L’ « enchantement » en question
Il est des circonstances où le chercheur en sciences sociales assiste à des pratiques ou recueille des discours qui rendent compte d’un « émerveillement » : « Là, il s’est passé quelque chose ». L’intensité témoignée de l’expérience vécue n’a alors d’égal que le manque de mots pour la qualifier. Comment, de fait, rendre compte de ce type d’expériences ? Mais aussi, à quoi tiennent-elles ? Quelles conditions peuvent contribuer à leur émergence ?
De nombreux auteurs ont mobilisé le terme d’ « enchantement » pour appréhender un phénomène social particulier, le plus souvent sous l’angle de son ressenti subjectif (Halloy & Servais, 2014 ; Servais, 2005 ; Lallement et Winkin, 2015 ; Winkin, 1998, 2002). L’expérience d’enchantement y est généralement considérée comme la résultante soit d’une « décision personnelle » (Lallement et Winkin, 2015 : 118), soit d’un « apprentissage » (Halloy et Servais, 2014) rendant les acteurs réceptifs à des phénomènes présentant un « air de famille » (dans les termes de Wittgenstein), relevant du registre de l’extraordinaire, de l’étonnant ou du prodigieux. Dans le cadre de cet article, nous nous appuierons sur les données issues de deux terrains d’enquête ethnographique pour prendre part aux discussions relatives aux « expériences d’enchantement », et plus singulièrement au modèle heuristique du « dispositif d’enchantement » élaboré par Véronique Servais et Arnaud Halloy (2014). Notre intention est à la fois de montrer l’opérationnalité de ce modèle pour décrire et analyser des pratiques initiatiques fort différentes, et d’indiquer les aménagements nécessaires pour saisir précisément les aspects spécifiques de nos terrains d’enquête.
Dans le cadre de sa recherche doctorale en anthropologie, Edgar Tasia s’est rendu à Sydney (Australie). Empruntant une démarche ethnographique, il s’est introduit sur le terrain du « Gamarada » (ci-après « GA »), un groupe de parole destiné aux Aborigènes cherchant à résorber les effets collatéraux du traumatisme colonial. Les données sur lesquelles il s’appuie dans le cadre de cet article sont issues de sa participation régulière à ces « rituels de résilience » durant près d’un an et de la réalisation d’une quinzaine d’entretiens. Sur un terrain plus proche, au sud de la Belgique, Robin Susswein a suivi des personnes s’initiant à la « Communication animale intuitive » (ci-après « CI »). Il s’agit d’une technique de travail sur soi qui doit permettre aux initiés de communiquer à distance avec des animaux, vivants ou morts, généralement absents du champ perceptif immédiat. L’enquête de terrain, conduite dans le cadre d’un mémoire de master en sociologie, s’est appuyée sur la participation à deux « stages d’initiation » à la CI, la réalisation de douze entretiens semi-directifs auprès de personnes diversement impliquées dans le monde de la CI [1]. Sur ces deux terrains géographiquement éloignés et apparemment fort différents sur le plan culturel, les « expériences d’enchantement », ces moments où « quelque chose » opère, prennent la forme d’une méditation guidée qui suit un parcours d’initiation collective au sein d’un groupe restreint de pratiquants.
Pour développer notre contribution à une socio-anthropologie de l’enchantement, nous commencerons par exposer, aussi succinctement que possible, le modèle heuristique du « dispositif d’enchantement » tel qu’élaboré par Halloy et Servais (2014). Dans un second temps, nous présenterons le GA et la CI en tant que « trajectoires d’apprentissage » articulant trois séquences : des pratiques préparatoires, le moment de l’expérience elle-même, et ce que les acteurs en font a posteriori. Sur cette base, nous serons en mesure de discuter le modèle de Halloy et Servais sur deux de ses aspects. D’une part, l’étendue des apprentissages référentiels et dispositionnels : où les acteurs puisent-ils les ressources pour ces apprentissages et, par conséquent, quelle focale le chercheur doit-il utiliser pour les décrire et les comprendre ? Et, d’autre part, le statut qu’il convient d’accorder à la « validation sociale » de l’expérience : s’y joue-t-il la simple reconnaissance de la qualité extraordinaire d’une expérience subjective ou bien, davantage, constitue-t-elle une part importante de l’expérience d’enchantement ? Ainsi, nous serons amenés à prendre distance avec le cadre théorique de l’anthropologie cognitive qui constitue une des orientations du modèle, au profit d’outils issus de la sociologie pragmatique et interactionniste.
Le modèle heuristique du « dispositif d’enchantement »
Dans une publication fort stimulante, Véronique Servais et Arnaud Halloy proposent un modèle heuristique qui permet d’épaissir la question des conditions de possibilité d’une « expérience d’enchantement », à partir de leurs terrains respectifs (2014). La première a étudié les « rencontres Dauphins » décrites par ses témoins comme des moments de communication totale et immédiate entre l’homme et le dauphin, des baignades bouleversantes qui font l’effet d’une véritable « révélation ». Le second s’est penché sur la possession chez les participants au culte Xangô de Recife (Brésil), engageant le pratiquant dans un sentiment de révélation et suscitant chez lui la conviction d’être en prise directe avec une entité extérieure.
Si l’occurrence de telles expériences reste toujours incertaine, elle répond néanmoins à une logique séquentielle dont l’assemblage constitue, selon Halloy et Servais, une trajectoire d’apprentissage propre aux dispositifs d’enchantement. Les auteurs ont modélisé cette trajectoire comme l’articulation de trois séquences : le conditionnement imaginatif et l’éducation de l’attention, l’expérience d’enchantement proprement dite et ce que l’individu en apprend, enfin l’évaluation sociale de l’expérience.
La première phase (le conditionnement imaginatif et l’éducation de l’attention) consiste en un apprentissage qui constitue un préalable à l’expérience d’enchantement proprement dite. Cette première phase initiatique est marquée par l’assimilation d’un arrière-plan mythologique qui amène l’initié à (re)considérer les entités qui seront en jeu dans l’expérience d’enchantement à l’aune des qualités particulières qu’on leur prête au sein d’un collectif initiatique.
Dans cette même phase, les initiés affutent leur attention, apprennent à poser leur regard sur les éléments pertinents de ces situations, s’exercent à discriminer les indicateurs d’une authentique possession ou d’une expérience dauphin « réussie ». Cette éducation de l’attention repose sur un apprentissage référentiel (des contenus représentationnels sont élaborés au fil des discussions entre novices et experts, par la consultation d’ouvrages qui rendent compte de ce type d’expériences) mais aussi sur un apprentissage dispositionnel (des savoir-faire pratiques, des attitudes, des réactions émotionnelles, sont incorporés par le novice lors d’observations directes).
Ensuite, l’expérience d’enchantement proprement dite est décrite par Halloy et Servais essentiellement en termes de ressenti corporel, de « prise » du corps avec les affordances et les attracteurs perceptuels de l’environnement immédiat. Intenses frissons, envie de pleurer sans raison, tremblements incontrôlables, ivresse… et toujours le ressenti d’une intime proximité avec l’entité qui est approchée ; qu’il s’agisse d’une divinité que l’initié incarne dans le cadre d’un culte de possession ou d’un dauphin avec lequel un témoin peut partager de longs moments de brasses en mer.
Enfin, l’évaluation sociale de l’expérience est conçue par A. Halloy essentiellement comme une auto-évaluation consistant, pour le possédé, à confronter a posteriori sa propre expérience de possession aux commentaires et discussions informelles des pratiquants plus aguerris, notamment pour ajuster sa propre expression émotionnelle lors de la possession aux formes de performances attendues dans un tel rite. Ici, l’évaluation de l’expérience vise donc une amélioration des performances à venir. Sur le terrain des « rencontres Dauphin », le partage de récits d’expériences est très courant. Beaucoup de témoins souhaitent parler de leur expérience, la mettre à l’épreuve de celle des autres et ainsi « confirmer qu’on a bien vécu une expérience Dauphins et non, par exemple, une simple illusion anthropomorphique » (2014 : 486). L’enjeu de cette publicité est alors de « rendre leur expérience acceptable » socialement, mais aussi de faire savoir aux autres que les dauphins sont des « êtres conscients et intentionnels » qu’il faut protéger.
Nous allons à présent tenter de faire jouer ce modèle heuristique pour rendre compte des pratiques initiatiques du GA et de la CI dans les termes d’une socio-anthropologie de l’enchantement, et analyser leurs conditions de possibilité comme relevant de « trajectoires d’apprentissage ». Ainsi, trois séquences seront distinguées sur nos terrain : (1) ce qui se déroule « en amont de l’expérience » (les apprentissages, les pratiques préparatoires…), (2) l’expérience proprement dite (les moments identifiés par les participants comme source d’intensité émotionnelle, d’enchantement, de complétion) et (3) ce que les participant font de leur expérience à l’issue de celle-ci (la validation sociale de l’expérience). Il nous sera ensuite permis de discuter des amendements que nous aurons dû apporter au modèle pour comprendre au mieux les particularités du GA et de la CI, notamment du fait que l’ « enchantement » semble opérer autant, si pas davantage, à l’issue de l’expérience qu’au cours de celle-ci.
Le Gamarada
En amont de l’expérience
Les individus qui se rendent chaque semaine au GA sont principalement aborigènes ; tous se disent souffrir d’un traumatisme intergénérationnel découlant de l’épisode colonial [2]. Usant du GA comme d’une plateforme polymorphe où ces derniers peuvent venir chercher un safe space, une « famille », des outils de gestion émotionnelle ; les membres du GA procèdent à ce qu’ils nomment un « parcours thérapeutique » (healing journey). Et si c’est bien lorsque les participants sont présents au sein du cercle, assis parmi les uns et les autres à partager des fragments de leurs histoires respectives (faites, pour la plupart, d’épisodes de souffrance), qu’un tel parcours est rendu le plus observable, ce dernier s’inscrit toutefois dans une temporalité biographique plus longue. Pour les individus les plus convaincus par le dispositif du GA, cela fait longtemps que les problèmes (affectifs, socio-professionnels, identitaires, etc.) font partie de leur quotidien. En fait, ces problèmes, rapportent-ils, sont le terreau même dans lequel ces individus ont vu le jour : une forte précarité issue de l’histoire coloniale les ayant enfermés, d’emblée, dans un cycle de souffrance – cercle vicieux de reproduction d’inégalités socio-économiques, de problèmes en matière de santé mentale et d’identité culturelle. Ce contexte amènera nombre d’Aborigènes à se familiariser avec le jeu de langage du « traumatisme intergénérationnel ». En effet, les membres du GA rattachent nécessairement les évènements contingents – le plus souvent malheureux – de leurs existences à ce jeu de langage (Tasia, 2018a ; 2018b) ; dans le récit qu’ils font d’eux-mêmes, ces individus se perçoivent donc comme partant de la déviance (inévitable) et aboutissant, à force de volonté, à la délivrance. Car si une « brèche » (intergénérationnelle) est bien à la source de leurs nombreux problèmes, la solution pratique à celle-ci doit découler, quant à elle, d’un effort idiosyncrasique spécifique : c’est au moyen d’un véritable travail sur soi que l’on s’extrait de ce terreau, que l’on amoindrit sa souffrance, que l’on « brise le cercle » du traumatisme. En effet, selon la perspective des membres du GA, c’est par un tel travail de l’intériorité que s’opère le soin, que s’effectue le « parcours thérapeutique ». En cela, ces individus sont pris tout entiers dans un autre jeu de langage : celui du « développement personnel ». Partant, ces derniers font preuve d’une grande capacité d’ « apérité », c’est-à-dire d’une disposition d’ouverture qui permet « d’être alerte par rapport à tout ce qui pourrait faire sens » (Marquis, 2014 : 130) [3]. Pour nombre d’entre eux, en effet, le besoin de colmater la brèche est si profond et nécessaire, que tout dispositif « thérapeutique » s’inscrivant au croisement des jeux de langage du « traumatisme intergénérationnel » (propre aux populations aborigènes du pays) et du « développement personnel », peut en principe convenir. S’appuyant sur les nombreux savoirs référentiels (connaissance de la cosmologie émique) et dispositionnels (disposition à l’apérité) de ces individus en recherche d’un « aller-mieux », le dispositif du GA permet à ses membres d’effectuer – au moyen d’une série d’exercices pratiques – cette phase de « rebond » tant recherchée (Tasia, 2019).
De fait, lorsqu’ils se rendent au sein du cercle, tous les lundis soir, les membres du GA viennent y pratiquer collectivement cette compétence d’apérité dans un cadre sensé (puisqu’il s’inscrit au carrefour de différents jeux de langage avec lesquels les membres sont familiers). Une fois sur place, sous le regard attentif et bienveillant de leur leader, ils y pratiquent une série d’exercices s’employant à développer chez eux une réception et une adhésion progressive à la valeur thérapeutique de ces mêmes exercices. Ainsi, au fil de la séance, les individus seront amenés à partager leurs difficultés, tout en écoutant et en faisant leurs les difficultés des autres ; progressivement, il devront calibrer leurs récits sur ceux des autres tout en trouvant dans ces derniers de quoi leur « parler », de quoi nourrir le travail intérieur requis. Ce faisant, au moyen de ces pratiques ritualisées (et donc codées), un sentiment d’émulation collective se fera progressivement sentir au sein du groupe (voir Tasia, 2018a). Ce sentiment atteindra son paroxysme dans la pratique du Dadirri, cette méditation guidée indigène qui est, pour les membres, l’agent thérapeutique du programme, le moment où l’expérience d’enchantement se produit.
L’expérience nue
Situé, dans le déroulement de la séance, en aval de toute une série d’autres exercices, le Dadirri se déroule comme suit : un membre du GA est désigné au consensus pour lire un petit texte écrit par Miriam-Rose Ungunmerr-Baumann, une Aborigène de la région de Daly River (Territoire du Nord) considérée par les membres comme une « sage » [4] . Pendant le temps de cette lecture, les autres membres sont invités à fermer les yeux et à se focaliser sur l’écoute et sur leur respiration. La narration du récit – dont le contenu fait écho à la capacité de résilience des Aborigènes face aux souffrances passées et présentes – est suivie d’un court silence de quelques secondes. Après quoi, toujours sous les indications du lecteur désigné, les membres sont invités à simuler l’allumage d’un feu de camp à l’aide d’un bout de bois imaginaire : les mains jointes et plates procèdent alors à un va-et-vient – comme lorsqu’on cherche à se les réchauffer. Cette pratique génère un bruit distinct : celui d’un frottement de plus en plus intense. Ce va-et-vient s’accélère jusqu’à produire une flamme imaginaire. Ensuite, toujours sous les instructions du narrateur, les membres sont invités à poser leurs mains (échauffées) sur leurs yeux (toujours fermés). Après quoi, ils sont encore conviés à prendre une forte inspiration, la maintenir quelques instants, et puis la relâcher bruyamment.
Cette séquence d’actions, peu spectaculaire pour un témoin extérieur, est souvent considérée par les membres du GA comme particulièrement « extraordinaire ». Elle engendre incontestablement chez ces derniers une série de sensations agréables – un « quelque chose » qu’ils auront du mal à qualifier. À ce moment précis de la séance, cependant, rien ne peut encore être dit de ces sensations : celles-ci restent à l’état de ce qu’Antonio Damasio (1999) a qualifié de « background feelings », c’est-à-dire de ressentis somatiques nébuleux et indéfinis qui ne sont pas une sensation corporelle spécifique mais qui sont plutôt une façon de faire l’expérience physique du monde (Colombetti, 2009 : 8). L’absence d’une sorte de formulation ou d’expression condamne ce ressenti affectif – situé à la périphérie de la conscience – à rester indéfini et, par conséquent, à ne pas exister en tant que sensation précise. Par conséquent, seul l’acte expressif permet de rendre ces sensations brutes – ces « background feelings » – réelles, c’est-à-dire partagées dans un monde commun et accessible à la conscience des uns et des autres, d’une manière ou d’une autre (Melchior, 2008). C’est au cours de la mise en commun de ces comptes rendus, dans l’exercice suivant le Dadirri, qu’un tel processus est réalisé.
En aval de l’expérience : la confection de l’expérience enchantée
Lors de cette mise en commun, les membres reviennent – au moyen du langage – sur l’ « expérience nue » du Dadirri. Il n’est alors pas rare que les discussions démarrent sur des exclamations du type « waouw, c’était génial ! » ou encore « c’était tout simplement incroyable ! ». De telles locutions sont généralement confirmées par les autres membres présents au sein du cercle. Après quoi, chacun est invité à revenir plus en détails sur les sensations ressenties lors de la pratique du Dadirri. Une mise en commun des comptes rendus est alors effectuée : les membres les plus avancés dans la carrière de pratiquant du Dadirri se lancent généralement en premier. Leurs énoncés sont ensuite répétés, reformulés, par les autres membres afin d’être appropriés par ces derniers. Au cours de cet exercice, une double opération est réalisée. D’abord, comme l’a montré Howard Becker dans son étude sur la déviance (2012), un « apprentissage » (p. 80) passant par une « éducation à l’attention » (p. 77) est effectué dans les interactions, au moyen du langage ; c’est au cours de ce genre d’interactions que chacun apprend à reconnaître les référents concrets (physiologiques et langagiers) de l’expérience. Cette première opération débouche sur une congruence et une convergence des récits d’expérience. Ensuite, une telle convergence construite dans et par l’interaction est vécue a posteriori, par les membres du GA, comme le signe d’un « quelque chose » de singulier : une expérience d’enchantement. C’est donc dans le processus de reprise et de mise en mot de l’expérience nue (ici, le Dadirri), que peuvent être trouvées les conditions de félicité de l’expérience enchantée. C’est l’entièreté de ce processus qui pousse les membres du GA à considérer le Dadirri comme un véritable « cadeau » aux propriétés thérapeutiques puissantes, autorisant le « rebond » et la reconfiguration de certaines coordonnées phénoménologiques du monde.
La Communication Animal Intuitive
En amont de l’expérience
Telle que Robin Susswein (2015) l’a observée dans le sud de la Belgique, l’initiation à la CI prend la forme de stages rassemblant une trentaine de personnes durant minimum trois jours consécutifs, placées sous l’égide d’une « formatrice ». Cette dernière a une place centrale dans l’initiation collective : les participants qui, pour la plupart, se rencontrent dans ce cadre pour la première fois, sont venus pour elle et la promesse qu’elle formule de les amener à comprendre les animaux « au-delà des mots ». Les participants avec lesquels l’enquêteur a pu s’entretenir plus longuement se disaient rarement « convaincus » d’avance par la CI, son mode opératoire « nébuleux » les laissait parfois perplexes. Leur attitude a priori était plutôt marquée par la curiosité et le scepticisme, mais un scepticisme compensé par le désir d’y croire.
La plupart des participants ont déjà expérimenté cette attitude ambivalente avant leur initiation. Ils l’évoquent d’ailleurs lorsqu’ils expliquent comment ils en sont venus à s’intéresser à la CI. Assez systématiquement, ces récits font d’abord état d’une « brèche » dans l’existence, un moment d’infortune et de peine morale qui heurte la personne dans son fonctionnement ordinaire (maladie, décès d’un proche…). C’est souvent après avoir « tout essayé » parmi les recours institutionnels les plus légitimes (Médecine, Justice, Église…) que ces personnes accordent, non pas leur pleine confiance, mais un espoir volontairement entretenu dans des ressources « alternatives » : auto-hypnose, soins énergétiques, sophrologie… Face à ces ressources, un certain scepticisme n’est pas inexistant, mais il apparaît suspendu le temps de se poser des questions bien plus fondamentales pour la personne : « Pourquoi le malheur me touche-t-il moi, maintenant ? Où en suis-je ? Et comment m’en sortir ? ».
Dans le cadre de ces « enquêtes existentielles », ces personnes développent une disposition à l’apérité, que Nicolas Marquis a rencontrée auprès des lecteurs d’ouvrages de développement personnel (2014) et que nous avons également identifiée chez les Aborigènes qui prennent part au GA. Une telle manière de faire sens à partir d’un contenu évocateur et polysémique est une habileté pratique ou une disposition interprétative que la plupart des participants à la CI ont pu développer dans le passé, dans le cadre de ce que nous pourrions appeler une « carrière en développement personnel ».
Dans la plupart des cas, l’amorce d’une telle carrière précède de loin l’intérêt pour la CI et c’est au cours de celle-ci que la CI peut apparaître comme une ressource pertinente pour répondre à un problème pratique. En effet, une « communication » de ce type s’inscrit, comme d’autres ressources mobilisées face à la contingence, dans le contexte du traitement d’une problématique concrète qui engage le demandeur et implique un animal intimement connu de lui.
L’animal, dans le monde de la CI, est la plupart du temps un animal domestique, considéré dans ses dimensions relationnelle et affective. La « théorie » propre au monde de la CI attribue à l’animal des capacités « intuitives » supérieures aux humains et en particulier la capacité d’être sensible aux « ondes Alpha » par l’intermédiaire desquelles une communication d’ordre télépathique pourrait s’établir. Au cours d’un stage, les participants se familiarisent avec cette conception singulière de l’animal et des moyens paranormaux de communication. C’est essentiellement à l’occasion des « leçons théoriques », dispensées par la formatrice, que se joue ce travail sur les représentations, tandis que les moments de pauses sont l’occasion pour les participants, au cours de discussions informelles, de reformuler certaines de leurs expériences dans les termes de la CI et donner une consistance toute personnelle à cette nouvelle cosmologie.
Au cours d’une journée d’initiation, les leçons de la formatrice alternent avec des séances d’« exercices » collectifs. Si ce sont les « communications » elles-mêmes qui intéressent les participants au premier plan, ces derniers se plient sans résistance à ces petits jeux présentés comme autant d’étapes préparatoires. Ces activités participent effectivement à l’élaboration d’un cadre dispositionnel et collectif au sein duquel la pratique de la CI est possible. Un cadre dispositionnel, d’abord, car ces exercices seront l’occasion pour les participants de travailler des dispositions et des habiletés mobilisées dans la pratique de la CI. À travers une quinzaine d’activités, les participants s’exercent à parler d’eux-mêmes à un ou plusieurs autres participants avec qui ils ne sont pas encore familiers, à attribuer à un inconnu des qualités personnelles qu’il ignorait de lui-même, à faire preuve d’apérité dans la réception d’énoncés d’autrui à son sujet, etc. Un cadre collectif, ensuite, car l’initiation est aussi un processus d’élaboration d’un groupe restreint doté de qualités particulières.
Une des premières choses mises en avant par les participants lorsqu’ils relatent ce qui les a « émerveillés » au cours du stage, ce sont ces moments au cours desquels ils ont ressenti la « cohésion du groupe », le fait d’être impliqués « tous dans le même but ». Il semble bien qu’en CI, comme dans le cas du GA, l’enchantement des membres tienne en grande partie au sentiment de partager, pour un temps, une intime connivence avec les autres participants.
L’expérience nue
Du point de vue des participants au monde de la CI, une « communication » désigne le fait d’échanger, dans un niveau de réalité non physique dit « intuitif », des stimuli avec un animal singulier qui est généralement absent du champ perceptif immédiat. Telle que nous l’avons observée, la « communication » se pratique en binôme, chaque participant s’essayant à établir un contact avec l’animal de son partenaire afin de répondre à une question transmise par celui-ci. Le communiquant n’a donc, au sujet de l’animal qu’il tente de « rencontrer », que quelques informations fournies par son partenaire : une photo de l’animal, la question formulée par son partenaire et qu’il devra poser à l’animal lors de la « communication », et plus largement le cadre problématique, souvent intime et relationnel, au sein duquel cette question suscite l’intérêt du partenaire. Et réciproquement, pour « savoir vraiment » ce que pense son propre animal de telle ou telle question problématique, le participant ne pourra compter que sur les énoncés rapportés par son partenaire et espérer y déceler les indices d’une « communication » véritable.
Dans la perspective des participants, l’établissement d’une telle « communication » suppose pour la personne qui en fait l’expérience d’atteindre un état de conscience caractérisé par l’ « alignement intérieur ». Cet état est travaillé dans le cadre de méditations guidées. Concrètement, lorsque tous les participants sont éparpillés dans la salle, yeux clos, souvent couchés sur un tapis de yoga, la formatrice entame un monologue. Elle s’appuie sur l’aspect « proférentiel » du langage (Melchior, 2008) pour provoquer chez les participants l’ « autoréalisation des descriptions et des nominations » (Ibid.). Elle guide leur imaginaire par une série de suggestions, les invitant d’abord à s’installer dans leur « espace merveilleux » ; elle leur suggère ensuite d’y « inviter leur animal », de le laisser approcher « à bonne distance », finalement de lui soumettre la question qu’ils ont notée préalablement, laisser repartir leur animal et rouvrir les yeux. Une séquence de ce type dure une demi-dizaine de minutes. Les participants ont appris à être attentifs à ce qu’ils ressentent dans ces déambulations intérieures : chaleur, sentiment, couleurs, sons, pensées… Certaines « communications » particulièrement réussies sont décrites a posteriori par les participants impliqués comme des moments d’exaltation qui vont bien au-delà d’une simple méditation. Pour les participants, l’enchantement opère au moment de la méditation, dans ce contact « intuitif » avec l’animal.
En aval de l’expérience : la confection de l’expérience enchantée
En effet, la possibilité d’une « communication » réussie se fonde sur le principe selon lequel ce type de phénomène ne relève pas simplement de l’imaginaire du pratiquant. Elle repose sur la conversion du cadre pragmatique de l’activité (Goffman, 2009), du statut de rêverie intérieure à celui de communication intuitive authentique et vérifiée. Certaines « communications » peuvent rater, et la « théorie » de la CI propose une série de réponses pour traiter les cas de « projection » ou de non établissement d’une « communication ». Mais du point de vue des pratiquants, d’autres « communications » sont authentiques : elles relèvent d’un échange télépathique ou « intuitif » avec l’animal préalablement invité dans le « monde merveilleux » du communiquant, et permettent ultérieurement au communiquant de se faire porte-voix de l’animal « rencontré ».
Comment le groupe d’initiés s’y prend-il pour établir l’authenticité (ou non) d’une communication ? Ce travail est réalisé collectivement lors d’une étape ultérieure à la « communication », dite de « vérification ». La « vérification » consiste, pour chaque binôme de participants, à échanger les comptes rendus de leur « communication » et à en juger l’authenticité.
Dans le cadre d’une « vérification », seul le participant qui n’a pas communiqué avec l’animal connaît cet animal dans le cadre de sa vie quotidienne. C’est lui qui est en mesure de « vérifier » le compte rendu de « communication » de son partenaire en établissant des correspondances entre deux ensembles de contenus : la connaissance ordinaire qu’il a de son propre animal et de son environnement d’une part, et les énoncés issus de la « communication » qui se rapportent au même animal et à son environnement d’autre part. C’est aussi lui, le propriétaire de l’animal, qui lui est affectivement lié et qui est susceptible d’accueillir les « réponses » du communiquant et les indices d’authenticité de la « communication » en faisant preuve de bonne volonté herméneutique ou d’apérité.
À l’issue d’une méditation, les comptes rendus de « communication » ont d’emblée un statut transitionnel (Winnicott, 2002) : ils ne relèvent ni radicalement de l’intériorité du communiquant (« projection »), ni radicalement de l’intentionnalité de l’animal (« authentique communication »), comme en témoignent les modalités variables utilisées par les participants dans leurs formulations (« j’ai vu, dans ma tête j’ai vu que… » ; « et là il m’est apparu comme… » ; « il m’a dit que… » ; « j’ai senti qu’il était… »). C’est au cours de ces échanges entre les partenaires que peut se construire progressivement le caractère « vérifié » d’une « communication » à travers la reconnaissance d’indices : des traits de caractère de l’animal, la couleur d’un mur dans son environnement familier… Les partenaires sont alors en quête de ce petit détail que le communiquant « n’aurait pas pu inventer », qui établit une correspondance suffisamment bonne entre connaissance « intuitive » et connaissance ordinaire, et qui est susceptible de valider l’ensemble du processus.
Il peut également arriver que l’étape formelle de la « vérification » en binôme laisse aux énoncés un statut incertain. Toute « communication » n’est pas systématiquement authentifiée ou réfutée à cette étape ou, pour le dire autrement, le processus de vérification peut se poursuivre bien après la clôture formelle de la « vérification » proprement dite. Ainsi, il n’est pas rare qu’un partenaire trouve ultérieurement les indices susceptibles d’entériner la validité de la communication. Le cas de Sophie peut l’illustrer : cette participante au stage initiatique raconte à l’enquêteur le changement d’attitude du chien de sa partenaire, Yvette, le lendemain d’une « communication » qui avait pour but de demander à l’animal de ne plus aboyer à la fenêtre au passage des trois chiens du voisin afin de préserver sa santé fragile :
Après [le jour de cette « communication »], le soir on rentrait chez soi. Et quand Yvette est revenue pour le module de stage suivant, elle est venue vers moi et m’a dit : « Tu sais quoi ? Le lendemain matin, les trois chiens sont passés et mon chien les a superbement délaissés ». Je dis : « Non ! C’est pas vrai tu rigoles ? C’est un hasard ! » ; « Non je te jure ! Jamais il n’aurait fait ça, jamais ». Donc là j’ai commencé à vraiment me poser des questions (…). C’est incroyable, c’est bluffant. Ça a été, oui, un moment fort.
Nous observons là une caractéristique majeure de l’expérience d’enchantement propre à la CI : le « quelque chose » difficilement qualifiable pour les participants, qui caractérise les expériences d’enchantement semble devoir sa singulière intensité autant, si pas davantage, à la reconnaissance a posteriori de son caractère révélateur par le collectif, qu’aux qualités de son vécu subjectif au moment de la « communication » proprement dite. Qu’une « communication » soit authentifiée lors de l’étape formelle de la « vérification » ou plus tardivement, il apparaît dans tous les cas que c’est bien cette authenticité, produit d’un travail collectif ultérieur à la méditation, qui est susceptible de charger affectivement les stimuli ressentis en méditation et convertir ce vécu informe en véritable expérience d’enchantement. Nous y reviendrons ci-dessous, au second point de la discussion.
Intérêt et limites du modèle heuristique du « dispositif d’enchantement »
Le modèle heuristique de Halloy et Servais est précieux pour aborder les dispositifs initiatiques que nous avons étudiés et éclairer les conditions de félicité d’expériences singulièrement intenses qui s’y déroulent dans les termes d’une trajectoire d’apprentissage. Nous souscrivons pleinement à l’idée directrice du modèle selon laquelle l’expérience subjective d’un « enchantement » est, certes, quelque chose qui peut surprendre le sujet impliqué, mais est aussi le résultat d’attentes subjectives, de dispositions humaines et matérielles qui s’apprennent et s’aménagent en amont, dans le cours même, et en aval de l’expérience d’enchantement proprement dite. Nous aimerions cependant aller plus loin dans cette direction et montrer 1) qu’en amont de l’expérience, les apprentissages qui rendent possibles ces moments d’ « enchantement » trouvent leur origine au-delà du collectif initiatique et de ses productions endogènes ; 2) que l’« évaluation sociale de l’expérience » n’a pas uniquement pour fonction d’améliorer les performances futures de l’initié ou de rendre l’expérience d’enchantement socialement acceptable, mais que c’est en grande partie à travers ce processus que se constitue, pour le sujet, le caractère enchanté de l’expérience elle-même, rétrospectivement.
Questionner l’étendue des apprentissages référentiel et dispositionnel : dans quelle société ces enchantements sont-ils possibles ?
Nous le rapportions plus haut : pour Halloy et Servais, le conditionnement imaginatif et l’éducation de l’attention sont un préalable à l’expérience proprement dite et consistent en un apprentissage référentiel et dispositionnel. Ainsi, sur le plan de l’apprentissage référentiel, les apprentis du culte Xangô se familiarisent avec la cosmologie de ce culte à travers des fragments de mythe, des interprétations de rêves, des anecdotes biographiques impliquant des initiés qui nourrissent l’imaginaire à propos des divinités ; sur le même plan, les personnes intéressées par le « monde du dauphin merveilleux » consultent de la littérature à ce sujet, assistent à des conférences qui dessinent la cosmologie de ce monde, reconnaissent de nouvelles qualités typiques aux dauphins et aux hommes. Dans les deux cas, ces moments d’apprentissage référentiel sont situés par les auteurs dans le cadre même de l’initiation, c’est-à-dire dans la rencontre avec le monde initiatique du Xangô ou avec le monde des dauphins merveilleux. Les ressources mobilisées par cet apprentissage sont également endogènes à ces sous-univers initiatiques particuliers. D’après les auteurs, il en va de même pour l’apprentissage dispositionnel : l’assimilation de savoir-faire pratiques nécessaires à l’enchantement débuterait au contact des ressources culturelles du monde initiatique en question (livres, blogs, conférences…), sinon via l’observation directe d’expériences de ce type. Ce faisant, l’apprentissage dont il est question semble ne s’appuyer que sur les sous-univers initiatiques eux-mêmes.
Or, il nous semble que les expériences d’enchantement que nous avons observées s’appuient, certes, sur les ressources endogènes et parfois très singulières des mondes initiatiques, mais aussi sur des savoirs référentiels et des dispositions dont l’incorporation par les sujets précède et déborde largement leur rencontre avec le sous-univers initiatique. Edgar Tasia a bien montré que le collectif de soutien aux Aborigènes d’Australie, le GA, doit sa félicité à un contexte historique postcolonial. Il en va de même pour les initiés à la CI : leur rencontre avec le jeu de langage du développement personnel et les dispositions interprétatives qu’il charrie remonte largement en amont de la découverte de la CI. Dans un cas comme dans l’autre, on n’entre pas dans ces sous-univers initiatiques par hasard. Du moins, lorsque nous nous posons cette question sociographique simple consistant à se demander « qui sont les participants à tel dispositif d’enchantement ? », nous observons des régularités telles que nous devons interroger le statut conditionnant des trajectoires biographiques longues et des structures sociales. Suivre plus en amont ces trajectoires pousse l’enquête ethnographique en dehors du sous-univers initiatique, vers d’autres pratiques et dans d’autres institutions de la société.
Comment la « validation de l’expérience » participe-t-elle à sa félicité pour le sujet de l’expérience lui-même, et non seulement pour les futurs initiés ?
Dans le modèle de Halloy et Servais, l’évaluation sociale de l’expérience est une condition de possibilité de celle-ci, non pas pour le sujet de l’expérience lui-même, mais pour les futurs initiés (ou pour lui-même dans le futur) : les récits d’expériences d’enchantement réussies alimentent le stock de ressources culturelles endogènes au monde initiatique et disponibles à l’avenir pour les autres initiés. C’est ainsi que les premières et dernières étapes du dispositif se chevauchent largement, soulignant deux aspects d’une même réalité : alors que dans l’étape 1 (celle du conditionnement imaginatif et l’éducation de l’attention) c’est le pôle « apprenti » et l’ « apprentissage » qui sont mis en exergue, l’étape 3 (celle de l’évaluation sociale de l’expérience) met davantage en évidence le pôle « expert » et le processus d’élaboration et de transmission de repères (Halloy et Servais, 2014 : 491). Mais pour le sujet qui a vécu cette expérience et qui la raconte, l’évaluation sociale à laquelle il se prête ne semble avoir pour seule fonction que de sanctionner ou confirmer une expérience d’enchantement déjà vécue comme telle. Dans aucune des dimensions de l’ « évaluation sociale de l’expérience », les auteurs ne semblent considérer la manière dont les comptes rendus de l’expérience participent à l’expérience d’enchantement elle-même en tant que vécu subjectif intense et « merveilleux ». Sur ce point, nos terrains montrent autre chose.
Dans le cas de la CI, ce qui procure le caractère enchanté à l’expérience de « communication » n’est pas tant le contenu sensoriel de l’expérience que la redéfinition sociale de son « cadre pragmatique » (Goffman, 2009). D’un point de vue sensoriel, une « communication » est un moment de rêverie ou de méditation durant lequel le sujet s’abandonne à la voix de la formatrice qui guide le groupe d’initiés, de suggestion en suggestion. Pour les participants, ce qui est considéré comme « merveilleux », c’est bien le fait d’envisager sérieusement la possibilité qu’en ressentant tels stimuli, les personnes se sentent bel et bien « connectées » avec l’animal et que, partant, elles estiment pouvoir répondre aux questions du propriétaire et l’accompagner ainsi dans une épreuve. Or, c’est bien l’étape dite de la « vérification », c’est-à-dire la validation sociale de l’expérience, qui sanctionne a posteriori le cadre pragmatique de l’expérience. Une méditation est « merveilleuse » dans ses conséquences, dès lors que son contenu sensoriel est socialement validé comme relevant de la « communication animale authentique ». En référence à l’ethnométhodologie, nous qualifions de propriétés rétro-prospectives de l’activité (Garfinkel 2009 : 167) cette dynamique de qualification mutuelle entre des unités de sens éloignées dans le temps : l’expérience de méditation oriente le processus de vérification (elle lui donne son contenu : un ressenti, des représentations, des indices potentiels d’une « communication » véritable), et l’épreuve de « vérification » définit a posteriori le cadre pragmatique de la méditation (elle lui donne son statut et fonde l’anticipation de ses conséquences).
Il en va de même dans le cas du GA : à nouveau, c’est moins le contenu sensoriel de l’expérience du Dadirri qui est source d’enchantement, que la redéfinition sociale de son cadre pragmatique a posteriori. Les sensations découvertes et vécues sur le mode subjectif par les participants lors de la pratique de médiation guidée, n’obtiennent leur caractère « thérapeutique » qu’une fois le partage des expériences effectué. Avant quoi, ces sensations – ces « background feelings » –, trop éloignées de la conscience des individus, restent floues, dans un état que l’on pourrait qualifier de potentiel, d’encore non discriminées. C’est donc bien au moyen du langage, dans l’expérience de validation sociale qu’autorise la mise en commun des comptes rendus, que s’opérationnalise l’enchantement ; c’est elle qui transforme le Dadirri, cette médiation guidée source de sensations nébuleuses, en « cadeau » thérapeutique aux propriétés « merveilleuses ».
Ni dénonciation, ni fascination : comprendre la structure interne des expériences d’enchantement
À l’issue de cette mise à l’épreuve du modèle heuristique du « dispositif d’enchantement » développé par Halloy et Servais, nous avons formulé deux remarques, et souhaitons pour conclure en préciser la portée. Nos remarques renvoient en effet à deux motifs distincts dans leurs conséquences. 1) La réévaluation de l’étendue des apprentissages, d’une assise exclusivement endogène à une prise en considération d’éléments dépassant le cadre strict des sous-univers initiatiques, a une portée générale. Il nous semble en effet possible de mieux saisir les conditions de possibilité du GA et de la CI, mais aussi des expériences Dauphin et de la possession Xangô, en inscrivant les initiés dans leur trajectoire biographique longue et les dispositifs d’enchantement dans leur contexte socio-historique. 2) Notre seconde remarque, en revanche, doit sa pertinence à des traits plus spécifiques du GA et de la CI, que ces deux pratiques ne partagent que trop peu avec le monde des Dauphins et la possession Xangô. Les expériences d’enchantement décrites par Halloy et Servais sont des expériences qui engagent le corps dans des environnements riches en affordances et en attracteurs perceptuels. La qualité des expériences décrites s’appuie largement sur les saillances de l’environnement physique immédiat et leurs prises avec le corps sensible. Or, les expériences d’enchantement observées sur les terrains du GA et de la CI, si elles recouvrent un caractère d’émerveillement homologue, semblent devoir leur félicité à d’autres processus : l’élaboration d’un collectif initiatique doté de qualités particulières (unité, écoute, publicité de l’intime, confiance…), la maîtrise de capacités interprétatives (disposition d’apérité), l’inscription de l’expérience elle-même dans un schéma narratif et relationnel… Le GA et la CI sont d’abord des pratiques collectives et langagières, plutôt que corporelles et sensitives, et notre appropriation du modèle heuristique des « dispositifs d’enchantement » a dû intégrer cette particularité en se dessaisissant en partie des outils analytiques issus de l’anthropologie cognitive au profit d’autres concepts rattachés à la sociologie pragmatique et interactionniste.
Les expériences intenses auxquelles nous avons assisté dans le cadre des rites aborigènes du GA ou des formations à la CI ne sont pas facilement descriptibles à leur juste valeur. Pour qui prend le parti de suspendre momentanément les questions relatives à l’efficacité du rituel (le GA soigne-t-il vraiment ses participants ? La CI permet-elle réellement de communiquer avec un animal absent ?), il est possible de comprendre quelque chose de la structure interne de ces pratiques en évitant le double écueil de la dénonciation et de la fascination. C’est précisément, nous semble-t-il, ce qu’autorise le modèle de Halloy et Servais : interroger les conditions de possibilité d’une pratique en partant de la perspective des acteurs en termes de qualité d’expérience.