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Serendipity.

Sociétés en crise. Raisons d’espérer.

Image1Les sociétés du Sud sont inscrites dans des processus de réinvention, de mutation et de transformation qui illustrent à la fois une historicité bouleversée, et des mécanismes que l’on range généralement sous le vocable de « crise ». Au sens des auteurs, la crise n’est pas simplement la remise en cause d’un modèle « traditionnel » par un autre qui serait qualifié de « moderne », mais plutôt un ensemble de remises en cause de modèles endogènes ou exogènes qui sont appelés au quotidien par les acteurs à subir des changements et des adaptations diverses. L’entrée en modernité dont il s’agit ici ne se définit pas par rapport aux valeurs extérieures, notamment occidentales, mais plutôt comme une série de valeurs concrètes issues des terrains d’analyse. Ces changements influent en retour sur l’organisation sociale et les trajectoires offertes aux acteurs. La crise est observable à plusieurs niveaux : les normes, les logiques et les pratiques. Ces sociétés sont le théâtre d’une série de changements politiques, économiques, démographiques et sociaux qui s’opèrent sur fond de regrets, de nostalgie, d’espoirs et d’amertume. Issue du grec krisis [1], la notion de crise revêt, malgré son ambivalence, quelques constantes. En effet, elle suppose une rupture des relations sociales au sein d’une même structure ou entre plusieurs structures sociales, ce qui suggèrerait qu’elle est un mode opératoire de transformations sociales et de mutations sociales inscrites dans le cours normal de la vie sociale. La société est pensée alors comme un système dont l’équilibre peut être rompu ou reconstitué par une situation de crise.

Edgar Morin souligne d’ailleurs que si le mot crise désignait à l’origine la décision, il est devenu synonyme de l’indécision, sert à nommer l’innommable, et surtout, renvoie à une double béance ; béance dans notre savoir… béance dans la réalité sociale elle-même où apparaît la crise (Morin, 1976). Faisant appel à ce qu’il nomme une crisologie, Morin définit le concept de crise comme étant constitué de plusieurs notions enchevêtrées (l’idée de perturbation, l’accroissement des désordres et des incertitudes, le blocage/déblocage, les polémiques, les antagonismes, la manipulation des doubles contraintes, les solutions mythiques et imaginaires, etc.) dont la dialectisation permet de dégager le substrat « crisique » en tant que manifestation d’une réalité globale et spécifique à la fois. Sans faire de l’approche de Morin le socle de notre analyse, il s’agit ici d’apprécier le degré des tensions à partir desquelles les séries de changements peuvent être considérées ou non comme des crises, et de rendre compte de leurs manifestations à travers des paradigmes centrés sur l’historicité ainsi que sur les faits de société. Par ailleurs, la crise suggère l’action, voire la réaction d’une frange sociale ou de l’ensemble de la société, prenant fait et cause pour une situation donnée, ou se mobilisant contre une autre selon des modalités spécifiques et historiques. La manifestation d’une crise suppose donc une évolution et rappelle que les structures sociales ne sont nullement statiques, même lorsque leur degré de dynamisme semble faible. Les molécules sociales se trouvent toujours en mouvement, en dépit parfois d’une apparente inertie. En définitive, parler de « sociétés en crise » comme les contributeurs osent le faire dans ce travail collaboratif, nourrit deux ambitions.

La première ambition est de montrer que les structures sociales ne sont pas immobiles et connaissent des transformations visant à aller vers des degrés de rationalisation plus élaborés. Pour les contributeurs, les sociétés africaines en particulier répondent différemment aux conjonctures même si ces dernières sont plus ou moins universelles et identiques. C’est aussi pour ces analystes une manière de remettre en cause certains postulats unificateurs des situations africaines. Dès lors que leur caractère dynamique est constaté, il convient par la suite de comprendre comment les acteurs sociaux agissent pour structurer l’espace et contribuer individuellement ou collectivement à la constitution de leur monde social devenu champ d’expressions de positions difficilement conciliables. La référence aux problèmes économiques, aux déplacements de population, à la crise politico-militaire en Côte d’Ivoire ou encore aux émeutes (Bertho, 2009 ; Eyebiyi, 2010) permet d’élucider la dimension radicale de la crise. Les aspects moins violents en sont révélés par la négociation de l’accès aux ressources par les rapatriés (Sylla, 2005), l’action syndicale (Fall, 1989 ; Chabi Imorou, 2010) ou encore les mouvements de lutte contre la corruption (Damiba, 2008 ; Eyebiyi, 2009).

La seconde ambition est de rendre compte des crises comme étant des processus constructifs de l’équilibre sociétal, en se basant sur des études de cas dans plusieurs sociétés notamment celles des Suds. La perspective comparative qui anime les contributeurs justifie l’intégration de points de vue sur la Corée du Sud. Cette aire n’appartient pas au sud et a été longtemps citée parmi les modèles des pays émergents en Asie. Et pourtant, le « miracle » sud-coréen n’a pas été à l’abri d’une crise économique internationale qui a profondément transformé l’institution familiale et éducative traditionnelle (Carrausse, 2010).

Le décentrement proposé revient donc à examiner le concept de « crise sociale » à travers sa multiplicité, ses entendus et sous-entendus, sa charge sociopolitique et bien d’autres dimensions ; et ceci, depuis des terrains de recherche géographiquement basés dans les Suds.

La crise sociale en contexte.

Sous le vocable de « sociétés en crise », il est question de mobiliser plusieurs disciplines afin de produire une analyse transversale et longitudinale des crises sociales à partir de contextes économique, politique, environnemental et social variés. Dans cet ordre d’idées, la crise est examinée comme étant une situation momentanée où les forces sociales s’expriment à la recherche de nouvelles solutions aux insatisfactions présentes. Il s’agit d’une analyse en profondeur, dont l’ambition est donc de décrire les dimensions multiples des crises sociales en interrogeant leurs processus, leurs mécanismes, les jeux d’acteurs auxquels elles donnent lieu, ainsi que leurs implications.

Le défi majeur pour les sciences sociales et humaines est l’objectivation des questions sociales, l’élucidation des problématiques sociales, la référence à l’empirique, la description des mécanismes fondamentaux, l’exégèse des effets, l’identification des acteurs et l’inventaire des modèles d’action, d’analyse et d’interprétation. De fait, les contributeurs du présent dossier mobilisent des connaissances du monde social pour approcher ce défi. La perspective de recherche utilisée est celle qui permet de concevoir la crise sociale dans ses fondements et ses manifestations multisectorielles suivant une méthode descriptive et analytique. Appréhender les crises sociales gagne à être inscrit dans une perspective historique, comparative mais aussi multidisciplinaire. En effet, les crises sociales ont une histoire, puisqu’elles tiennent leur origine des schèmes du passé des peuples concernés et se construisent dans le présent pour mieux présager des configurations futures. Le modèle historique de la société ancienne du Moogo [2] au Burkina-Faso confirme fort à propos que l’Afrique ancienne était capable de projet politique et pouvait s’objectiver dans son existence quotidienne. Par exemple, l’analyse historico-politique de Hilgers (2007) a situé les jalons théoriques et méthodologiques d’une anthropologie réflexive sur le projet politique de l’autodétermination dans les sociétés anciennes. Au-delà, elle a établi des bases solides pour concevoir l’existence des crises au sein de sociétés africaines comme n’étant pas un épiphénomène propre à ces sociétés autrefois frappées du sceau de l’altérité, mais comme un paramètre normal et non pas normatif. Ceci est important pour comprendre les manifestations actuelles des crises sociales, dans leur diversité. Par ailleurs, les crises sociales ne répondent pas forcément aux mêmes logiques, encore moins s’expriment-elles selon les mêmes articulations lorsque le contexte change, lorsque les enjeux varient, lorsque les positions entrent en ligne de compte. De même, les crises sociales, en raison de leur variabilité, répondent aux logiques combinées de plusieurs secteurs d’activités sociétales, ce qui légitime une approche multidisciplinaire (sociologie, géographie, anthropologie, relations internationales, histoire comparée, etc.) dans la tentative de les saisir.

Des modes de production et d’expression.

Les crises politiques sont souvent la cause d’importants déplacements de populations, en particulier lorsqu’elles s’accompagnent de manifestations armées. Le paradigme migratoire laisse se dessiner alors des trajectoires de populations mises en mouvement du fait de facteurs exogènes ou endogènes. En Côte d’Ivoire, la crise politico-militaire a occasionné des mouvements migratoires imprévus. Plusieurs milliers de ressortissants maliens y vivant ont dû prendre le chemin du retour. Une fois dans leur pays d’origine, leur intégration sociale devient une problématique, d’autant que l’accès aux ressources naturelles est déjà saturé : une nouvelle compétition s’ouvre entre ces nouveaux arrivants et les populations déjà en place, autour de ressources naturelles et foncières limitées. Il a fallu assurer leur rapatriement, procéder à leur réinsertion dans l’économie locale et pacifier les relations intercommunautaires tendues de fait. À partir de l’examen des mécanismes d’accès et d’exploitation des ressources locales, Bakary F. Traoré jette la lumière sur des interactions situées en aval du phénomène migratoire, et mettant aux prises les nouveaux arrivants et les primo occupants des lieux. Il pose les jalons d’une sociologie des dynamiques migratoires au regard de la réinsertion des rapatriés. Almamy Sylla, dans la même logique, interroge la dynamique des tensions sociales autour de l’eau et de la terre dans la commune de Loulouni au Mali. Marquée par une forte tradition du déplacement et de la migration, cette commune connaît une pression très soutenue sur ses ressources naturelles, notamment l’eau et la terre. Ces dernières constituent des enjeux de survie et s’inscrivent au cœur des conflits sociaux et des stratégies d’accaparement, tout en constituant des occasions de résoudre une crise des alliances entre populations Bozos, Peuls et Dogons.

Une sociologie des crises sociales à travers leurs modes d’expression et de production ne peut se limiter à une sociologie des migrations et des déplacements forcés, encore moins à une sociologie des mouvements syndicaux ou des mobilisations contre la corruption, encore moins à une sociologie du changement social. Ces situations ne sont que des illustrations partielles pour approcher un phénomène multiforme. Pour cause, sur le terrain de l’éducation, les influences des crises sociales provoquent non seulement des transformations structurelles et organisationnelles, mais agissent en retour sur le cadre actanciel formé par la famille, unité sociale de base. Séverine Carrausse étudie ainsi comment les conséquences de la crise financière de 1997 en Corée du Sud ont remodelé les structures de base d’une société, notamment en matière d’éducation. Traditionnellement, accéder à une université d’élite apparaît en Corée du Sud comme une clé d’accès à un statut social élevé. À cette fin, les Sud-Coréens mettent à contribution divers réseaux familiaux et sociaux ainsi que des moyens financiers importants pour permettre à leur progéniture d’accéder aux nouveaux espaces de valorisation sociale ainsi ouverts. Mais l’avènement de cette crise économique internationale affecte la sphère du travail, mais aussi celle de la famille ; l’éducation, de facto, est appelée à changer de configuration. Les évolutions induites sont lisibles tant au niveau des structures externes — elles s’opèrent dans une certaine temporalité —, qu’au niveau des structures internes de la société, où elles agissent avec moins de visibilité mais davantage d’acuité. Si les situations de crise s’apparentent à des menaces, elles constituent dans un même temps des fenêtres d’opportunités de renouvellement des structures sociales.

Acteurs et jeux d’acteurs face à la crise.

La sociologie des organisations, mais aussi d’autres disciplines des sciences sociales et humaines, ont montré que l’acteur est doté d’une rationalité et ne se laisse pas impunément structurer par la vie sociale, et ceci dans différents domaines. Pour cause, avec la fin du déterminisme psychologique, l’acteur rationnel peut user de sa marge de manœuvre en déployant ses logiques propres dans le but de prendre part aux jeux de pouvoir afin de remodeler son environnement affectif, psychologique, économique ou encore politique. La dualité action/réaction transparaît alors dans l’expression de ses actes sur le corps social. Le cadre analytique de l’analyse stratégique n’est cependant pas le seul modèle pour penser les crises sociales et les réactions apportées par les acteurs. Par exemple, les méthodes historiographiques permettent la mobilisation et l’exploitation d’un intéressant corpus d’éléments d’analyse, ainsi que le montrent les textes de Almamy Sylla et Bakary Fouraba Traoré sur les migrations et mobilités au Mali ou encore les analyses de Sara Ndiaye sur le Sénégal. Recourir à l’histoire ancienne et par suite, aux documents historiques, aux chants traditionnels, proverbes et autres sources de données permet d’élargir non seulement la compréhension théorique des paradigmes explicatifs du positionnement des sociétés au Sud par rapport aux changements et différents facteurs d’innovation/rénovation sociale auxquels ils sont amenés à faire face.

Au centre de tout processus se situe donc l’homme, agent rationnel, qui conçoit et met en œuvre le changement, l’entretient et lui substitue de nouvelles formes d’organisation. Ainsi, en fonction de ses besoins spécifiques et de son environnement (naturel, institutionnel, familial, politique, etc.), l’acteur social développe des logiques qui lui sont propres dans une constante articulation aux contingences quotidiennes et historiques afin de trouver de nouvelles solutions, de nouveaux modes d’action et de réaction. Il est à l’origine des processus déterminants des crises et est au centre de leur résolution, à travers la recherche d’alternatives et d’essais qui aboutissent à des adaptations sociales tant individuelles que structurelles. Les ripostes sociales face aux crises témoignent parfois d’une impuissance des forces politiques publiques à résoudre les dérives causées par leurs modes de gouvernance ; mais elles témoignent également, parfois, de la constitution d’une frange sociale de plus en plus conscientisée pour entrer dans l’arène publique, voire politique, afin de « bousculer » l’ordre établi et d’instaurer de nouveaux rapports de force.

La société civile, au-delà de la multiplicité des connotations que connaît ce terme, et au-delà de la variabilité d’analyses qui se font autour de ses membres, est un exemple de l’entrée dans le champ politique et public d’acteurs dépourvus de légitimité politique au départ, mais qui arrivent à se constituer un certain capital à travers l’usage des médias (Eyébiyi, 2009). Les jeux d’acteurs face à la crise s’inscrivent dans un registre actanciel pluriel, où logiques et rationalités s’affrontent et se confrontent, où guerre de position et stratégies multiples se dévoilent pour confirmer qu’une voie différente, ne fût-ce que provisoire, existe pour réguler les situations de crise.

Si les indépendances africaines ont suscité beaucoup d’espoir avec l’apparition d’une nouvelle classe dirigeante issue des élites intellectuelles nationales mais formées en métropole, force est de constater que les acteurs politiques du Vieux Continent demeurent en grande partie responsables des crises que traversent leurs sociétés respectives. Les acteurs sociaux ont également une part importante dans la naissance et la gestion des situations de crise. Depuis le 19 septembre 2002, la Côte d’Ivoire connaît une crise politico-militaire sans précédent, alimentée par un nationalisme et une montée de l’ethnocentrisme, difficile à assumer par les leaders d’opinion (l’ivoirité). Entre jeunes patriotes, rebelles et forces loyalistes appuyées par des mercenaires transfrontaliers, ce pays a frôlé la sécession. Malgré plusieurs rounds de négociations (Linas-Marcoussis, Accra I, Accra II, Accra III, Ouagadougou), les sentiers de la paix semblent encore difficiles à emprunter par les acteurs politiques. La dissolution unilatérale du gouvernement et de la commission électorale par le président Laurent Gbagbo en février 2010 en témoigne. Mais, la crise militaire s’est jouée dans un contexte international difficile au niveau économique. La fixation des prix des ressources premières sur le continent noir répond la plupart du temps d’une politique d’extraversion appliquée aux pays producteurs mais dépourvus d’usines de transformations. Le marché international fixe les prix et les acteurs nationaux s’y conforment. Or, l’huile de palme constitue l’une des ressources de rente les plus importantes en Côte d’Ivoire. Face à la chute de son cours en novembre 1999, les planteurs ivoiriens regroupés en coopératives et les sociétés agro-industrielles ont inauguré les hostilités qui débouchèrent sur un conflit interne. À la recherche d’un nouvel ordre dans le secteur de la production d’huile de palme, les différents acteurs de cette filière économique n’ont eu pour solution que la négociation comme voie privilégiée du consensus, mais aussi comme dernier recours pour la survie économique. Ainsi que le montre Sadia Chérif, certains acteurs sociaux réinventent leurs alliances pour sortir de la crise et aboutir à un accord sur une activité vitale, sans se plier aux mots d’ordre internationaux. Au demeurant, les arrangements conclus à la suite des négociations permettent de réconcilier les oppositions dans l’espace public. Ils se présentent comme une voie pour rétablir le dialogue social en temps de crise.

En crise depuis plusieurs décennies, notamment au Bénin, le sous-secteur de l’enseignement primaire s’est mué en une arène (Chabi Imorou, 2010) fortement disputée où les acteurs sociaux, notamment les syndicats enseignants, s’affrontent avec l’État en permanence. L’approche sociohistorique qu’emprunte Azizou Chabi Imorou illustre, au Bénin, de la période coloniale à la période démocratique, les chevauchements entre l’action politico-syndicale des enseignants et leur engagement politique. Son analyse montre que d’une situation de crise entre syndicats et État peut naître un espace public à porter au crédit des multiples facettes d’un « État en chantier », confirmant le caractère non fini des transformations sociales. Bien plus, les régulations qui se mettent progressivement en place témoignent de ce fait, et soulignent la capacité des acteurs à innover en permanence pour rechercher une certaine justice sociale, par comparaison aux situations d’autres corporations, d’autres groupes sociaux. Le jeu des acteurs fait par ailleurs état de logiques privatives favorisées par les limites de l’État à régler les problèmes publics quotidiens. La lutte contre la corruption en est d’ailleurs un exemple assez intéressant.

À partir des années 1990, le processus de transition démocratique au Bénin a favorisé la liberté d’expression et stimulé la formation institutionnelle et politique d’une société civile nationale. La crise de l’administration publique et la privatisation des sociétés publiques ont occasionné l’institutionnalisation de la corruption dans les interstices de l’État, et permis l’entrée dans l’espace public et politique, de nouveaux acteurs actifs dans la lutte contre la corruption. Leur ambition est de s’attaquer, à travers les marches de dénonciations et les « sorties » médiatiques, aux matérialisations de cette crise de la gouvernance : scandales, affaires, détournements, etc. L’analyse du mouvement anticorruption béninois permet d’appréhender certaines négociations entre la société civile et le politique, entre acteurs individuels en quête de notoriété et acteurs politiques à la recherche de porte-étendards de la vertu pour des fins électorales. Sous l’arbitrage de médias acquis à leur cause, les élites de l’anticorruption ont déclaré la guerre au fléau de la corruption. Les mobilisations s’amplifient et se professionnalisent (Eyébiyi, 2009), portant les prémices d’un mouvement social. Usant de leur marge de manœuvre, ces acteurs réunis sous une même bannière moraliste poussent à la reconfiguration des jeux dans un espace public où cohabitent un pôle politique (le pouvoir) et un pôle dit civil. L’objectivation des recompositions en cours permet de se rendre compte au plan empirique que, aussi salvateur qu’il puisse être, leur combat se révèle comme le lieu d’enjeux de grande ampleur, âprement disputés avec le politique. Entre une corruption systématisée et quotidienne, le mouvement social de l’anticorruption au Bénin reste partagé entre ses leurres et quelques lueurs allumées dans l’espace public. Eyébiyi (2009) s’interroge sur le projet politique de ce mouvement, né pour réguler une crise, mais qui visiblement peine à atteindre ses buts déclarés, et se recrée dans de nouveaux espaces, davantage politiques.

La responsabilité de ces échecs ne peut pourtant pas être imputée aux acteurs de façon individuelle, encore moins à des groupes particuliers. C’est le propos de Sara Ndiaye, qui montre, en faisant appel conjointement à l’histoire et l’anthropologie, comment des mouvements émancipateurs ont marqué l’histoire politique et sociale du Sénégal en diffusant des visions du monde inspirées par la foi. L’islam et le christianisme, en tant que champs religieux importés au Sénégal, ont entretenu l’espoir de rendre la vie sociale moins tragique que sous la domination coloniale. Or, dans plusieurs foyers islamiques et chrétiens, la précarité n’a pas disparu. De plus, nombre de leaders charismatiques ont plutôt perpétué l’hégémonisme en suscitant de nouvelles situations sociales qui libèrent et oppriment. Ils participent à la déconstruction de civilisations établies au profit de nouveaux espaces de sens et d’action.

La présente « Traverse » est aussi un appel à textes visant différents champs disciplinaires (sociologie, anthropologie, économie, géographie, politique, etc.) et plusieurs autres arènes thématiques et géographiques. L’objectif est la coproduction et l’enrichissement d’une série de connaissances sur les crises sociales contemporaines, notamment à travers leurs origines, leurs modalités de constitution/formation et d’expression, le positionnement des acteurs à travers l’analyse de cas concrets, les mécanismes de contournement, d’adaptation ou de résolution mis en place, etc. La mobilisation de données empiriques de première main sera particulièrement appréciée dans l’analyse des crises sociales dans les Suds. Des recensions particulièrement pertinentes pour enrichir le débat ainsi posé sur les crises sociales et/ou leur insertion dans la mondialisation sont également acceptées à cette fin.

Illustration : La boutique de Micha, « BLEU_004 », 25.02.2012, Flickr (licence Creative Commons).

Abstract

Les sociétés du Sud sont inscrites dans des processus de réinvention, de mutation et de transformation qui illustrent à la fois une historicité bouleversée, et des mécanismes que l’on range généralement sous le vocable de « crise ». Au sens des auteurs, la crise n’est pas simplement la remise en cause d’un modèle « traditionnel ...

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Notes

[1] Étymologiquement, le mot désigne un moment charnière dans un processus, un moment périlleux, une décision, un jugement, ou encore une manifestation violente, témoignant d’une pluralité de sens. En somme, la crise traduit un moment décisif où une prise de décision est attendue.

[2] Société ancienne, le Moogo (dont les habitants sont appelés au pluriel les Moose et au singulier, Moaga) a été particulièrement étudiée par l’anthropologue et ethnologue Michel Izard qui lui consacra de nombreux ouvrages et articles, notamment : Le Yatenga précolonial (1985) ; L’Odyssée du pouvoir (1992) ou encore Moogo (2003). Consulter aussi les articles d’Hilgers (2009 ; 2012).

Authors

Séverine Carrausse

Séverine Carrausse est docteure en sociologie de l’école des Hautes Études en Sciences Sociales (France). Dirigée par François Dubet, sa thèse a porté sur les sociabilités étudiantes en Corée du Sud, en France et au Portugal (systèmes universitaires et modes de vie des jeunes). Elle éclaire d’une manière nouvelle la sociologie des systèmes universitaires en analysant les types d’acteurs sociaux qu’ils « produisent ».

Elieth Eyebiyi

Elieth P. Eyebiyi est ingénieur des télécommunications et sociologue anthropologue. Doctorant en sociologie du développement à l’Université d’Abomey-Calavi (Bénin), membre de plusieurs réseaux de recherche, il a collaboré à divers travaux sur les dynamiques organisationnelles de la gestion des déchets, le genre, la mobilité humaine, la marchandisation de l’enseignement supérieur, etc. Il a publié Gérer les déchets ménagers en Afrique : le Bénin entre local et global (Paris, l’Harmattan, 2010, co-dirigé Global Crossroads of Social Welfare. Emergent Issues, Debates and Innovations across the Globe (avec Peter Herrmann & Veronica Sheen, Brême, Europäischer Hochschulverlag, 2010) et co-signé À l’épreuve de la liberté de presse: les dilemmes de la presse écrite au Bénin (avec Gérard Agognon, Paris, éd. Ibidun, 2011). Ses récents travaux explorent le champ théorique et empirique d’une socio-anthropologie des mouvements associatifs de lutte contre la corruption en Afrique de l’Ouest. Il anime le blog de partage d’informations Sociologie Pour Tous et co-organise le cycle de « Conférences Sociologiques » à l’Institut Français du Bénin à Cotonou.

Sara Ndiaye

Doctorant en Sociologie à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal), spécialiste en Population et Santé, il est chercheur au Centre Interdisciplinaire d’Études et de Recherche de la Vallée (Cierval) et enseigne la sociologie. Sa thèse porte sur l’exercice médical et la lutte contre le paludisme au Burkina Faso et au Sénégal.

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