accède à des positions universitaires. Pour les intellectuels phalangistes, cette situation est scandaleuse : elle promeut, en effet, un type d’intellectuel dont la valeur culturelle ne dépend que des connexions établies avec certains centres de pouvoir du régime [3]. Comme on peut le voir, la logique des oppositions propres au monde intellectuel ne fut pas abolie par le régime de Franco.
Les jeunes de la revue Laye forment une communauté où l’Europe est le symbole par excellence de la vie intellectuelle : il s’agit d’un marché de production symbolique à la fois intégrateur et exigeant. Il se confronte donc à un espace intellectuel espagnol où des forces puissantes entendent transformer les frontières nationales en frontières symboliques et intellectuelles.
Une carrière intellectuelle en Espagne se définissait ainsi par son degré d’européanisation, à l’inverse des champs culturels dominants, comme le champ français ou le champ états-unien, où l’excellence interne est eo ipso une plateforme vers l’excellence « tout court ». Une formation européenne devient une condition de possibilité de l’ambition intellectuelle : l’acquisition à l’étranger puis l’importation des ressources culturelles acquises sont la clé qui permet de ne pas rester prisonnier d’un environnement culturel perçu comme dégradé (Gracia, 2004, pp. 314-320).
García-Borrón ou la prudence contrariée.
García-Borrón, fils de petit fonctionnaire, eut à faire face à une situation difficile pendant ses études : pendant un temps il dut travailler dans une banque et faire des traductions. Son père exigeait qu’il étudie la chimie, alors que ses intérêts le portaient sur la philologie classique. Le Professeur Pere Font i Puig finit par le gagner à la philosophie. Selon Esteban Pinilla de las Heras, il était « moins brillant que Sacristán, moins mondain, il avait moins de succès avec les filles de la bourgeoisie de Barcelone, en revanche, il montrait un grand sérieux professionnel et une capacité de concentration sur des thèmes strictement délimités et rigoureusement académiques » (1989, pp. 196-197).
Après avoir obtenu sa licence de philosophie à Barcelone, García-Borrón passe un concours national pour devenir professeur de lycée : pendant le concours, il impressionne le jury par une dissertation sur un thème issu de la tradition religieuse et il est classé premier. Toujours attentif aux parcours institutionnels établis, il choisit le Lycée de Lorca à Murcie. Murcie était une des trois facultés de philosophie en Espagne, la seule à disposer de places accessibles. De plus, un des membres de son jury, Angel González Alvarez, professeur à l’Université de Murcie et membre de l’Association catholique nationale de propagandistes, l’avait encouragé à venir lui rendre visite (García-Borrón, 2004, p. 91). Il suggère au jeune García-Borrón de devenir son thésard, et de se consacrer, comme il se doit pour un philosophe ultra-catholique, à la critique de José Ortega y Gasset ; García-Borrón refuse.
Avant de quitter Barcelone, il s’inscrit en thèse avec Joaquín Carreras Artau. Professeur au Lycée Balmes puis à l’Université de Barcelone, Carreras Artau avait une réputation de « libéral », bien informé, mais terne. García-Borrón choisit un thème peu conflictuel, bien adapté à la méditation sur l’« essence » de l’Espagne caractéristique des intellectuels « autarciques » du régime : il s’agit de s’interroger sur le caractère hispanique de la pensée de Sénèque (né dans la Cordoue romaine). Cette thèse est la première soutenue à Barcelone après la guerre civile et García-Borrón obtient le prix extraordinaire de l’Université.
On ne saurait imaginer plus de prudence dans la définition d’une carrière intellectuelle : choix d’un thème de recherche adapté à la spécificité du marché philosophique espagnol, capacité à satisfaire et à surprendre des philosophes aussi conservateurs que González Alvarez, et planification calculée d’une carrière universitaire par rapport aux postes accessibles.
Mais González Alvarez, qui, en l’invitant à lui rendre visite, avait éveillé ses espérances, lui apprend qu’il a choisi de promouvoir un autre jeune thésard. C’est la première d’une chaîne de déceptions de García-Borrón par diverses personnalités tutélaires qui auraient pu faciliter son insertion à l’Université.
Les personnages tutélaires sont indispensables à la carrière des intellectuels qui ne sont pas issus du milieu universitaire. Ils permettent à l’aspirant d’évoluer dans un environnement dont il ignore la logique ; ils indiquent des objectifs de promotion réalistes et lui suggèrent des voies institutionnelles et intellectuelles qui permettent d’y parvenir. En ce sens, la carrière d’un intellectuel d’origine modeste s’apparente à un changement permanent de « référent surmoïque » : outre le fait qu’il lui fallait d’abord récuser les modèles d’excellence familiaux (le père de García-Borrón lui proposait de faire de la chimie), les divers tuteurs, croisés sur son chemin (nécessairement plus long que celui des aspirants issus du milieu universitaire), indiquèrent à l’aspirant des avenirs possibles qui se transformèrent en goulot d’étranglement (Grignon, 1991, p. 8).
De ce point de vue, la trajectoire de García-Borrón apparaît idéale-typique. La rencontre avec le Professeur Font i Puig le « gagna » à la philosophie. Carreras Artau le « capta » pour faire sa thèse après avoir lu un travail scolaire. González Alvarez l’incita à s’orienter vers l’enseignement universitaire après l’avoir entendu lors du concours pour devenir professeur de lycée. Ces rencontres stimulèrent la bonne volonté culturelle du jeune García-Borrón, esquissèrent pour lui des avenirs possibles, et le dotèrent de l’énergie nécessaire pour les atteindre [4].
Les ressources d’un non-héritier.
La vocation de philosophe.
« [El Profesor] Font me había cautivado desde el principio, acaso desde que, según yo pensaba, “me había descubierto” en el Examen de Estado. » (García-Borrón, 2004, p. 69). « Font me hizo la pregunta que le llevaría a “ficharme” para la facultad. » (p. 112) [5].
La définition des objectifs de recherche.
« Para su seminario [de Tomás Carreras Artau] preparé un estudio sobre “estoicismo y senequismo en Quevedo” que, conocido por su hermano Joaquín [Carreras Artau], constituiría una de las bases de lanzamiento de mi tesis doctoral. [Joaquín Carreras Artau] sin la brillantez y el savoir faire de Font era probablemente más útil como profesor » (p. 70) [6].
La capacité à s’adapter à une situation.
« En el primer ejercicio escrito [de la oposición para profesor de filosofía en instituto] salió un tema del lote propuesta por González Álvarez, “el constitutivo formal de Dios”, para el cual, por suerte, me había provisto bien […]. No sé si me gané a González, pero le desarmé. Y un tema tan teológico, sin duda suyo, cogió por sorpresa a casi todos. Lo que parece claro es que entonces me valió el ser “un desconocido” para la gente del ministerio, algo que no podría volver a ocurrirme en trances posteriores. » (p. 89) [7].
La capacité d’adaptation à des scènes différentes est fondamentale dans le développement d’une carrière universitaire, quand on ne peut compter que sur ses propres ressources et sur une volonté manifeste, mais elle ne suffit pas. Le contrôle de soi peut se relâcher sur une scène clé, modifiant ainsi l’impression initiale qui avait ébloui le référent tutélaire. De ce fait, les aspirants qui n’appartiennent pas aux cercles universitaires doivent anticiper l’impact de chacun de leurs gestes et de chacune de leurs paroles : leurs contacts avec les grands sont « rares » ; lors de chaque rencontre, ils doivent attirer leur attention ou confirmer que le « coup de foudre » intellectuel (ou, ce qui revient au même, l’impression d’avoir reconnu un « habitus jumeau » en formation) était bien fondé. Dominé par ses aspirations, l’aspirant doit se doter de personnalités multiples pour pouvoir s’engager dans des interactions dont il ne contrôle pas les codes : à la moindre chute de tension, c’est la gaffe.
García-Borrón commit l’erreur de rester fidèle à son directeur de thèse (Joaquín Carreras Artau), qui était assez décontracté en ce qui concerne l’avenir académique de ses doctorants (parmi eux se trouvait également Manuel Sacristán), et de refuser la proposition de devenir le doctorant de González Álvarez.
Le Pygmalion deçu.
« Pero lo que más pesó en el platillo de [elegir] Lorca era que en aquellas fechas sólo Madrid, Barcelona y Murcia tenían sección de Filosofía en su facultad de letras; y la única de las tres abordable desde una de las vacantes disponibles era Murcia, desde Lorca. […] La razón principal de mi elección resultó desmentida por lo hechos. Ya empezó a serlo en la comida en que tribunal y opositores aprobados celebraban la elección de cátedras. González Álvarez […] me sentó a su lado [8].
La gestion anxieuse de ses aspirations par l’aspirant s’oppose point par point à la capacité qu’ont les dominants de se doter (dans des interactions sur des marchés dont ils contrôlent les critères d’excellence) de ce qu’Erving Goffman a appelé « un véritable holding de personnalités ». Cette accumulation de personnalités distinctes destinées à des scènes différentes leur permet de produire des liens qui, objectivement trompeurs pour ceux qui ne comprennent pas le jeu, sont vécus comme « authentiques » par les autres. L’accumulation de pouvoir et la participation à des sphères différentes sont solidaires. Reconstruire une personnalité complète supposerait un travail de recherches difficile : outre le temps nécessaire, il suppose l’accès à des sphères protégées contre les intrus (Boltanski, 1973).
Sans cette « multi-positionnalité », il serait impossible de faire face à des conjonctures et des situations qui exigent que l’on se distancie d’autres rôles qui introduiraient un malaise insupportable dans les relations personnelles. Par ailleurs, la gestion des espérances est un des piliers du pouvoir universitaire. L’autorité universitaire, forme de pouvoir faiblement institutionnalisée, se fonde sur des promesses et des espérances implicites dont l’indétermination aggrave la dépendance des prétendants (les soumettant à une relation infantile à leur patron, par l’impossibilité où ils se trouvent de gérer leur temps). Après avoir joué sans en avoir l’air avec le temps de son protégé, le patron peut faciliter son accès au poste désiré ou, aussi bien, ne pas le faire (Bourdieu, 1984, pp. 118-121). Une relation où un candidat anxieux voit un marché accessible dont un patron, apparemment efficace, ne lui permet pas l’accès (laissant le postulant aux prises avec une méditation interminable sur ce qui s’est passé) : voilà ce qui semble s’être produit entre Joaquín Carreras Artau et Juan Carlos García-Borrón.
García-Borrón voulut postuler pour une chaire de « fondements de la philosophie » à l’Université de Saragosse : il se fit « damer le pion » par un autre jeune philosophe, Gustavo Bueno. Celui-ci pouvait compter, dans le jury, sur son maître de Saragosse, Eugenio Frutos. En 1964, le jury pour un poste d’ « histoire de la philosophie » comprenait Joaquín Carreras Artau. Selon García-Borrón, Carreras Artau était loin d’être un patron idéal : « Il n’était ni autoritaire, ni lutteur (j’avais déjà eu l’occasion de le vérifier), mais je pouvais espérer qu’il me serait favorable et que quelqu’un d’autre me serait sinon favorable du moins sans hostilité. Cette idée se renforça lorsque je sus que Carlos Paris allait être membre du jury » (García-Borrón, 2004, p. 134).
L’échec à ce concours finit par bloquer les aspirations à l’ascension du candidat. Plus tard, Joaquín Carreras l’aidera à obtenir un poste au lycée de Barcelone où il avait lui-même été professeur. García-Borrón interpréta ce geste « comme une réparation ou une compensation possible pour le revers subi dans le dernier concours » (2004, p. 143). Comme l’indique Goffman, pour « calmer le jobard » il faut lui proposer un statut différent de celui qu’il a perdu ([1952] 1969, pp. 288-290). Quand il l’accepte, un accommodement tacite peut se produire avec celui qui l’a trahi : l’un et l’autre font comme si de rien n’était et comme si la situation était normale. Néanmoins, la chute d’énergie induite par l’échec continue à ronger l’existence du sujet. Diverses explications se profilent : la plus destructrice est celle qu’en fait on a mérité ce qui s’est produit.
Focalisé sur les voies institutionnelles, mais sans dominer les critères implicites qui les organisent, García-Borrón se trouva dans une impasse. Sans poste universitaire stable (même s’il fut chargé de cours aux facultés de Valence puis de Barcelone), la seule issue aurait pu être le travail intellectuel, mais son travail sur Sénèque, qui fit un certain bruit quand il parut (il obtint une réponse d’Américo Castro et une polémique dans la presse), ne le créditait pas de ressources intellectuelles suffisantes pour pouvoir évoluer dans un champ philosophique qui s’européanisait peu à peu et qui incorporait la philosophie analytique et le marxisme comme références de base (Paris, 1977, pp. 57-59). De ce point de vue, si la focalisation sur les problèmes intellectuels définis par les institutions est un bon investissement à court terme, elle peut s’avérer être un obstacle à moyen ou long terme : l’hispanisme de la pensée, rentable dans les années 1950, avait perdu tout crédit lorsque García-Borrón vit se fermer définitivement la voie institutionnelle. C’est, en définitive, son adaptation à sa réalité quotidienne qui permit à García-Borrón de faire face à son échec : « Dans les aspirations de promotion […] j’avais échoué ; comme le renard avec ses raisins, je m’étais fait à l’idée d’y renoncer, et je cherchais une compensation dans l’estime de mes élèves » (2004, p. 141).
Manuel Sacristán : pouvoirs et limites de l’autonomie intellectuelle.
Fils d’un phalangiste et homme d’affaires, phalangiste lui-même pendant sa jeunesse, Manuel Sacristán est celui qui, dans la triade étudiée, a les origines sociales les plus élevées : il put ainsi s’affranchir de la nécessité qui fit que García-Borrón dut, très tôt, accepter un travail. Primus inter pares indiscutable du groupe Laye, Manuel Sacristán consacra toute sa jeunesse à accumuler du capital culturel et à fréquenter les entreprises intellectuelles qui se multipliaient dans la Barcelone de l’époque. Intéressé par l’existentialisme dans sa jeunesse, un séjour à l’Institut de logique de Münster (1954-1956), qui lui offrit un poste, dota Sacristán de réelles compétences dans deux domaines rarement réunies chez un même philosophe : la logique formelle et la pensée existentielle. Sa thèse de doctorat contraste avec celle de García-Borrón à la fois par son ambition et par son désir de ne pas se laisser enfermer sur le marché philosophique national. Intitulée Las ideas gnoseológicas de Heidegger [10], Manuel Sacristán milite au Parti communiste espagnol depuis mars 1956. Son entrée au parti est liée à celle d’un groupe de proches (il s’agit donc d’un processus d’« unité de génération ») qui ont progressivement dérivé vers des positions communistes et pro-communistes (Gracia, 1996, p. 100 ; Pinilla de las Heras, 1989, pp. 87 et 206). Militant politique, Sacristán s’engage dans les tâches quotidiennes du travail clandestin. Cet engagement commence alors à perturber son insertion universitaire. Dès 1954, Joaquín Carreras Artau, qui avait toujours du mal à prendre en charge ses protégés, lui avait recommandé une carrière à l’étranger (García-Borrón, 2004, p. 108). Quoi qu’il en soit, il semble que l’insertion universitaire de Sacristán ait été rendue difficile par son décalage par rapport à son engagement politique : l’engagement postérieur à l’insertion universitaire a permis à d’autres savants de s’installer dans l’Université franquiste. En dépit des obstacles idéologiques posés par le régime, le monde universitaire disposait néanmoins d’une certaine autonomie. Par ailleurs le monde académique recrute, au-delà des idéologies, des manières d’être, parfois indépendamment des compétences techniques de la recrue.
Sacristán assiste à ce que Luis Vega a désigné comme « le processus de normalisation de la logique en Espagne » (2005, p. 29) : dans ce contexte, il disposait de toutes les ressources nécessaires pour se faire une place dans l’Université. L’Université de Valence proposait un poste de logique : Sacristán y postula en 1962, en dépit de ses doutes sur ses chances de réussite. Valence était un marché universitaire étranger pour un outsider comme lui, mais une épreuve brillante faciliterait son insertion à Barcelone, le marché local (García-Borrón, 2004, p. 108). Sacristán échoua au concours à Valence et l’Université de Barcelone ne lui offrit pas le poste qu’il espérait, alors même que les excellentes prestations de Sacristán lors du concours de Valence avaient eu un grand écho dans le monde philosophique.
En 1965, Sacristán est exclu, par non-renouvellement de contrat, de l’Université de Barcelone (où il était chargé de cours) pour des raisons clairement politiques. Condamné qu’il est à gagner sa vie avec des traductions, Sacristán est alors voué à travailler à l’intersection entre marché politique et marché intellectuel. Privé de toute sécurité institutionnelle, il lui est impossible de relever des défis intellectuels risqués. Militant politique, Sacristán a de plus en plus de conflits avec la direction du Pce.
Ces conflits étaient dans une certaine mesure prévisibles. L’insertion intellectuelle précoce de Sacristán le rendit extraordinairement réfractaire à toute instrumentalisation politique de la culture. En 1953, il déclarait, après lecture de la revue théorique du Pce, que tout art honorable se réclame du « non serviam » et qu’au fond la vision stalinienne de la culture se différenciait peu de celle du catholicisme intégriste (García-Borrón, 2004, p. 118). En 1964, il lui semblait qu’une des tâches fondamentales était de libérer les classiques du marxisme d’une lecture « cléricale » d’origine jdanovienne (Sacristán, 1983, p. 47).
Entre 1969 et 1970, en même temps qu’il démissionnait de la direction du Pce et entrait dans une grave dépression, Sacristán écrivit, à son usage personnel, un texte qui est un document précieux pour comprendre les difficultés de l’intersection entre vies intellectuelle, académique et politique (Sacristán, 2003, pp. 57-61) [12]. Interrogation sur le sens de la vie et tentative d’objectivation de sa personnalité propre, c’est un exemple intéressant d’une herméneutique du sujet, telle que Michel Foucault l’a analysée. La spiritualité, expliquait Foucault, est un ensemble d’actions par lesquelles le sujet doit modifier sa manière d’être pour accéder à la vérité sur lui-même (2001, pp. 17-19). Loin de toute rationalisation, Sacristán tente de saisir dans ce texte la manière dont sa vie s’est faite à partir d’un ensemble de décisions pratiques prises sans réflexion suffisante (et non à partir d’un ressort caché de sa personnalité profonde) et dont les effets combinés sont à l’origine de son échec personnel. C’est seulement en changeant la forme propre de mon être, en vient à se dire Sacristán, que je peux sortir de l’état de blocage dans lequel je suis pris et que je peux répondre à la question de savoir qui je suis. Pour ce faire, il fallait réunir, avec un autre sens, l’ensemble des personnalités sociales dans lesquelles il se trouvait enrôlé. Ces personnalités révèlent les logiques contrastées du champ politique, du monde académique et du champ intellectuel. En ce sens, l’écrit de Sacristán était un premier pas dans un processus de transformation, d’ascèse, dans lequel connaissance et modification de soi comme personnalité sociale et intellectuelle vont de pair.
Le souci de soi d’un philosophe marxiste.
Les conditions nationales et institutionnelles de la professionnalisation intellectuelle.
« La decisión de volver a España [1956] significa la imposibilidad de seguir haciendo lógica y teoría del conocimiento en serio, profesionalmente. Otro hecho externo muy importante, mi eliminación de la Universidad, puede haber tenido una influencia considerable » [13].
Le marxisme, un champ pour intellectuels ratés.
« La ausencia de estudio político-teórico es un fenómeno de época entre los intelectuales marxistas. » [14]
La perte de croyance en la prophétie marxiste.
« Durante un tiempo, la vida de mis rentas científicas fue soportable porque, gracias a la ausencia de perplejidad histórica, o sea, gracias a la convicción de estar reflejando la realidad me era al menos posible conseguir formulaciones generales que implicaban un programa o un objetivo político-cultural y de política filosofía. » [15]
Un programme de recomposition de soi.
« Aunque debería leer :
– Información política corriente.
– El trabajo sobre clásicos [del marxismo] [16], enlazado en la traducción.
– La historia, especialmente la del movimiento [obrero]. […]
Cuestiones filosóficas particulares :
– La teoría de la creencia, etc.
– La economía matemática es estudio funcional [para la política], pero no puedo hacerlo como especialista.
– La sociología, id[em] (con cibernética).
La “filosofía general”, la información general de lo que ocurre, debería hacerse con mucha cautela, sin perder tiempo en ella, pero organizando la información mediante un vistazo mensual. » [17]
L’élimination de l’Université excluait un rythme d’étude qui n’est possible que dans des conditions institutionnelles et matérielles adéquates. Restait le militantisme politique. Si beaucoup d’intellectuels se disaient qu’en tant que communistes ils se réalisaient comme intellectuels, Sacristán savait bien qu’être intellectuel était une chose, communiste une autre. Le Parti communiste (d’autant plus dans des conditions de clandestinité et de persécution politique) n’était guère propice au développement intellectuel. Le militantisme d’origine ouvrière et populaire ne manquait pas de courage, mais ne disposait pas des conditions culturelles minimales pour rendre possible le débat intellectuel. En ce sens, les partis communistes, à l’exception notable du parti italien, pouvaient être un marché quasiment captif pour des intellectuels ambitieux mais dépourvus de la capacité à obtenir une reconnaissance sur d’autres marchés. Sacristán écrivait ainsi, dans une note personnelle datée du 27 janvier 1969, à propos de la direction bureaucratique du Psuc : « Ceci explique […] que ce noyau [l’équipe dirigeante] constitué pour la majorité d’hommes bien ait été, depuis que je le connais, conquis par les éléments les plus indésirables de la petite bourgeoisie intellectuelle qui a été ma spécialité dans le parti » (voir Sacristán, 2003).
Le cas de Sacristán suggère une deuxième explication de l’échec intellectuel. La marginalité institutionnelle, associée aux exigences du champ politique, oblige le philosophe le plus prometteur de sa génération à renoncer à une bonne partie de ses « possibles » intellectuels. Cette expérience de l’échec ne se gère pas, comme dans le cas de García-Borrón, par un prix de consolation mais par la redéfinition complète de l’avenir. Parce qu’il est impossible d’être à la fois un bon philosophe et un militant, Sacristán se propose d’abord de se concentrer sur l’étude de questions politiques, puis de restreindre son travail militant aux tâches intellectuelles.
Sacristán ne sera jamais un philosophe systématique, et la majorité de ses textes seront des écrits de circonstances. Il sera, néanmoins, l’animateur d’une des revues politico-intellectuelles centrales de l’Espagne postfranquiste, et la référence de nombreux philosophes « installés » dans le champ intellectuel. L’autonomie intellectuelle et le prestige politique considérable de Sacristán lui permettront, malgré ses échecs institutionnels, d’utiliser les ressources accumulées pour se ménager un espace original. Mais l’échec institutionnel de Sacristán fut aussi dans une certaine mesure la conséquence d’un déficit de reconnaissance intellectuelle par ses pairs. Au concours de Valence, le jury reprocha à Sacristán d’avoir accorder trop d’importance au néopositivisme et au marxisme dans une de ses publications. Le reproche du jury « franquiste » était alors partagé par de nombreux philosophes professionnels, et il l’est encore aujourd’hui. Ces courants, conçus comme critiques exogènes de la philosophie (Sacristán, 1984, p. 403) et auxquels le champ philosophique espagnol a identifié Sacristán, le situaient en dehors de la tradition de la corporation.
Face à l’échec, explique Goffman, un individu peut rejeter les accommodements que lui offrent ceux qui l’on fait sombrer et « s’installer, pour ainsi dire, à son propre compte. Il peut essayer de réunir autour de lui les gens et les moyens nécessaires pour conforter un statut équivalent à celui qu’il a perdu, mais avec d’autres relations » ([1952] 1969, p. 292).
Sans doute pourrait-on écrire à propos de Sacristán ce que lui-même écrivit, dans une veine goffmanienne, à propos de Marx : « Que n’aurait-il pas pu écrire ! Dommage qu’il ait dû se consacrer à l’économie ! “Tout être humain meurt vingt-quatre heures par jour. Mais on ne voit chez personne combien de fois au juste il est déjà mort” » (2003, p. 290) [18].
Esteban Pinilla de las Heras : internationalisation radicale et fuite en avant.
Esteban Pinilla de las Heras choisit une discipline, la sociologie, qui n’avait qu’un discret prestige intellectuel dans l’Espagne franquiste, et il changera de pays. Si une partie des problèmes rencontrés par García-Borrón et Sacristán s’explique par leurs origines de classe (universitaires de première génération, à qui manque toujours, comme le disait García-Borrón, un « parrain »), dans la trajectoire de Pinilla de las Heras les origines de classe semblent être aussi au principe d’une option institutionnelle ― le départ de l’Espagne ― qui fut son recours principal contre l’échec.
Esteban Pinilla de las Heras était fils d’un petit propriétaire qui avait fui pour échapper à des conflits d’héritage dans un village d’Espagne. L’horreur face à la violence et au primitivisme des « gens d’en bas » se combine chez lui avec une fascination pour la culture conçue comme un moyen de civiliser les masses ignorantes. Deux livres qu’il a laissés, à mi-chemin entre mémoires et essai sociologique, regorgent de stéréotypes sur une Espagne noire, « africaine » et primitive : Franco était, selon lui, le « haut commissaire du Maroc en Espagne » (1989, pp. 62-63) et Barcelone, à la frontière entre l’Europe et l’Afrique (1996, p 20). Esteban Pinilla de las Heras fut, selon sa propre description, membre d’une famille de classe moyenne « qui avait des prétentions à un statut qu’elle ne pouvait pas soutenir » (Marsal, 1979, p. 236) : la culture fut le chemin qu’il prit pour fuir ces origines sociales détestées (le « peuple » brutal) et obtenir la reconnaissance d’un milieu social peu enclin à la lui octroyer (Pinilla de las Heras, 1996, p. xii).
Bien qu’il fût un écrivain précoce et un activiste culturel au sein du groupe dans lequel évoluèrent Manuel Sacristán et Juan Carlos García-Borrón, Pinilla de las Heras fut décrit en ces termes par le symbole de la « gauche divine », le poète et éditeur Carlos Barral (adepte de la monarchie dans sa jeunesse pour des raisons « esthétiques »): « Le personnage principal de cette équipe [de la revue Laye] fut le sociologue Pinilla de las Heras, d’une fécondité plus que remarquable, qui […] nous régalait de fréquentes et soporifiques conférences à propos desquelles je ne me souviens que d’une chose, qu’il prononçait indéfectiblement “Ejel” [19] le nom de Hegel, qu’il ne cessait de mentionner » (Bonet, 1988, p. 73).
La sociologie que connait le jeune Pinilla de las Heras est une philosophie sociale associée à la discipline philosophique nommée « éthique », dont le titulaire à l’Université de Barcelone est Tomás Carreras, le frère de Joaquín Carreras (1989, pp. 49-50). Bien placé à Barcelone, Pinilla de las Heras entre en contact avec le Centre de sociologie européenne et participe entre 1961 et 1962 au Programme méditerranéen dirigé par Pierre Bourdieu. C’est, pour lui, l’opportunité d’une véritable professionnalisation sociologique, d’une sortie de la « rhétorique de la dissertation » et de l’acquisition des outils statistiques de base, après des études à Cambridge et à l’École pratique des hautes études (Marsal, 1979, pp. 244-245). Plus tard, Pinilla de las Heras fera partie du Laboratoire de sociologie industrielle et sera nommé chef de travaux et chargé de cours à la VIe section (sciences économiques et sociales, aujourd’hui l’Ehess) de l’École pratique des hautes études.
L’internationalisation de Pinilla de las Heras fait de lui une référence de sa génération de sociologues espagnols : son nom apparaît, dans les bilans de la sociologie sous le franquisme, parmi un cercle choisi d’intellectuels émigrés que l’Université espagnole n’a pas traités comme ils le méritaient (Giner, 1977, p. 143). Et pourtant, dans un de ces bilans, on fait remarquer que Pinilla de las Heras, tout en étant un écrivain prolifique, a peu publié (Miguel, 1973, p. 71).
L’intéressé en a donné une explication : son internationalisation se fit au prix de la perte de toute autonomie créatrice et de son installation dans des postes institutionnels marginaux. Dans les grands centres de recherche français, explique Pinilla de las Heras, les scientifiques étrangers sont chargés de « la cuisine de la recherche », qui sera ensuite exploitée intellectuellement par « les grands noms du cru ». D’où, également, la perte de toute capacité à définir des objectifs de travail propres et des rythmes de travail pour les atteindre : « Il vint un moment où je perdis mon identité ; je ne pouvais pas m’occuper des problèmes qui m’intéressaient profondément, et je ne pouvais pas écrire mes propres livres » (Marsal, 1979, p. 249). Le titre de noblesse acquis par le plébéien se dégrada et l’insertion dans un circuit international se paya de l’insécurité institutionnelle et de la perte d’autonomie intellectuelle.
Le fils de ce père qui avait fui ne sut pas s’arrêter : « Ma vie se convertit en ce qu’on appelle en français une “fuite en avant”. […] Quand j’eus l’accident d’auto ce fut le point culminant de cette fuite en avant, puisque je m’écrasai dans des conditions qui restent un mystère pour moi » (Marsal, 1979, p. 251). Comme l’explique Goffman, l’échec ne peut pas toujours être atténué : celui qui a échoué « peut se punir sévèrement, tenter de se suicider ou se conduire de telle sorte qu’il devienne nécessaire de le calmer dans d’autres sphères de la vie sociale » ([1952] 1969, p. 291).
Les relations entre origine sociale, trajectoire intellectuelle et processus de consécration permettent, me semble-t-il, d’analyser l’expérience de l’échec intellectuel dans les trois cas étudiés ici. Le travail de Randall Collins ouvre des pistes qui permettent d’étendre l’analyse en montrant comment l’énergie nécessaire à la création intellectuelle se transmet à travers les rituels quotidiens d’interaction, qui incluent, outre les interlocuteurs, la lecture et le dialogue avec soi-même [20]. L’énergie émotionnelle croît ou se dégrade en fonction d’une conjonction spécifique, présente dans chaque rencontre quotidienne, entre les ressources culturelles disponibles et l’indétermination relative de ce genre de rencontres. En fonction des capitaux dont ils disposent, les agents se trouvent situés en divers points des réseaux les plus cotés du monde intellectuel. En parlant avec ceux avec lesquels il faut parler, mais aussi en lisant les livres qu’il faut lire et en posant les questions qu’il faut poser, ils auront plus ou moins de facilité à participer aux rituels d’interaction qui stimulent l’énergie émotionnelle ou au contraire la dissolvent. Mais les rencontres sociales sont des espaces dans lesquels il est difficile de prévoir quels événements auront lieu (Goffman, [1967] 1974, p. 129). Cette indétermination alimente tous les espoirs pour les petits et toutes les incertitudes pour les grands. Les résultats, post festum, ont tendance à s’avérer prévisibles pour les gens impliqués.
Pour les intellectuels issus de milieux modestes et/ou de « première génération », l’accès au monde intellectuel suppose l’élargissement des réseaux de relations, c’est-à-dire l’accès à des marchés relationnels dont ils ne maîtrisent pas les mécanismes de formation des prix (Heinich, 1999, p. 7-22). En outre, ils doivent acquérir de nouveaux traits de personnalité qui sont difficilement supportables pour leur environnement quotidien. Le recueil de données sur les rituels d’interaction intellectuelle n’est pas facile. La description ethnographique n’a que rarement été utilisée et ne permet de travailler que l’analyse des interactions au présent. Cependant il n’y a pas que des obstacles : les intellectuels, ceux qui ont le mieux réussi mais aussi les autres, aiment s’exprimer en public et raconter leur vie, et d’autant plus qu’ils ont vécu une trajectoire d’exception (chute ou ascension sociales). C’est le cas de Juan Carlos García-Borrón, Manuel Sacristán et Esteban Pinilla de las Heras. J’ai relevé quatre questions, qui constituent autant de clés pour une analyse sociologique de l’échec intellectuel :
– De quelle manière l’origine sociale d’un intellectuel (son habitus) fait-elle obstacle à la réussite dans les espaces intellectuels dans lesquels il évolue ? Toute carrière intellectuelle exige un processus de reconversion de l’habitus, à des degrés divers : du fils d’un grand professeur qui se sent comme un poisson dans l’eau à celui d’un petit commerçant qui évolue comme un immigrant dans un pays inconnu. Certains habitus, associés à certaines origines sociales, sont-ils incompatibles, toutes choses égales par ailleurs, avec le succès d’une trajectoire intellectuelle dans certaines régions du champ intellectuel ? Dans ce cas, il faudrait conclure que le champ intellectuel inclut des régions difficilement habitables pour ceux qui ont un certain type de trajectoire sociale.
– Quelles sont les diverses modalités de l’échec intellectuel ? Je me suis efforcé ici d’en systématiser quelques-unes, sans prétendre en faire le tour : absence de progression dans la carrière, incapacité à correspondre à l’« idéal du moi », impuissance à définir un cadre de création propre. Ces modèles d’échec se distribuent-ils au hasard ou sont-ils plus ou moins probables en fonction de l’origine sociale des intellectuels et de l’état du monde intellectuel ? Le premier semble typique du parvenu. Le deuxième, produit de la discordance entre les possibilités et l’« idéal du moi », peut fort bien se distribuer démocratiquement et dépendre d’effets de trajectoire idiosyncrasiques. Le troisième semble également caractéristique d’intellectuels d’origine modeste.
– Quelles sont les formes de consolation possibles ? Chacune d’entre elles dépend du capital institutionnel, intellectuel ou créatif accumulé. Les trois modalités décrites ici me semblent susceptibles de regrouper d’autres formes de consolation. Ainsi la construction par Sacristán d’univers qui lui sont propres peut se décliner de diverses manières : invention d’un territoire propre du savoir, changement de discipline, etc. L’adaptation à l’échec de García-Borrón se décline selon des modes plus stoïques et plus agressifs. L’autodestruction de Pinilla de las Heras est un cas extrême qu’il faut inclure dans la famille des processus d’exposition aventureuse. La lutte pour la reconnaissance intellectuelle, quand elle se développe à partir d’un sentiment d’indignité, produit une alternance entre exigences de reconnaissance hyperbolique et autopunition tout aussi excessive.
– Dans quelles conditions, enfin, les trois pôles d’excellence intellectuelle peuvent-ils s’accumuler simultanément ? Quelles propriétés sociales les agents doivent-ils réunir pour atteindre cet état d’excellence ? Certains sont-ils incompatibles avec d’autres, par exemple la consécration institutionnelle et l’autonomie créative, la quête de la reconnaissance des pairs et la capacité de s’adapter aux voies de progression académique établies ?