On entendit parler de Sloterdijk (prononcez Sloterdêk) en France en 1999, lorsque « l’affaire Sloterdijk » défraya la chronique après une intervention du philosophe dans un colloque intitulé « Au-delà de l’être. La philosophie après Heidegger ». Professeur à l’Université de Karlsruhe, son intervention intitulée Règles pour le parc humain : réponse à la lettre sur l’humanisme évoque l’humanisme européen. Elle provoqua des réactions fortes, notamment de la part de Jürgen Habermas, et des accusations de fascisme et d’eugénisme.
Le philosophe montre dans ses différents écrits une pensée dynamique, voire pugnace, qui s’inscrit toujours dans le débat : il répond à Heidegger, il en appelle à Kant, il réplique à Habermas, il se fie à Platon… Au-delà des parfums de scandale, délicieux lorsqu’ils touchent quelqu’un d’aussi apparemment protégé qu’un philosophe, qu’en est-il de la pensée de ce philosophe sur un point crucial et actuel comme l’est l’Europe ? Sloterdijk s’attaque ici tout simplement à la philosophie et à la politique qui ont fait et pensé l’histoire européenne depuis 1945. Son ouvrage participe à une littérature abondante, portant sur la place de l’Europe dans le monde et son rapport avec la puissance que constituent les États-Unis actuellement. La profondeur historique et philosophique distingue sa réflexion.
Rareté.
Voici donc un philosophe qui écrit un ouvrage court, souvent truculent et cinglant : Sloterdijk a produit en 1994 ce texte sur l’avenir de l’Europe. Il est enfin traduit aujourd’hui. Les textes européens mettent bien davantage de temps à parvenir en France que les textes américains, ce qui est dommage et peut-être significatif, à la fois d’un éloignement ou d’un désintérêt intellectuel, et d’une obsession américaine de la part des Européens. Qui parle de l’Europe sans se référer en permanence aux États-Unis ? eh bien, Sloterdijk !
L’ouvrage, écrit voici dix ans, n’a guère vieilli ; écrit dans le contexte des massacres serbes en Bosnie, le texte conserve une actualité frappante. La comparaison que l’on entrevoit entre la Bosnie et l’Irak, ces lieux-problèmes graves, est tout à fait valable et permet de réfléchir à des caractéristiques structurantes du rapport au monde des Européens.
Après la première guerre mondiale, dans La crise de l’esprit, Valéry énonce les trois fondements de ce qui constitue l’Europe : Rome, le christianisme, la Grèce. Il tente de dégager les structures d’une entité culturelle ; ce qui l’intéresse, c’est « l’intellect ». Sloterdijk, qui fait référence à Machiavel, tente de dégager les structures et les orientations d’une entité politique. Ce qui l’intéresse, c’est l’être-au-monde de cette Europe. Pourquoi est-ce si fondamental ?
Sloterdijk ne donne pas de définition de l’Europe qu’il évoque. La critique fondamentale de l’ouvrage porte sur la façon dont l’Union européenne s’est construite. Il s’appuie sur ce qu’est l’Europe. Voulant la définir, comme Valéry quelques décennies auparavant, il l’identifie d’abord comme une idée. « Je n’avais jamais songé qu’il existât quelque part une Europe. Ce nom ne m’était qu’une expression géographique » annonçait Valéry, faisant frémir notre moustache de plaisir, lorsqu’il retrace sa prise de conscience d’être européen (Regards sur le monde, ouvrage paru en 1931, in Œuvres 2, La Pléiade, p. 914) « Esprit » est l’Europe, songe est l’Europe, désir, volonté, concluait Valéry. (La crise de l’esprit, Œuvres 1, La Pléiade, pp. 999 et 1014)
La conscience européenne de Valéry apparaît avec la conscience de ce qu’est l’Europe dans le monde, les symptômes de sa vulnérabilité apparaissant alors comme le signe d’une ère nouvelle. A l’origine de ses réflexions et de sa conscience européenne, il évoque les événements de 1895, « les entreprises du Japon contre la Chine », « premier acte de puissance d’une nation asiatique réformée et équipée à l’européenne » et ceux de 1898, entreprise « des États-Unis contre l’Espagne », « premier acte de puissance d’une nation déduite et comme développée de l’Europe, contre une nation européenne ». La réflexion actuelle de Sloterdijk est tournée essentiellement vers la place de l’Europe dans le monde ; pour lui, c’est le rapport entre l’Europe et les États-Unis, entre l’Europe et la Bosnie, entre l’Europe et l’Irak, qui font l’Europe, et qui font s’interroger les Européens sur ce qu’est l’Europe. Ce qui fait l’essence de l’Europe, c’est donc bien son rapport au monde, un rapport de Pygmalion à son œuvre.
Argument.
Sur le ton de l’essai libre, oscillant entre la métaphore frappante et l’allusion fine, Sloterdijk nous propose donc une analyse de ce qui fait la spécificité de l’Europe, ce qui l’amène à s’interroger sur sa position dans le monde actuel. C’est d’abord une réjouissante lecture de l’histoire, depuis l’Empire romain jusqu’à hier, en passant par Christophe Colomb, qu’il trace pour étayer son hypothèse forte : ce qui caractérise l’Europe, c’est l’idée d’empire universel, au sens d’Imperium, on pourrait ajouter augustus, toujours s’étendant, sur le monde, et en même temps créant le monde. Cette « idée d’empire » est reprise par les Européens tout au long de leur histoire, de façon diverse. La deuxième guerre mondiale et son cortège de catastrophes anthropologiques ont arrêté net cette ardeur impériale qui avait à la fois accompli et transformé le monde, ardeur qui fut transférée alors aux États-Unis. La conquête et l’appropriation par l’Europe d’un monde qu’elle a créé se sont alors endormies, et l’Europe est entrée dans « l’ère de l’absence ».
Un style.
Les envolées lyriques, percutantes évoquent Nietzsche et le même rapport entre le style littéraire et la philosophie, ainsi que la fonction prophétique et visionnaire de la pensée. Style qui exprime déjà par lui-même l’idée que les Européens « devraient exiger de la grandeur d’eux-mêmes ». C’est à la fois la force et la faiblesse de cet ouvrage : derrière une certaine ironie et une distance de ton, Sloterdijk use d’un pouvoir littéraire (le travail de traduction d’Olivier Manonni doit être difficile et passionnant, il est rarement maladroit ou insuffisant) qui peut devenir parfois imprécision, vacuité, confusion. On ne comprend pas très bien par exemple pour quelle raison l’auteur exerce avec acharnement de grands moulinets répétés en direction des « Mérovingiens », ni ce que signifie l’Europe « carolingienne » que constitue la construction bruxelloise, tout en comprenant qu’elle est dénoncée comme fade et sans consistance. Légèretés journalistiques ou subtilités inexpliquées ? Nonchalance du philosophe s’exprimant dans un essai contextuel ou volonté d’éveiller notre européenne curiosité ?
La 5e partie de l’ouvrage est la plus incisive, consacrée au noyau de la critique de Sloterdijk sur l’« ère de l’absence » de l’Europe dans le monde depuis 1945. Le passage est drôle, l’humour gouailleur se passe d’explication, fait mouche, un peu mondain parfois. Les constructeurs de l’Union européenne sont « les prisonniers zélés d’une idée dépassée », les années 1950, passées entre Adenauer et Schumann, sont caractérisées par l’ennui ; Bruxelles, « capitale du vide », est désignée comme un « centre de convalescence », et les « eurocrates » sont en réalité des « eurothérapeutes ». Bref : on est loin des célébrations officielles amidonnées et des discours sages qui dominent le discours actuel commémoratif de la naissance de l’Union européenne ! A la lumière de cette relecture, l’hagiographie de l’Union telle qu’elle est composée par les discours ambiants nous paraît avoir les accents d’une histoire de France forgée sous la Troisième République. Vivifiante prise de conscience. Coup d’arrêt glacial à cette ère du vide, où « les Européens se sont heurtés aux conséquences obscènes de leur propre politique », la crise yougoslave a été le moment d’un difficile réveil, et la preuve que l’Union européenne était creuse et inefficace, en même temps que celle qu’il était urgent, pour le monde, de la rendre consistante.
L’histoire et l’histoire de la philosophie revue (et sévèrement corrigée) par Sloterdijk.
Dans un autre de ses écrits, (Dans le même bateau, essai sur l’hyperpolitique, Rivages Poches, 2003, p. 15), Sloterdijk reprend à son compte la formule hégélienne : « Tant pis pour les faits ». C’est dans cet esprit, qui contient la volonté de ne point s’embarrasser de vétilles pour aller à l’essentiel, qu’il retrace l’histoire récente. L’approche a du souffle et le fil conducteur est assez solide pour rendre cohérente cette histoire encore proche. Détachée de l’événementiel, on peut alors y trouver un sens.
C’est donc une histoire de l’Europe ébauchée depuis ses origines, suivant le principe impérial qu’elle s’invente (1e partie) ; puis une histoire de la philosophie depuis l’Union européenne (2e partie), et enfin de la politique européenne depuis 1945 (3e partie). Les philosophes de « l’idéologie du vide » sont épinglés, de Sartre à l’école de Francfort, comme ayant caractérisé cette période du renoncement. Par leur philosophie sans dynamisme et sans ressort.
C’est une conception dynamique de l’histoire qui apparaît derrière ce discours, dans lequel il évoque la « dramaturgie historique » (p. 42) que l’Europe se crée elle-même. Ainsi, « une Europe qui ne serait pas puissance mondiale relèverait du cas impossible ». Dans une quatrième partie, il s’interroge sur ce qui fait « l’essence de l’Europe » : pas de surprise : il reprend en l’approfondissant l’idée de la « translation impériale » dans l’histoire européenne, la vision du monde et du bonheur ayant depuis 1945 glissé vers d’autres lieux du monde. La guerre froide est relatée comme un affrontement entre deux « hypothèses intrinsèquement européennes » (p. 44), appliquées par l’Urss et les États-Unis, sans que l’Europe, paralysée, intervienne.
Dans une cinquième partie, Sloterdijk détaille la construction de cette « ère de l’absence ». Le point de vue réprobateur sur le « consumérisme » de cette période, Sloterdijk déplorant « l’absence de sérieux », « l’amusement », tendant à une critique de mœurs philosophique imprégnée de ce conservatisme désabusé et pessimiste qui semble être décidément caractéristique de la pensée philosophique. Il ne fait que prolonger cette impossibilité des philosophes à penser positivement la société contemporaine depuis… des siècles, à la réfléchir autrement que de façon négative et décroissante. Décadence, idée rebattue. Fallait-il y parvenir pour relancer le discours et stimuler une réaction énergique à cette décroissance ? Nous sommes dans l’instant contradictoire, entre le constat et l’action, d’une vieille idée qui demanderait à être renouvelée. Décadence déplorée. Vieux thème, pierre philosophale sur laquelle Sloterdijk, comme les autres, achoppe et toussote. Un peu.
La géopolitique, poursuit-il, est fondée en Europe sur la « mytho-motricité », qui a glissé depuis 50 ans vers les États-Unis. (p. 61) Cela nous ramène à Valéry. « Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout », cette « partie du monde » détenant « le plus intense pouvoir émissif », écrivait Valéry. (Crise de l’esprit, p. 995) On retrouve dans le texte de Sloterdijk l’hypothèse d’une « grandeur et décadence » de l’Europe. Valéry justifiait ainsi ce mouvement : « L’Europe n’aura pas eu la politique de sa pensée. » (Regards, p. 926) A sa suite, Sloterdijk rappelle aux Européens « l’obligation d’une grande politique » qui revient à l’Europe.
Valéry écrit ses textes sur l’Europe en 1919 et en 1931, avant la seconde guerre mondiale. D’autres traces d’une inquiétude de la part des intellectuels sont visibles. Henri Massin, dans sa Défense de l’Occident, ouvrage paru en 1927, affirme que l’Europe, pour trouver une issue à son être-au-monde, doit s’orientaliser. Il semble que la date de 1945 avancée par Sloterdijk soit à reconsidérer. Il n’y a pas une nécessaire corrélation entre la découverte des camps de concentration et la « crise de l’esprit ». Cette crise d’abord intellectuelle commence par la remise en question de l’Europe par les intellectuels, ébauchée dès la fin du 19e siècle. Elle s’exprime peut-être dans la « brutalisation » qui caractérise la première guerre mondiale, ou elle y trouve ses origines. Elle trouverait donc plus tard, si l’on prolonge Valéry par Sloterdijk, son expression politique, à travers le mode de construction de l’Union.
Ce qu’écrit Valéry se reflète chez nombre de penseurs et de littérateurs du 20e siècle, exprimant vigoureusement un arrêt de l’élan Européen, de sa dynamique politique et intellectuelle. C’est le lien entre les deux qu’il est intéressant de creuser. On a souvent lu que c’est la décroissance politique de l’Europe dans le monde, qui a causé la crise (et non le déclin) intellectuelle. C’est l’inverse que suggère Sloterdijk : la crise intellectuelle a accompagné un déclin politique cuisant. Si l’insatisfaction permanente est une condition au dépassement, alors on le retrouve peut-être dans ces discours, dont on peut remonter la date, en allant chercher chez des penseurs du 18e siècle la même idée de déclin, de déception concernant la place européenne dans le monde ; peut-être trouverait-on des traces de cette tendance inquiète dès l’émergence du monde pour l’Europe, créatrice et conquérante inquiète ?
Pourtant, l’insatisfaction dont Sloterdijk se fait l’écho dans son ouvrage correspond à mesure de sa relecture de l’histoire européenne à une inflexion précise prise par l’Europe depuis la deuxième guerre mondiale : car elle touche plus précisément l’Union européenne, cette construction institutionnelle inédite, restreinte et récente, élaborée par un certain nombre de pays européens, et qui prend une ampleur croissante, tout en étant caractérisée par le mécontentement constant de la part des Européens. L’insatisfaction critique : signe des temps, ou signe de l’européanité contemporaine ? Cette hésitation est précieuse, étant celle d’« une culture qui a produit et qui a su préserver l’incertitude à l’égard de ses propres normes » énonce Chantal Million-Delsol (L’irrévérence. Essai sur l’esprit européen, Mame, 1993). Si la crise de l’esprit est un signe de vivacité, Sloterdijk reprend le flambeau de Valéry. « Personne ne doit dormir ».
Car aujourd’hui les Européens n’ont plus suffisamment confiance en eux pour diffuser leur propre vision du monde à l’univers, en la pensant comme universelle : ils sont, temporairement et partiellement, nous dit Sloterdijk, opposé à l’idée que leur point de vue sur le monde constitue le point de vue à imposer au monde, universel. La tendance des Européens à faire de l’altérité un universel est difficilement sublimable depuis les génocides de la seconde guerre mondiale (inventés bien avant par les Turcs, ce qui en fait des Européens avertis). Imposer quoi que ce soit au monde est devenu une idée que les Européens ont du mal à concilier avec les mémoires meurtrières récentes. Il faudrait qu’ils se remettent au travail pour inventer d’autres champs d’intervention que celui de l’humanitaire. Ajoutons que le monde a besoin de cet universel que les Européens ont su fabriquer. L’universel produit par les Américains, et l’« empire » qu’ils imposent au monde n’est pas constitué sur les mêmes principes ni assorti du doute qui caractérise la pensée européenne.
Foi politique.
Dans un étrange ouvrage qu’il a consacré en 1996 au roman Europa de Romain Gary, le philosophe peu orthodoxe Paul Audi insiste sur l’idée que l’Europe n’est qu’une idée, et même, pour reprendre la typologie kantienne, un objet, vide d’un concept. Selon Audi, pour pouvoir lui faire correspondre un objet plein, c’est-à-dire indépendant, il faut recourir à la fiction (intuition vide sans objet, selon Kant), afin d’y puiser la foi qui fera accroire à l’existence d’un objet donné à l’intuition. C’est peut-être ce type de foi que l’on peut sentir dans l’ouvrage de Sloterdijk : une foi politique, fondatrice, européenne, qui est d’abord la forte conviction de l’existence de l’Europe et de son rôle à jouer. Ce n’est pas d’une capacité supérieure que vient l’Europe, mais de sa confiance dans sa propre capacité, qu’elle a transmis au monde. L’ouvrage de Sloterdijk est non seulement une réflexion, qui engage à l’approfondissement, mais aussi un stimulant et un outil agitateur d’idées.
Le regard du philosophe porte sur le passé duquel il fait une certaine lecture, et sur l’avenir. La tentative de définir ce qui est propre à l’Europe et ce qui lui reste essentiel, est attrayante, sinon bénéfique. On est loin des lamentations et du complexe subaméricain. Ce sont l’attraction et l’action qui émergent. Si les aspects rhétoriques de ce petit texte ne sont pas négligeables, et parfois le rendent fragile, on peut, après l’avoir considéré sous l’angle de la philosophie et de l’histoire, le lire comme un manifeste et un acte de foi politique, d’enthousiasme politique, de souffle. Si l’Europe se construit sur une rationalité politique qui se manifeste notamment par une construction très progressive, fondée sur des principes démocratiques illustrés par les référendums et non pas, pour une fois, par l’imposition des règles par un pouvoir ; si elle s’est distinguée clairement dans la crise irakienne par exemple, de la frénésie américaine, elle manque souvent de foi. Il ne s’agit évidemment pas de la foi au sens bushien ou benladenien du terme (qui sont à peu près les mêmes). Il s’agit de la confiance forte en une idée et une entité politique, exprimée à travers un mouvement qui va toujours vers une direction commune aux Européens. Plus que d’arguments, parfois, c’est du désir d’Europe que nous manquons, un désir dirigé, conscient et assumé. En ce sens, le texte de Sloterdijk est un outil, voire un marqueur identitaire, puisqu’il définit la spécificité des Européens. Sa qualité, européenne, est de définir l’Europe d’après ce qui la meut et non pas d’après ce qui constituerait ses composantes. C’est l’identité même qui est ainsi redéfinie, par le mouvement, sans cette rigidité dangereuse qui la caractérise souvent.
L’ouvrage procure l’envie définitive d’en terminer avec les leçons mal ficelées et sans saveur, les Européens ânonnant l’histoire des fondateurs de l’Europe, et le couplet éternel sur l’unité et la diversité, pour rechercher enfin quelle est la direction et la marche qu’elle prend dans son histoire ; l’envie d’éviter même désormais de revenir sans cesse à ses origines, pour penser son essence, et son avenir ; parce que les raisons à l’Europe sont inscrites dans notre culture historique et qu’il n’est pas besoin de le ressasser, y compris les crimes de la deuxième guerre mondiale.
L’attitude européenne se définit souvent sous le jour de la nuance et parfois de l’absence d’engagement, de la longue recherche du consensus et parfois de l’hésitation, la mesure des décisions longuement pesées, parfois bien trop techniques comme il est souvent reproché aux institutions européennes, y compris par les chefs des gouvernements nationaux. Or en politique, on a aussi besoin d’enthousiasmes, notamment dans les démocraties.
Sloterdijk termine sur des propositions pour l’avenir : l’Europe doit continuer de s’inventer, c’est cela même qui fait son essence. Ce qui était caractéristique de l’ère de l’absence, c’était l’impossibilité de définir l’essence de l’Europe, le règne d’une forme d’agnosticisme. On comprend tout à fait cela lorsque l’on se sent résonner, en tant qu’Européen, à sa définition de l’Europe. Cette définition est déjà un acte de foi. La question à poser étant ce qui constitue son moteur, c’est le « mécanisme de transfert de l’Empire » qui fait l’idée « mythomotrice » de l’Europe, cette « translation impériale ». La définition européenne est fondée sur le moteur, sur le mouvement, de la même façon que la démocratie est fondée sur l’effort de démocratisation permanente qui n’est jamais par-fait (supposant une inquiétude et un mécontentement permanent, que nous avons déjà évoqué plus haut) et non un état politique précis. « Quand on est européen, on est toujours et déjà un traducteur », lance Sloterdijk, et nous restons dans le mouvement, dans la variation à plusieurs voix et à plusieurs voies. On pourrait s’amuser à prendre au premier degré cette phrase, afin d’interpeller les Européens, polyglottes et, en ce qui concerne les Français, singulièrement paralysés par l’idée qu’il existe d’autres langues que la leur. Sloterdijk lance donc dans cette seule phrase une proposition de travail déjà suffisante : car qui, parmi les Européens que nous sommes, serait seulement capable de reconnaître la musique du Hongrois, du Danois, du Slovène ?
L’Europe caractérisée par le translation impériale est donc au-delà de la puissance revendiquée par les États-Unis, et que Robert Kagan évoque dans son dernier ouvrage, aussitôt traduit (La puissance et la faiblesse, Plon, 2003), comme le seul objectif possible : pour Kagan, même les Européens ont une logique de puissance ; mais ils ne veulent pas en convenir, et ne veulent pas d’un monde fondé sur les rapports de force, tout simplement parce qu’ils n’ont plus de force suffisante. C’est la raison pour laquelle ils veulent changer les règles : l’Europe agirait simplement en adaptant ses principes à ses possibilités. Le point commun avec Sloterdijk est la référence à la pensée de Machiavel, malgré l’idée de Kagan que les Américains n’ont jamais adhéré aux idées de Machiavel, dont il fait visiblement une lecture selon l’idée populaire qu’on en a. Après avoir lu Sloterdijk, On ne peut s’empêcher de trouver bien superficielle et presque naïve, la vision psycho-historique d’un Américain qui ne démord pas de la logique de puissance selon le rapport au monde que l’Europe a pu inventer depuis le 16e siècle. Kagan évoque une puissance s’exprimant immédiatement dans un rapport interventionniste au monde, accusant les Européens de s’intéresser encore à la puissance tout en ne s’y intéressant plus, pour ne citer que l’une de ses nombreuses contradictions dans laquelle la subtilité reste introuvable, et il ne sort pas d’une logique fermée, incluant le conflit avec l’Europe comme fondamental. Son discours personnalise les États et aboutit à une crispation des oppositions, sans jamais faire ce pas en arrière qui sert distancier et enrichir le regard. On a l’impression à le lire que les États-Unis pensent et agissent selon un seul principe, « comme un homme ». Kagan veut accentuer les différences entre l’Europe et les États-Unis, leurs logiques divergentes s’excluant selon lui fondamentalement. Son discours n’aide en rien à prendre de la hauteur, à comprendre le monde dans sa globalité, puisqu’il définit deux camps et engage chacun à prendre une identité exclusive et à choisir son camp ! Il ne rend en rien le monde intelligible, mais le rend insupportable, crispe la pensée du monde et donc le monde, en développant, pour conclure sur l’introduction à cet ouvrage, des idées qui courent déjà largement l’opinion publique, en formulant une conclusion d’une faiblesse inattendue : chacun doit selon lui faire un petit effort pour faire un pas vers l’autre.
De son côté, Sloterdijk médite sur une « idée d’empire » qui, transformée et recréée depuis des siècles, serait le fil conducteur de sa propre histoire et de celle du monde dans la mesure où elle lui a appliqué. On comprend, si l’on oppose Kagan et Sloterdijk, que la foi politique du premier est la foi en les États-Unis, et que celle du second consiste à avoir foi dans le politique. On comprend également, en confrontant une lecture américaine de l’Europe à un regard européen, tout ce qui peut les distinguer, ce qui par conséquent constitue l’Europe.
Un appel à l’être européen.
« Les livres sont de grosses lettres adressées aux amis », ainsi commence le scandalogène Règles pour le parc humain. C’est bien une « grosse lettre » venue d’un ami, que l’on a peu à peu identifié comme un Européen, qui nous parvient en effet à travers ces pages.
L’ouvrage est un réveil, un acte de foi européen, une reconnaissance de l’Europe et la formulation de toute l’attraction que comporte une européanité contemporaine, un manifeste de sa spécificité. Il a le ton des farces qui font sursauter gaiement et aussi des prophéties rythmées de leitmotiv, dont les Européens se méfient et dont ils ont besoin, prophéties qui se veulent être auto-réalisatrices. C’est une grosse lettre en effet, parfois frustrante pour ses imprécisions, et l’on voudrait en savoir davantage sur ce qu’il faudrait faire, sur la façon dont l’Europe pourrait « briser soi-même l’impérialité de son entité de grande puissance et la transformer en un partenaire sur la scène d’une future politique intérieure du monde. L’Europe sera le séminaire où les gens apprennent à réfléchir au-delà de l’Empire » Nous n’en saurons pas davantage que toutes les questions que cela nous pose. Et déjà, nous sommes entrés en europe.
Le site de Sloterdijk comporte un interface en français (approximatif parfois) mais ne semble malheureusement pas régulièrement actualisé.
Peter Sloterdijk anime sur Zdf une émission de télévision, « Das philosophische Quartett », qui est retransmise le dimanche soir aux alentours de minuit.