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Serendipity.

Signes et artefacts.

L’inscription spatiale de temporalités à travers les figures de la patrimonialisation des petites villes.
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Image : Samuel Périgois, « Aménagements esthétiques symbolisant l’“ancien” dans la petite ville de Voreppe (Isère) », 21 avril 2005 © Samuel Périgois.

Depuis quelques décennies, les opérations de requalification des centres des petites villes se multiplient. Cette forme de patrimonialisation combine un intérêt pour les monuments, au sens classique et institutionnel du patrimoine, et un soin particulier apporté aux espaces publics. C’est à cette seconde logique de patrimonialisation que nous nous intéressons ici. Nous laissons donc de côté les protections liées au patrimoine des Monuments Historiques, pour privilégier les aménagements réalisés dans les espaces publics des centres-villes qui prolongent en quelque sorte le processus traditionnel de patrimonialisation.

La patrimonialisation ne s’arrête pas à des objectifs de stricte mise en valeur historique et de devoir mémoriel. Si la dimension sociale de la requalification urbaine ne peut être niée (lien social, lutte contre l’exclusion), on privilégie ici plutôt l’hypothèse qui fait de la patrimonialisation des centres l’inscription dans un système référentiel visant à construire un type d’identité urbaine « petite ville ». Le patrimoine serait mobilisé pour la désignation territoriale, la territorialisation urbaine ayant recours à des artefacts urbains où sont cristallisées des figures temporelles. Il s’agirait de « faire ville »[1], d’entrer dans des jeux d’imitation, de normes et de modes, dans une logique également liée à l’esthétique, et de produire ce que les individus attendent de la petite ville, c’est-à-dire répondre à la représentation que la société s’est forgée de sa forme urbaine « type ».

Cette instrumentalisation de figures de temporalités au service de la construction des territoires passe par l’utilisation d’un certain nombre de signes, objets spatiaux et formes architecturales et urbaines qui renvoient à des imaginaires et représentations de la petite ville. Il s’agit alors d’aborder les signes de cette instrumentalisation « patrimoniale » et tenter de percevoir quelle est réellement la portée de l’instrumentalisation du temps (long) dans les aménagements urbains des petites villes, communes de 3 000 à 15 000 habitants qui constituent des pôles de services et remplissent une fonction de centralité à travers leur niveau d’équipement. L’intérêt se porte ici sur les référents de la production de l’espace, plutôt que sur ceux de l’espace vécu des habitants et usagers. Des exemples issus d’une recherche portant sur des petites villes iséroises serviront de support à la réflexion.

Certes, la mise en scène urbaine n’est pas une nouveauté, elle existe depuis longtemps (à travers le façadisme, les trompe-l’œil, etc.) ; mais aujourd’hui avec des codes bien différents. Depuis deux décennies, elle se structure autour de politiques globales et volontaristes de requalification des centres où image de marque et identité territoriale sont mises en avant ; elle fait appel à des professionnels et spécialistes de divers horizons et est instrumentalisée, non plus seulement par les spécialistes du patrimoine mais par les acteurs territoriaux, politiques, qui veulent ainsi donner du sens à leur territoire d’action ; surtout elle se caractérise par le recours à des formes urbanistiques particulières. N’assiste-t-on pas à une « artefactualisation » croissante de la mise en scène urbaine ? Cette question sera abordée ici à travers, d’une part, l’utilisation normative de référents et représentations qui visent à inscrire du « temps » dans l’espace public, confortant la prolifération des actes patrimoniaux et mémoriels (inventaire, conservation, protection, valorisation, ouverture du champ à des objets nouveaux), et, d’autre part, la multiplication de signes se substituant, dans des démarches volontaires et affichées, aux « objets patrimoines ».

« Faire ancien » : artefacts et aménagements urbains de la mise en scène[2] des centres-villes.

Conjointement aux actions de réhabilitation du patrimoine bâti, les collectivités locales multiplient les opérations de requalification de leurs espaces publics depuis les années 80[3]. Signifiantes, ces opérations nous renseignent sur la conception de l’objet « petite ville » et ses figures d’urbanité. Les places et rues centrales se transforment, amenant au constat d’une mise en scène croissante de l’espace urbain des petites villes depuis les années 80.

En plus de restaurer et de réhabiliter des monuments importants, civils et religieux, et de préserver les spécificités architecturales locales à travers des prescriptions d’urbanisme (matériaux et pentes des toitures, etc.), la majorité de nos communes d’étude soigne particulièrement les espaces publics, les décors architecturaux et les façades (enduits, reconstitution de murets de pierre sèche). Certaines municipalités engagent des concours pour des enseignes typiques en fer forgé avec une aide pour leur installation ou créent des circuits patrimoniaux ; les chemins historiques se sont ainsi multipliés dans nos petites villes depuis l’an 2000, comme à Crémieu, Morestel, Voreppe et Tullins.

Les actions patrimoniales qui visent à perpétuer des traditions (savoir-faire, matériaux) s’inscrivent dans un contexte plus global d’embellissement : enfouissement des réseaux, fleurissement, parfois élaboration d’un plan lumière pour mettre en valeur les rues centrales et leurs monuments. La volonté et les impacts de la patrimonialisation varient évidemment selon les villes, en fonction de leur taille, de l’étendue et de la morphologie du patrimoine.

Bornes en fonte, fontaines, candélabres « de style »… un certain nombre d’objets ont envahi l’espace public des centres anciens. Le mobilier urbain — expression récente désignant l’« ensemble des objets ou dispositifs, publics ou privés, installés dans l’espace public et liés à une fonction ou à un service offert aux usagers » (Boyer Rojat-Lefebvre, 1994, p. 13) — ne se contente pas d’être fonctionnel : il participe également, à travers ses formes, à l’esthétique du lieu[4]. Le marché du mobilier urbain est en pleine expansion depuis deux décennies.

L’observation des éclairages des centres dans vingt petites villes iséroises nous amène à des constats intéressants : les éclairages d’aspect ancien et lampadaires « de style » y sont fortement privilégiés. Trois quarts de nos petites villes ont recours, dans des quantités significatives, pour leurs centres anciens, à une forme très standardisée de lanterne à quatre faces que l’on retrouve chez un grand nombre de fabricants. Les petites villes sont dans leur majorité plutôt réticentes à recourir à des mobiliers urbains design ou de facture contemporaine. C’est là une de leurs spécificités, par rapport aux grandes villes. Elles privilégient majoritairement pour leurs centres des mobiliers non contemporains comme les bornes et potelets en fonte et les candélabres « tradition » ou « rustiques » dont l’esthétique est capitale autant de jour que de nuit.

Ce développement des luminaires de style s’est fait avec la réhabilitation des centres et l’essor des espaces piétonniers. Supprimés dans nombre de villes depuis longtemps, les candélabres faisant « ancien » ont fait leur réapparition, d’abord dans les plus grandes villes dès les années 1960-1970 ; par la suite, des petites villes qui n’en étaient pas dotées dans le passé adoptent elles aussi ce style en vue de créer un décor urbain. Les gammes de style se sont alors multipliées chez les fabricants qui puisent dans des modèles précis des 18e et 19e siècles, et notamment les luminaires créés pour le Paris d’Haussmann (Helleu, 1993). Le mobilier en fonte s’inscrit dans une filiation ou une interprétation du mobilier parisien traditionnel. Ces mobiliers de style, créés dans des contextes historiques, urbanistiques et architecturaux bien précis, sont réutilisés aujourd’hui comme caution d’historicité, d’ancienneté. Phénomènes de mode (le mobilier de style est censé avoir un cachet qu’a plus difficilement un mobilier contemporain), effet d’imitation et le fait que l’esthétique moderne puisse être dépassée et périmée rapidement renforcent l’emploi de ce style : celui du simili ancien.

Dans le même temps, bitumes et enrobés des rues centrales laissent progressivement la place à des revêtements de sols jugés qualitatifs comme des pavages en granit ou porphyre dont l’apparition est liée à la multiplication des rues à caractère piétonnier — avec l’idée déterministe que les revêtements de sols signifient les pratiques de la ville, bitumes et revêtements noirs étant associés à la voirie automobile.

Toutes les communes iséroises étudiées ont mené des opérations conséquentes de requalification des sols en faveur des déplacements piétons et d’embellissement d’espaces publics. Le sol et ses revêtements mettent en valeur l’architecture, le cadre bâti. Ils contribuent fortement au caractère du lieu. Au-delà de la praticabilité du revêtement, la dimension esthétique et l’ambiance créées sont capitales. Les aménagements réalisés depuis deux décennies mettent en exergue un rejet des éléments trop réguliers (en termes de morphologie, de matériaux) dans les tissus anciens : pavés autobloquants et dalles « modernes » sont délaissés au profit des pavés en granit ou en grès ; désordre (relatif) et irrégularités — à travers la pose de pavés en granit par exemple — sont privilégiés, artifice utilisé pour faire ancien. De plus, on observe le recours à des matériaux qui donnent une impression de noblesse : granit, porphyre, pierres naturelles apparaissent comme des matériaux nobles, robustes, et cristallisant une image de solidité et de pérennité ; les formes massives sont privilégiées. L’usage des pavés renforce donc le caractère ancien, et leurs formes d’agencement et les types d’appareillages (« à la parisienne », « en queue de paon ») renvoient à des représentations urbaines.

Notre hypothèse est alors que la lisibilité urbaine ne se suffit plus des objets patrimoniaux, des témoignages du temps « naturellement »[5] hérités, conservés, mis en valeur ; les actions sur ce territoire mettent en scène des artefacts qui instrumentalisent le temps pour donner du sens à la fois à l’acte d’« édification » et à la construction identitaire du territoire urbain. Pour « mieux » signifier le centre de la petite ville, un ensemble d’artefacts est rendu nécessaire ; il meuble l’espace public en jouant sur une mise en scène liée à des normes et des modes.

L’image du centre se constitue autour de ces artefacts urbains, comme si le centre-ville de la petite ville ne pouvait se passer de ces signes confortant son existence de centre ancien. L’objectif est de faire comme si ces candélabres, simili ancien, avaient toujours été là, alors que leur implantation remonte à quelques décennies ou à quelques années. Si certaines petites villes n’ont pas opté pour des formes qui suscitent la tradition et l’ancienneté, elles utilisent des formes classiques, plutôt neutres dans leur facture (ni réellement « passéistes », ni véritablement contemporaines). L’époque des lampadaires « globe » de facture contemporaine, symbole de modernité, semble dépassée dans les centres-villes.

Revêtements de sols, types de dallages, mobiliers urbains et autres artefacts de l’espace public servent à signifier le lieu : ils confortent l’ambiance et le caractère du lieu ; si cette ambiance n’est pas suffisamment perceptible, appréhendable « naturellement » (sans artifice), alors à grands renforts de candélabres « tradition », de bornes en fonte, on vient rappeler (à ceux qui n’auraient pas compris ou perçu…) que l’endroit est inscrit dans l’« histoire », dans le temps long ; on vient insister sur le fait qu’ici c’est ancien (ancien et beau !). Parler de décor signifie que sans ces artefacts, sans ces signes d’ancienneté, l’appréhension, la perception et la compréhension de l’historicité de l’espace urbain central ne serait pas suffisante, pas réalisée pleinement par les individus. En clair, le mobilier urbain et les figures mobilisées complètent le dispositif architectural de construction de l’identité urbaine petite ville. Ils participent à la constitution du décor urbain.

Il apparaît légitime de s’interroger sur l’évolution de la patrimonialisation au regard des observations réalisées plus haut. Les processus patrimoniaux ont particulièrement bien été analysés en termes d’implications spatiales et sociales, notamment par Dominique Poulot, Françoise Choay, Alain Bourdin. Les ouvrages d’Yvon Lamy et de Michel Rautenberg ont aussi montré comment le champ patrimonial était saisi par les politiques et acteurs locaux. Mais le processus est-il aujourd’hui toujours le même ? Assiste-t-on à l’émergence d’une nouvelle forme de patrimonialisation ? Traditionnellement, plusieurs phases peuvent être distinguées dans le processus de patrimonialisation : une phase de révélation-distinction relevant d’un processus de sélection et faisant entrer un événement ou un objet dans le champ patrimonial ; une phase de transformation de la destination d’usage qui est corrélée au changement de la valeur du lieu ; enfin, un processus de sacralisation-réification qui passe notamment par le classement, la reconnaissance institutionnelle d’un lieu, parfois sa restauration, sa mise en exposition : il s’agit de faire sens en produisant un discours de valorisation et de mobiliser la transmission.

À côté de ce processus traditionnel de patrimonialisation, on peut penser, à travers les réaménagements des villes, à l’émergence dans nos sociétés contemporaines d’une artefactualisation du processus où l’objet érigé en patrimoine semble être produit directement en tant que patrimoine. On veut dire par là que cette forme de patrimonialisation ne réfère pas directement au souvenir, au travail de mémoire mais à la production, signifiante, de référents territoriaux, de figures territoriales. Cette deuxième tendance, qui complète le processus classique de patrimonialisation (cf. supra), vise à inscrire le collectif dans l’histoire, dans l’impression d’histoire, à produire des conditions palpables, visibles, matérielles, et surtout immédiates d’ancienneté ; les artefacts ainsi utilisés court-circuitent le processus traditionnel de révélation, sélection, sacralisation et transmission. Cette forme de patrimonialisation remet aujourd’hui en cause la légitimation de la durée pour jouer son rôle de mise en récit et en sens.

La patrimonialisation est une mise en relation d’une société, d’un espace, de valeurs au travers d’une mémoire commune ; « toute société localisée s’efforce d’ancrer son rapport spatial dans la longue durée, réelle ou mythifiée », et, pour ce faire, elle « mobilise des éléments forts variés qu’elle érige en valeurs patrimoniales » (Di Méo, 1998, p. 62). La mémoire collective a besoin de s’appuyer sur des repères spatiaux pour se perpétuer (Halbwachs, 1950) et la parenté entre territorialisation et patrimonialisation a déjà été mise en évidence (Di Méo, 1995, 1998). Le « lieu de mémoire », popularisé par Pierre Nora, est la matérialisation de la mémoire, son inscription spatiale, ayant pour but de figer, ou plutôt d’ancrer le temps et « enfermer le maximum de sens dans le minimum de signes » (Nora, 1997, p. 38). Si les lieux dont le but est de remémorer, de rappeler à la mémoire collective, constituent une constante anthropologique de nos sociétés, les modalités de mise en œuvre de ces territoires de l’inscription temporelle et l’instrumentalisation du temps ont profondément changé en quelques décennies. Pour pointer le passage du circuit productif, utilitaire au circuit sémiotique, Krzysztof Pomian parle de « sémiophores », « objets porteurs de caractères visibles susceptibles de recevoir des significations » (Pomian, 1990, p. 179). Ce que nous voulons ici mettre en évidence c’est qu’aujourd’hui le processus de transformation de « déchets » en systèmes de « sémiophores » — composant le patrimoine culturel selon Krzysztof Pomian — est modifié. À cet égard la notion de signe est importante[6]. Il est quelque chose qui se substitue à autre chose en faisant sens. Différent du signe du langage, le signe « patrimonial » est une forme d’inscription spatiale qui suscite un ancrage historique, une cristallisation temporelle. L’articulation patrimonialisation-signe postule que le processus implique systématiquement des objets (dont on ne peut à l’époque actuelle que constater la diversification) et une volonté délibérée d’avoir une action à visée patrimoniale. Empreinte à la fois d’une dimension matérielle et d’une dimension symbolique, la notion de signe dépasse celle de trace, la trace n’étant pas forcément mobilisée par les acteurs contrairement au signe. Elle renvoie directement à la question de la mise en scène et le signe peut être mobilisé pour exprimer quelque chose non nécessairement avéré. Il traduit une dimension volontariste de production de sens : le passage d’un territoire « naturellement » porteur de temporalités inscrites dans sa morphologie à un territoire qui consacre des lieux spécifiques à la mise en scène du temps.

Certes, un certain nombre d’objets s’appuient sur des formes héritées du passé, ré-interprétées en vue d’être mises en scène : valorisation d’éléments ponctuels anciens comme les lavoirs, fontaines et halles, restauration de bâtiments, coloration des façades ; mais depuis une vingtaine d’années, la tendance est à la création de toutes pièces d’éléments de décor urbain : l’objectif est de donner l’impression d’un passé, de susciter une historicité plus ou moins ré-inventée. Ainsi, la requalification de l’hypercentre de Voreppe au milieu des années 80 : pour renforcer l’ambiance et l’attractivité du lieu, une fontaine-bassin style 18e siècle en pierre est implantée en 1987 dans le cadre de la semi-piétonisation de la rue centrale en complément de l’aménagement des sols (pavés et revêtements), la pose de mobilier urbain et d’éclairage « de style ». Cette fontaine porte l’apparence de la patine du temps. Donnant l’impression d’être là depuis toujours, elle simule l’empreinte du temps dans l’espace et rend les traces du passé et les signes d’urbanité visibles.

C’est en ce sens que l’on peut parler d’artefactualisation[7] du processus de patrimonialisation. « Artefactualisation » est ici employé pour signifier l’amplification d’un phénomène : la non-inscription dans un processus d’héritage, de filiation, au sens où des lieux (spécialement faits pour l’exercice de la mémoire) sont mis en scène avec pour but premier (c’est là que se situe la différence fondamentale avec les hauts-lieux devenus patrimoniaux dans l’histoire) de signifier le temps, l’histoire, la mémoire.

L’empreinte du temps paraît fondamentale, qu’elle soit issue d’une véritable « sédimentation » historique ou qu’elle soit l’objet d’une reconstitution où l’homme a voulu lui donner l’apparence d’ancienneté. En ce sens, ces artefacts sont mobilisés pour faire apparaître, et rendre évidente, dans la construction de l’urbanité, la valeur d’ancienneté telle que la définit Aloïs Riegl : « la valeur d’ancienneté d’un monument se manifeste au premier regard par son aspect non moderne. […] La façon dont la valeur d’ancienneté s’oppose aux valeurs de contemporanéité réside plutôt dans l’imperfection des œuvres, dans leur défaut d’intégrité, dans la tendance à la dissolution des formes et des couleurs, c’est-à-dire dans les traits rigoureusement opposés aux caractéristiques des œuvres modernes, flambant neuves » (Riegl, [1903] 1984, p. 64). Renvoyant directement à la perception optique, à la sensibilité, Aloïs Riegl la distingue de deux autres valeurs de remémoration que sont la valeur historique et la valeur de remémoration intentionnelle.

Le caractère de ce qui est patrimonialisé est d’être représentatif de la ville ; c’est le degré de représentativité qui fait qu’une figure est patrimoniale ou pas. Le signe doit donc être suffisamment représentatif s’il veut remplir sa fonction. Les temporalités inscrites dans l’espace ne sont pas des temporalités datées, ce sont plutôt des figures de temporalités, c’est-à-dire des signes spatiaux qui suscitent une impression d’ancienneté, qui renvoient socialement, à travers des processus de normalisation, à ce qui fait « ancien ». Le but de la mise en scène n’y est pas la présence, la présentation de l’histoire en tant que telle mais son recours — sur le mode allusif — pour dire autre chose que de l’histoire. Elle participe à la mise en récit territorial sans constituer une finalité du récit. « Ce qui est recherché, dans ce cas, c’est moins le jeu de référence au local que l’efficacité sociale globale de l’usage de l’histoire et sa capacité à stimuler l’imaginaire du plus grand nombre des individus » (Lussault, 1993, p. 124). Le patrimoine architectural et urbain est plutôt un décor dont le sens est de signifier un idéal d’urbanité, de civilité, un « vivre ensemble »[8] autour d’une forme spatiale et d’une ambiance historique idéalisée traduite spatialement en signes. Ces actions de constitution et reconstitution de décors sont justement une des finalités des élus. Dans un contexte de développement périurbain et de centralités périphériques (de type commercial notamment), cette figure spatiale du centre-ville patrimonialisé (où les formes patrimoniales sont un prétexte mobilisé pour construire l’identité urbaine) constitue l’un des rares piliers sur lesquels peut s’appuyer l’identité de la petite ville : symbole de continuité, de stabilité, de convivialité et de rencontre, c’est-à-dire d’interaction sociale. Elle renvoie aussi aux mythes des figures historiques des centres urbains dans l’histoire : représentations de l’agora et du forum dans les histoires grecque et romaine ; imaginaire de la ville médiévale avec ses rues étroites et ses échoppes ; ville Renaissance, etc. La patine du temps éveille quelque chose chez l’habitant, enchante le regard du promeneur et du touriste avide de quartiers anciens. Une certaine nostalgie pour des formes urbaines que l’on ne produit plus aujourd’hui (si ce n’est dans quelques lieux simulacres, reconstitués et factices) interroge sur les modalités actuelles de notre compétence d’édifier (Choay, [1992] 1996).

Après avoir étudié la tendance à l’artefactualisation au sein du processus de mise en scène urbaine ou, pour schématiser, le recours croissant à des objets, des signes, purs construits qui viennent « sur-signifier » l’inscription dans une temporalité longue du centre en suscitant plus d’ancienneté, observons maintenant ce phénomène complémentaire : la tendance à la substitution des « objets patrimoines » par des signes qui viennent rappeler, de manière plus ou moins explicite, l’existence d’éléments faisant écho au passé ou à l’histoire locale et qui trouvent un fondement dans la construction contemporaine de l’identité.

Truchements patrimoniaux et « précession des simulacres ».

Dans la petite ville iséroise de Vinay, les anciennes halles en pierre, lieu de stationnement et de marché hebdomadaire, sont démolies en 1996 et laissent place à un espace minéral réaménagé donnant plus de place aux piétons et « rendant ainsi le centre plus convivial » (Avenant n°3 au contrat d’aménagement urbain de Vinay, 1996) ; du mobilier urbain y est implanté, et comme le confirme l’architecte, l’implantation d’arcades métalliques rappelle, sous forme de clin d’œil, l’existence de la halle (son socle est également conservé), elles s’inscrivent dans la continuité spatiale de ses anciennes arcades en pierres. On substitue donc un signe au monument. Dans ce cas, il apparaît même que c’est la démolition de la halle et le truchement du monument par un clin d’œil (est-il d’ailleurs correctement perçu avec cette dimension signifiante par les habitants ?) rappelant l’existence passée de la halle qui confèrent à cette dernière le véritable statut de patrimoine.

À cette même époque, un ancien lavoir est démoli à Voreppe et lui est substitué une fontaine artistique qui évoque la présence de l’eau : sur la place toujours dénommée « place du vieux lavoir », une évocation de nymphe domine donc un parking réaménagé (par ailleurs flanqué de candélabres de style).

À Villard-Bonnot, ce sont des fresques peintes qui, tout en masquant des murs et façades dégradés, viennent raconter de façon allégorique et figurative des fragments historiques locaux.

En accompagnement d’une aide au ravalement, la municipalité de Villard-de-Lans a quant à elle fait le choix de subventionner les pignons à redans, tant en réfection que neufs, avec l’idée que cette figure de l’architecture traditionnelle du plateau du Vercors joue un rôle identitaire fort. Si ces pignons, liés aux modes de construction et d’implantation du bâti répondaient à des préoccupations sociales et des contraintes physiques[9], aujourd’hui il n’en est rien. Ce sont les aspects esthétiques et la dimension identitaire qui sont désormais recherchés et qui fonctionnent auprès des touristes.

En 1986, à Morestel, pour l’aménagement d’une place de la vieille ville est préconisé le « marquage du puits par un dallage au sol » pour rappeler l’existence passée de ce puits aujourd’hui disparu (Contrat de petite ville de Morestel, 1986, p. 19). Dans le cas de l’aménagement d’une autre place, pour « exprimer l’entrée de la vieille ville » il est prévu d’aménager de larges emmarchements en dallage de pierre « ponctués de bornes en pierre, pointillés visibles exprimant les traces virtuelles des limites de la ville ancienne. Elément de composition joignant différents côtés de la place, renforçant son unité. » (Contrat de petite ville de Morestel, 1986, p. 13).

Le marquage des entrées de vieilles villes relève fréquemment de ce processus d’ancrage du temps long dans l’espace urbain : il y a remplacement de l’objet patrimonial par un artefact, un simulacre qui vient signifier le temps long en son absence (matérielle). C’est bien de ce truchement — le signe se substitue à l’objet patrimoine — dont il s’agit ici, et dont les exemples abondent.

Dallages, pavages et revêtements de sols, mobilier… à travers leurs matériaux, leurs morphologies, ces artifices sont employés pour évoquer une présence passée faisant sens, qu’il s’agisse de rappeler l’existence d’un ancien puits ou d’un rempart, de matérialiser, rendre visible « du » passé — ou une représentation et reconstruction du passé — et ancrer ces traces de passé dans l’espace urbain. Il est possible de distinguer ces actes de production de signes selon que l’objet patrimoine est présent, la volonté pouvant être d’en pérenniser la mémoire sous une forme requalifiée, ou selon que ces actes répondent à une absence de l’objet, « volontaire » (action humaine destructrice) ou « involontaire » (action « irréversible » du temps ou, quelque part, inaction humaine pour sauvegarder l’objet).

La multiplication de ces substitutions, les modalités de l’artefactualisation amènent à se demander si ces truchements relèvent véritablement d’actes que l’on peut qualifier de patrimoniaux ? La destruction du lavoir à Voreppe, de la halle à Vinay, la démolition de monuments anciens, le bouleversement de la trame urbaine ancienne ont pu relever d’attitudes modernistes (c’est-à-dire souvent anti-patrimoniales) issues des conceptions urbanistiques et architecturales en vigueur les décennies précédentes. Ainsi, les aménagements piétonniers des années 80 relèvent d’une démarche finalement très moderniste : suppression des emmarchements, destruction d’éléments architecturaux vernaculaires ; dans cet espace arasé, aplani (logique de la tabula rasa) où le petit patrimoine local est nié, on implante des signes d’ancienneté : historicité « générique » fondée sur des symboles censés faire sens socialement c’est-à-dire s’appuyant sur des représentations sociales consensuelles, qu’il s’agisse de formes urbaines, de types de matériaux ou de couleurs.

Mais dans bien des cas, il s’agit d’une appropriation du passé et d’une inscription de traces du passé dans les formes urbaines, ce qui nous fait associer ces actes signifiants au processus global de patrimonialisation des centres des petites villes. Ces actions urbaines et œuvres d’art visent généralement, dans un contexte esthétique, à évoquer la présence, l’existence passée (ou supposée, ré-inventée) d’un élément suffisamment important pour entrer dans le champ de la mémoire, ceci à différents niveaux d’inscription : du simple clin d’œil à la commémoration (de la matérialisation dans le sol à travers des pavages à la plaque commémorative) et à une véritable démarche de mise en sens historique (les espaces muséographiques in situ constituent un autre lieu de mise en scène de la mémoire).

Car ces objets et artefacts matérialisés dans la ville, s’ils sont censés susciter une historicité en resituant dans une temporalité précise un fait, un monument, donnent finalement plus à montrer leur propre ancienneté et leur ancienneté apparente suffirait à simuler l’inscription dans une histoire longue ; il importe surtout, pour que le simulacre fonctionne, qu’ils incarnent, plus que tel ou tel élément ancré dans un espace-temps chronologique, leur propre image d’ancienneté. En ce sens, on rejoint les écrits de Jean Baudrillard sur le simulacre et le signe qui peuvent se résumer ainsi : dans notre société les simulacres en sont arrivés à précéder, et déterminer, le réel. « Il ne s’agit plus d’imitation, ni de redoublement, ni même de parodie. Il s’agit d’une substitution au réel des signes du réel, c’est-à-dire d’une opération de dissuasion de tout processus réel par son double opératoire, machine signalétique métastable, programmatique, impeccable, qui offre tous les signes du réel et en court-circuite toutes les péripéties. » (Baudrillard, 1981, p. 11).

La patrimonialisation peut être appréhendée sous l’angle de la précession des simulacres. Tout comme la conviction de l’authenticité a plus d’importance que l’authenticité elle-même, « c’est la simulation qui est efficace, jamais le réel ». L’« hyperréalité » correspond selon Jean Baudrillard à un stade où la précession des simulacres rend invalide la différence entre le réel et le non réel, la société hyperréelle baignant dans les moyens d’information de masse — la masse étant devenue lieu d’« implosion du social » — et des spectacles simulés. Ce ne sont plus les produits et objets qui nous entourent et que nous consommons mais des signes et images.

Les processus actuels de patrimonialisation des espaces urbains s’inscrivent dans une« hyperréalité » contemporaine où le patrimoine est un signe qui vient pallier une absence de sens, une absence de signes réels[10]. Avec pour corollaire la précession des modèles urbains, archétypes d’urbanité que l’on retrouve dans les discours identitaires des acteurs territoriaux. Les signes donnés à voir sont ceux qui figurent l’ancienneté, l’inscription spatiale dans un système de sens basé sur le temps long[11].

Les marques d’une ancienneté visible sont alors assimilées à l’idée d’une valorisation symbolique, ainsi qu’à un signe de distinction sociale pour les acteurs politiques rencontrés. Le recyclage du passé « ancien » traduit une stratégie de retour mythique à l’origine, une démarche de ré-affiliation à l’histoire en gommant les références trop visibles à la période moderne : en clair, donner l’impression d’une continuité historique par la négation du style moderne. En quelques décennies on aurait alors assisté à un retournement des valeurs (Gravari-Barbas, 2001) ; la Modernité serait devenue rétrograde, passéiste même, tandis que la vision culturaliste s’érigerait en acte moderne. Finalement, cette attitude patrimoniale se révèle très moderne, mais il s’agit d’une modernité déguisée, grimée en un décor de tradition.

La figuration spatiale, artefactuelle, la simulation d’une temporalité longue ancrant le centre de la petite ville, et par extension la petite ville entière, dans une histoire longue devient, au fil de la dernière décennie, une norme. Elle est étroitement liée également à la mode et à l’évolution des goûts. Et les modes sont changeantes comme le montrent l’exemple des débats entre pierres apparentes et enduits de façades et l’exemple des pavés autobloquants, populaires dans les années 80 dans les centres-villes et aujourd’hui mal connotés :

« la pierre apparente c’est les effets de la loi Malraux, où on faisait ressortir les pierres de partout. Et puis on s’est vite aperçu que c’était triste et qu’en fait les pierres, notamment les pierres gélives, la qualité de pierre qu’on avait, n’étaient pas du tout adaptées au fait de ne pas avoir d’enduit posé dessus. Ça les abîmait. Donc on a remis de l’enduit » (conseillère municipale et présidente de la commission aménagement communal à Crémieu, vendredi 30 juillet 2004).

« Moi je les regrette ces dallages de la rue Charamil, ces autobloquants, c’est les années 1985 ; 1985-1986 si j’ai bonne mémoire. C’est cheap. C’est sûr qu’à l’époque on n’avait pas beaucoup de moyens. Aujourd’hui on est plus riche qu’on était à l’époque. On a fait comme on a pu. C’est la première rue que l’on a rendu piétonne. […] C’est quand même un aménagement de pauvre. C’est mieux qu’avant ; avant il y avait des petits trottoirs, donc c’est beaucoup mieux. Mais moi je n’aime pas, je trouve que vraiment les autobloquants c’est le truc qu’il faut proscrire. Je crois que tout ce qu’il restait on a tout vendu » (maire d’Allevard, lundi 28 février 2005).

Par mode, effet d’imitation, par facilité également (le recours aux mobiliers génériques permet une réduction des coûts pour les collectivités, l’application de techniques et pratiques transposables aux territoires pour les acteurs impliqués), se constitue un modèle urbain de la petite ville où les artifices pour susciter l’ancienneté, le temps long ainsi que des représentations sociales associées à la convivialité, la proximité (discours de la petite ville à taille humaine) sont tels qu’un risque existe pour la petite ville de se perdre dans une urbanité générique.

Les actions réalisées dans les centres des petites villes depuis deux décennies aboutissent à la production d’une néo-archéo urbanité. La première tendance abordée relève d’artefacts génériques, produits ex nihilo et non inscrits dans un héritage local, non ancrés dans le genius loci ; la seconde s’appuie sur des éléments qui trouvent un fondement dans la construction contemporaine de l’identité et sur une récupération de l’histoire locale. Ces tendances observées dans les centres urbains ne relèvent pas strictement de la patrimonialisation, même si elles la complètent ; il ne s’agit effectivement pas de constituer de nouveaux patrimoines mais plutôt d’une esthétisation de la mise en scène urbaine s’appuyant sur les valeurs symboliques de l’ancienneté. Auparavant les aménagements s’inscrivaient dans une démarche fonctionnelle et utilitaire, construite sur une politique d’équipement avec la modernité pour référent[12].

La patrimonialisation des petites villes combine des éléments urbains hérités et jugés dignes d’être valorisés, mis en scène et gardés en mémoire, et des reconstitutions qui répondent à des instrumentalisations génériques et universalisantes (dans une certaine mesure) de référents spatio-temporels. Pour Dominique Poulot, « tous ces matériaux dessinent une historicité soft, sans dates ni noms, celle d’un tableau pour ainsi dire anhistorique de la vie quotidienne d’autrefois, par le biais le plus souvent d’une esthétisation des choses » et « simultanément, le territoire devient aujourd’hui un espace stéréotypé, un lieu de la stylisation, au sens de Simmel, des œuvres et des cultures » (Poulot, 1992, p. 30).

Les modalités et formes prises par cette « artefactualisation » dans les petites villes iséroises pourraient être observées dans une majorité de petites villes françaises. Cette esthétisation des centres, jusqu’à présent peu analysée dans les petits pôles urbains, nous semble effectivement relever d’une tendance plus globale affectant les territoires urbains, même si elle n’y présente pas exactement les mêmes enjeux. Dans les petites villes, le recours aux artefacts rend les traces patrimoniales plus flagrantes pour ancrer l’espace urbain dans une dimension historique (le simili ancien « naturalise » l’inscription) et « faire ville »[13] : c’est le cas des pavements en pierres, allusion aux rues des grandes villes et notamment des pavés parisiens, utilisés dans les petites villes à partir des années 80. Autres recours pour « faire urbain » : la minéralité, l’occupation (plutôt la sur-occupation) de l’espace, un espace vide ne reflétant pas l’urbain dans les représentations. Le centre-ville ancien doit répondre aux stéréotypes d’urbanité que sont la compacité du territoire, la mixité, la densité.

L’uniformisation et la banalisation des formes urbaines laissent perplexe quant aux démarches de distinction ; finalement ce n’est pas tant l’« objet patrimoine »[14] qui sert d’accroche à la construction identitaire des petites villes, mais plutôt l’utilisation de référents renvoyant à des figures patrimoniales. L’incapacité à se suffire de la forme urbaine bâtie, le besoin d’artefacts qui renforcent la signification du lieu amènent à repenser notre rapport sociétal au temps : les processus de patrimonialisation marquent l’espace, ils inscrivent la représentation normative que les sociétés se font d’elles même au travers de référents temporels.

Et si notre société n’était plus capable d’évincer des objets du champ patrimonial ? Les acteurs de l’urbain ne tendent-ils pas actuellement très souvent, lorsqu’ils décident de détruire des monuments, des traces et objets urbains, à leur substituer — au nom du devoir de mémoire et du besoin de conservation — un signe, une plaque commémorative, un rappel matériel censé signifier l’existence passée — réelle, supposée, inventée, fabriquée… — du lieu ou de l’objet ? Si la société contemporaine, à travers ce syndrome de la réincarnation, n’est plus capable de faire des choix, de sélectionner des objets dignes d’être patrimonialisés en laissant certains d’eux dans l’oubli, alors tout devient patrimoine et ce « tout patrimoine » fait perdre de son sens et de sa valeur au processus patrimonial. Une société qui n’arrive pas à réaliser pleinement le choix patrimonial et la sélection des mémoires est-elle une société qui va mal ?

Aujourd’hui l’inscription dépasse la simple matérialisation spatiale en devant mettre en scène l’existence même de son existence et se raconter au spectateur : à l’exemple des sentiers historiques et des panneaux affichant l’existence patrimoniale, c’est-à-dire de mise en récit de l’histoire locale, le signe est devenu un « signe de signe » qui dépasse la simple inscription et se doit dans le même temps d’expliciter sa présence : il doit justifier en quelque sorte son existence de signe. L’explication faisant du patrimoine de plus en plus un objet de consommation n’est pas suffisante. La piste d’une crise de la transmission conviendrait d’être analysée.

Abstract

Les opérations de requalification des centres des petites villes se sont multipliées depuis deux décennies. Cet article analyse comment le réaménagement des centres-villes s’inscrit dans un processus de patrimonialisation qui participe à une nouvelle conception de l’urbanité à travers une mise en scène des espaces centraux. Cette mise en scène des espaces publics passe par la multiplication de signes d’ancienneté. On peut distinguer des modalités différentes selon que les artefacts mobilisés renvoient à l’histoire du lieu, à des éléments hérités du passé et réinscrits dans l’espace ou qu’ils relèvent d’une ancienneté générique telle qu’elle s’est popularisée dans l’usage des mobiliers urbains « de style » — comme les candélabres « tradition » et bornes en fonte symbolisant l’appartenance à une urbanité d’apparence. Ce phénomène identitaire particulier vise à produire une urbanité, au moins physique. Cette artefactualisation amène à une redéfinition de la patrimonialisation. La tendance actuelle à la substitution d’« objets patrimoines » par des signes rappelant leur existence passée et les artefacts simulant de l’ancienneté et suscitant de l’historicité mobilisent les notions d’ambiance, d’esthétique et de « simulacre » selon le terme utilisé par Jean Baudrillard. La combinaison des références au patrimoine local et à l’ancien générique participe d’une mise en scène plus globale visant à inscrire le centre dans le temps long et à la production esthétique d’une néo-archéo urbanité « petite ville ».

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Notes

[1] Ainsi que montrer, pour un acteur politique, une collectivité, sa capacité à forger une image urbaine et à s’approprier des référents de la territorialité.

[2] Cf. notamment les travaux de Kevin Lynch sur la « lisibilité » du paysage urbain et d’Henri-Pierre Jeudy sur l’esthétique urbaine.

[3] Notamment par le biais du Fonds d’Aménagement Urbain ou de Contrats de petites villes.

[4] Jean-Claude Galléty a bien montré l’impact de deux approches opposées dans la fabrication des espaces publics, l’approche fonctionnaliste et l’approche environnementaliste (Galléty, 2001, pp. 209-221).

[5] La patrimonialisation est une pure construction sociale, elle relève pleinement de considérations culturelles. « Naturellement » indique ici l’idée d’une élaboration liée à la dimension « sédimentaire » du temps long.

[6] Sans détailler les travaux en sémiologie (Eco ; trilogie du signe selon Peirce), rappelons que l’on entend communément le signe comme l’association d’un signifiant et d’un signifié (Barthes, 1957).

[7] Le terme est préférable à celui d’« artificialisation », plus teinté de subjectivité.

[8] Cf. Serge Moscovici sur la dimension « totémique » du signe (Moscovici, 1988).

[9] Originellement, le pignon couvert de lauzes en calcaire protège le toit du vent et de la pluie.

[10] « Le passage des signes qui dissimulent quelque chose aux signes qui dissimulent qu’il n’y a rien, marque le tournant décisif. » (Baudrillard, 1981, p. 17).

[11] Les modalités de leur choix et de leur implantation posent par ailleurs la question de la distorsion des temporalités, entre le temps court de l’action politique et des modes liées aux mobiliers urbains, et le temps long du patrimoine.

[12] Ainsi que l’exprime le discours de ce maire de petite ville sur les aménagements de sa commune et la mobilisation de matériaux en vue de l’accession à une forme de « modernité » : « le choix des matériaux après je me rappelle qu’à l’époque en 1985 quand il s’agissait de poser des pavés c’était la discussion : on allait faire tomber tel enduit, c’était quelque chose de moderne le pavé autobloquant […]. C’est vrai que maintenant peut-être on passerait par d’autres solutions mais à l’époque ça avait déjà une notion de modernité. » (maire de Saint-Jean-de-Bournay, vendredi 16 juillet 2004).

[13] Ceci n’élude pas le fait que cette construction identitaire combine des référents de l’urbanité et des figures de ruralité (cf. les figures villageoises du puits, de la fontaine).

[14] Le patrimoine en tant qu’il n’est pas un bien duplicable et son unicité en faisant un objet intimement inscrit dans un lieu, localisé, territorialisé.

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