Comme le résume parfaitement Serge Paugam en ouverture de sa préface, l’ouvrage de Catherine Sélimanovski tente de rendre compte de la manière dont l’espace intervient dans la production de la pauvreté et, inversement, de la manière dont la pauvreté contribue à façonner l’espace ainsi que les représentations qui lui sont associées. Les relations entre les positions relatives que les individus occupent dans l’espace social et celles qu’ils occupent dans l’espace géographique sont ainsi placées au centre de l’analyse. L’idée-force sur laquelle repose la problématique est que « la pauvreté représente une position sociale dominée et que l’inscription dans l’espace des personnes et des populations en situation de pauvreté reflète et entretient cette domination sociale, quand elle ne l’aggrave pas » en raison d’« effets de lieux » qui majorent les désavantages de la position sociale par l’absence de « profits d’espace » que les individus peuvent retirer de leur situation géographique (p. 15-16).
Définir la pauvreté : construction politique et relation d’assistance.
Définir la pauvreté sans la réduire à son seul aspect monétaire, mais en prenant en compte ses multiples dimensions, qu’elles soient matérielles ou symboliques, fait l’objet de débats récurrents au sein des sciences sociales comme au sein de l’espace public. C’est en premier lieu à ce problème que s’affronte l’auteure : se doter d’une définition opérationnelle de la pauvreté. Autrement dit, déterminer qui, dans le cadre d’un travail empirique, peut être considéré comme pauvre. S’appuyant sur les réflexions de Georg Simmel, elle exclut les acceptions quantitatives (monétaires ou autres), pour appliquer une définition relationnelle de la pauvreté, conceptualisée en termes de statut social. Dans ce cadre, seront considérés comme pauvres non pas ceux qui se situeraient (par exemple) en deçà d’un seuil de revenu, mais ceux qui reçoivent une assistance de la part de la collectivité. C’est donc autour de la relation d’assistance que l’auteure construit son objet. Du coup, la pauvreté est appréhendée moins comme une situation de dénuement par rapport à une norme de consommation ou par rapport à des styles de vie légitimes, que comme une construction proprement politique : sont pauvres ceux que les dispositifs d’assistance désignent comme tels, les deux dispositifs retenus par l’auteur étant le Revenu minimum d’insertion (Rmi) et le Fonds d’urgence sociale (Fus). Considérés sous cet angle, les pauvres ne sont donc pas des « exclus », mais des personnes incluses dans la société globale du fait même de la relation d’assistance qui, tout en traçant une frontière intérieure, les relie à elle. Afin de consolider le point de vue théorique selon lequel la pauvreté est avant tout une construction politique, l’auteure insiste également sur les effets de l’empilement de mesures faiblement coordonnées émanant d’institutions diverses qui contribue à entretenir de véritables poches de pauvreté urbaine et à maintenir le stigmate sur les zones défavorisées. Elle cite notamment le décalage entre les dispositifs de la politique de la ville et ceux de la prise en charge des personnes assistées. Au niveau du découpage des zones d’intervention, il en résulte une « absence de correspondance entre les territoires de gestion et de projet, dessinés par chacun des multiples dispositifs de la sphère de l’assistance ou de celle de la politique de la ville » (p. 68).
Pluralité méthodologique et disciplinaire.
La pluralité des méthodes mises en œuvre par Catherine Sélimanovski constitue un point fort de son ouvrage. Le matériau sur lequel s’appuie la démonstration se révèle en effet d’une grande richesse. L’essentiel de celui-ci est constitué des fichiers des allocataires du Rmi et des bénéficiaires du Fus dans le Bas-Rhin. À partir de ces données, l’auteure cartographie la pauvreté en établissant des comparaisons très fines entre les cantons et les communes de ce département. Elle démontre ainsi tout l’intérêt et toute la portée heuristiques qu’il y a à utiliser des données au niveau infra-départemental, voire infra-communal et infra-cantonal, pour rendre compte tant de la dispersion que de la concentration de phénomènes sociaux tels que la pauvreté, les inégalités sociales ou l’exposition au risque du chômage, donc de leur inscription locale. Ainsi, si le Bas-Rhin se situe en dessous de la moyenne nationale pour la proportion de ménages bénéficiaires du Rmi ou pour le taux de chômage, les cartes font apparaître des zones qui se détachent nettement de cette tendance centrale.
Mais l’auteure n’en reste pas là. À partir des informations sociodémographiques contenues dans les fichiers, elle établit également une typologie des situations de pauvreté au moyen d’une analyse factorielle des correspondances et d’une classification ascendante hiérarchique (au passage, on peut noter que si la présentation des cartes semble avoir fait l’objet du plus grand soin, celle du plan factoriel résumant l’analyse laisse un peu à désirer). Ces données quantitatives sont également mises en relation avec un matériau plus qualitatif (entretiens avec des travailleurs sociaux et des bénéficiaires, courriers adressés aux institutions) qui permet d’appréhender le vécu des situations de pauvreté et la signification que celles-ci revêtent pour ceux qui les occupent. La mobilisation de ce matériau révèle une intention (réussie) de mener un travail réellement pluridisciplinaire qui intègre les acquis de la géographie sociale, de la sociologie et de l’analyse des politiques publiques. Ce dispositif méthodologique et épistémologique rend ainsi compte du fait que la pauvreté constitue un fait social total aux dimensions économiques, sociales, culturelles, politiques, etc.
La pauvreté, espace social et espace géographique.
L’ouvrage repose sur trois propositions majeures. Premièrement, l’auteure pose la correspondance entre la position sociale disqualifiée des populations en situation de pauvreté et une situation résidentielle défavorable dans des « espaces rétractés » (pp. 107-130) en relation avec les usages qui en sont faits : non seulement les personnes qui les occupent voient leurs possibilités d’en sortir réduites, mais elles ont également tendance à réduire leurs mobilités quotidiennes autour de leur lieu de résidence. Pour autant, l’auteur souligne que si on observe effectivement une correspondance de ce type, celle-ci n’est jamais parfaite ou, pour le dire autrement, que l’espace géographique n’est pas un décalque de l’espace social. Deuxièmement, elle affirme que la pauvreté, résultat d’un processus d’étiquetage et de prise en charge des populations, crée une frontière sociale entre ces dernières et la société globale, le terme de frontière suggérant des déplacements de part et d’autre de la limite au cours des trajectoires sociales et résidentielles. Troisièmement, elle montre que l’hétéronomie sociale des personnes en situation de pauvreté les empêche de bénéficier des privilèges apportés par les formes actuelles de mobilité, ce qui engendre une « territorialité du repli » (pp. 239-262, et renvoie à la notion d’espace rétracté).
L’analyse extrêmement localisée réalisée par l’auteure met ainsi en évidence que si on observe effectivement une concentration de populations pauvres dans des quartiers fortement touchés par la précarité et le chômage, on observe également des poches de pauvreté dans des espaces faiblement marqués par la précarité qu’il s’agisse de quartiers populaires urbains, de quartiers anciens situés en centre-ville ou de zones rurales. Dans ces cas de figure, la pauvreté perd en visibilité tant ces espaces sont intégrés à l’espace environnant. Du coup, l’effet de discontinuité apparaît bien plus nettement quand les foyers de pauvreté sont situés dans des zones de chômage et de précarité stigmatisée en raison de leur aspect physique (grands ensembles notamment) et de leur désignation comme zones sensibles par les politiques de la ville.
Une fois la pauvreté cartographiée, l’auteure produit une analyse qui emprunte largement à la sociologie pour montrer de quelle façon le franchissement de la frontière de la pauvreté, dans un sens ou dans l’autre – affecte l’identité, les capacités d’action ainsi que la tendance au repli des individus concernés. Dans un premier temps, l’auteure établit une typologie comprenant sept profils de demandeurs du Fonds d’urgence sociale. Dans un second temps, elle complète cette approche quantitative par l’analyse de parcours de vie recueillis au moyen d’entretiens. Elle fait ainsi apparaître que le passage de la frontière n’a pas le même sens ni les mêmes effets selon les profils sociologiques des assistés ou, plus précisément, que la position par rapport à cette frontière (selon de quel côté et à quelle distance on se situe), détermine largement le rapport au présent et à l’avenir des individus. Elle fait ainsi apparaître que la frontière devient alors très floue et qu’elle tend à devenir non plus une ligne de démarcation, mais une large bande où se mêlent différents statuts en fonction de la position par rapport à l’emploi et aux institutions de prise en charge de la pauvreté. Elle établit ainsi que si le déterminant principal reste la distance à l’emploi, celle-ci se couple à des propriétés démographiques plus ou moins favorables (âge, situation familiale, origine nationale) et à des coordonnées géographiques marquant l’appartenance à des espaces d’habitat disqualifié. La pauvreté, caractérisée par ce que l’auteur désigne comme une forme d’hétéronomie sociale et de repli territorial, apparaît ainsi dans sa diversité tant elle englobe des situations plurielles.
Pauvreté et relation d’assistance, une construction en trompe l’œil ?
Si, dans l’ensemble, l’ouvrage est particulièrement convaincant et ses conclusions étayées par un matériau extrêmement riche, la construction de l’objet « pauvreté » en référence unique, dans le sillage de Georg Simmel, à la relation d’assistance suscite quelques interrogations. Ce choix est défendu au nom d’un argument central : la pauvreté résulte avant tout d’un processus d’étiquetage produit par l’intervention politique. Sur cette base, un des partis pris de l’auteure est de ne pas retenir les critères monétaires unidimensionnels (le seuil de pauvreté dont les définitions font débat) ou les approches multidimensionnelles qui cherchent à combiner différents critères (revenus, accès à la santé et à l’éducation, bien-être subjectif, etc.). Sont ainsi compris comme « pauvres » les allocataires du Rmi et les bénéficiaires du Fus. Or, l’accession à ces deux prestations est conditionnée par des seuils. De ce fait, l’auteure réintroduit ainsi la logique de définition des pauvres par leurs ressources matérielles, donc la référence à leur position relative par rapport aux riches (et aux moins pauvres) : est pauvre celui qui détient suffisamment peu pour bénéficier des dispositifs d’assistance. Il apparaît ainsi que le choix théorique et épistémologique défendu dans l’introduction et la première partie de l’ouvrage relève plus d’un problème de faisabilité que d’une motivation de rompre réellement avec des approches jugées trop « classiques ». En effet, pour pouvoir étudier la pauvreté d’un point de vue quantitatif et cartographique très fin, il fallait disposer des données pour cela (ou les produire ce qui, au regard des coûts et des crédits alloués à la recherche en sciences sociales, n’est pas de la portée d’un universitaire isolé). Or, ces données détaillées comprenant les revenus ainsi que les propriétés sociodémographiques des individus ne sont pas constituées. Du coup, traiter les informations contenues dans les fichiers du Rmi et du Fus se présentait comme un bon compromis et une solution d’économie. L’impression persistante qu’a le lecteur dès les premières pages est donc que, derrière l’ensemble des arguments théoriques et épistémologiques, se cache la question beaucoup plus prosaïque et purement technique à laquelle tout chercheur en sciences sociales est un jour confronté, celle de l’empirisme pragmatique. Il aurait suffi de dire qu’il s’agissait de la seule façon opérationnelle d’y parvenir et donc de la meilleure façon de le faire plutôt que de prétendre qu’il s’agissait de la seule valable, d’autant que ce dernier point de vue est contestable. Il l’est notamment en raison de l’occultation des pauvretés invisibles (celle des non-salariés par exemple, absents de la plupart des publications traitant des inégalités) et, malgré de nombreuses pages de réflexion théorique et épistémologique de facture très (voire trop) classique et académique, les orientations récentes en termes de construction de nouveaux indicateurs de richesse et de bien-être social sont à peine effleurées alors qu’il aurait pu s’agir d’un bon point de départ pour construire l’objet « pauvreté » autrement qu’en s’appuyant sur sa production institutionnelle.
Pour finir, les développements du dernier chapitre sur les violences des jeunes dans les grands ensembles tombent un peu comme un cheveu sur la soupe et sont bien peu convaincants. Outre que l’on a l’impression de lire des choses déjà lues, voire déjà vues, notamment dans les médias, ces passages souffrent d’un manque de rigueur méthodologique et interprétative, absent du reste de l’ouvrage. Il faut dire que ces analyses s’appuient sur des travaux d’étudiants de licence s’étant interviewés les uns les autres. L’auteure ne prend aucune distance par rapport à ce matériau dont le statut est plus que problématique. Dès lors, à la lecture, un doute sérieux s’installe quant à la réalité des énoncés ou, tout du moins, quant à l’effectivité des pratiques évoquées par ces « jeunes » censés représenter la jeunesse de leur quartier, sa tendance au repli territorial et sa supposée propension à la violence à l’égard de tout ce qui viendrait de l’extérieur. Dommage.
Catherine Sélimanovski, La frontière de la pauvreté, Rennes, Pur, 2008.