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Serendipity.

Serendipity.

Ce mot anglais désigne à la fois la faculté de faire des trouvailles par hasard, la réalité de ces découvertes ainsi que le dispositif les rendant possibles. C’est un néologisme dont l’origine se situe… en 1754. À partir d’un conte persan qu’il a retrouvé, The Three Princes of Serendip, ce dernier terme désignant Ceylan (aujourd’hui Sri Lanka) en persan, l’écrivain Horace Walpole forme le mot « serendipity », caractéristique de ce qui se produit lorsque ces princes voyagent: « making discoveries […] of things which they were not in quest of ». The On-line Medical Dictionary donne comme exemple la découverte par Alexander Fleming de la pénicilline, grâce à l’observation inopinée des moisissures qui prospéraient dans son laboratoire. Les percées de la recherche médicale constituent en général un domaine canonique pour l’illustration de la notion.

Ce mot connaît depuis une dizaine d’années un succès renouvelé. Un film (une comédie américaine de Peter Chesholm, 2001), plusieurs livres, un nombre indéterminé de sites internet et de nombreuses entreprises commerciales portent ou contiennent ce nom, avec un certain tropisme vers les domaines de l’édition et du tourisme. La serendipity apparaît fortement dans l’univers du (we)blog, un phénomène dont il a déjà été question dans ces colonnes. La notion de « manufactured serendipity » a été proposée par Jon Uddell, justement un expert du blog. En multipliant les ressources dans lesquelles puiser tout en les mobilisant selon des filtres appropriés, on peut créer des conditions plus favorables pour l’émergence d’innovations. On est ici dans la gestion d’une contradiction fort stimulante entre l’impossibilité de programmer la création et les tentatives pour la rendre possible, d’où l’idée d’augmenter ce qu’on pourrait appeler la productivité du hasard.

L’internet est à l’évidence un terrain idéal pour réfléchir et expérimenter sur ces sujets, en raison non seulement de sa masse mais aussi de son caractère évolutif : ce qu’on peut y trouver s’accroît très rapidement en quantité et en qualité et la manière d’en tirer parti doit être régulièrement repensée. Mais il n’est pas le seul. Le livre et, dans l’ensemble, l’écrit constituent d’autres moyens de télé-communication se prêtant à la serendipity, l’exploration d’une bibliothèque (plus grande que le Monde, nous dit Borges) en étant l’archétype. Le voyage, autre moyen de gestion de la distance, se trouve à l’origine même de la notion. Enfin, la ville tire sa force de sa concentration en étendue de réalités qui interagissent, pour une part significative, de manière non programmée. Les travaux de l’interactionnisme urbain (Ulf Hannerz, Isaac Joseph, notamment, après Simmel et Wirth) ont insisté sur ce phénomène et ont repris le terme. Il participe de ce que nous pouvons appeler l’univers des virtualités : dans une ville, la possibilité d’interactions non prévues, en particulier celles rendues possibles par le contact multisensoriel dans les espaces publics, donne accès, lorsque le potentiel est actualisé, à des trouvailles inattendues. On cherche une chose, on en trouve une autre – ou on rencontre quelqu’un. On va quelque part et on se retrouve ailleurs, tout en restant éventuellement dans le même lieu.

Parmi les livres incluant le mot dans leur titre, deux méritent plus particulièrement l’attention. Celui de Robert K. Merton and Elinor Barber, tous deux récemment disparus, The Travels and Adventures of Serendipity : A Study in Sociological Semantics and the Sociology of Science, a été écrit en 1958 mais le manuscrit original n’a jamais publié du vivant des auteurs. Il a été traduit en italien (Bologne, Il Mulino, 2002) et est enfin sous presse à Princeton University Press. Il développe l’idée que le hasard et la surprise sont une des conditions de l’invention scientifique. On prend conscience alors que le lien d’une réflexion sur la science avec le récit éponyme est tout à fait justifié : dans le conte persan, les princes développent à partir d’indices inattendus une capacité d’analyse puissante et rigoureuse qui fait penser à celle de Sherlock Holmes. C’est ainsi en observant l’herbe d’un chemin qu’il peuvent conclure qu’un chameau est borgne. Autrement dit, la serendipity n’est pas un amusement ou un supplément d’âme : elle se situe au cœur de la découverte. C’est une composante d’une méthode – de la méthode ? Dans le même esprit, mais en insistant sur la dimension langagière, Umberto Eco montre, dans Serendipities : Language and Lunacy, (New York, Columbia University Press, 1998), l’importance des erreurs et des malentendus dans l’exploration d’univers culturels exotiques. Dans les deux cas, le voyage est beaucoup plus important que la destination, ou plutôt : dans la définition des conditions du voyage réside une grande part des caractéristiques de la destination effective.

On pense aux vers d’Antonio Machado : « Caminante, no hay camino,/se hace camino al andar » [« Voyageur, il n’y a pas de chemin/ Le chemin se fait en marchant »] ou à la sentence inscrite sur le mur d’un monastère de Tolède : « Caminantes no hay camino, hay que caminar », [« Voyageurs, il n’y a pas de chemin ; il faut avancer »], à laquelle une main anonyme a ajouté : « Soñando » [« En rêvant »], et que le compositeur Luigi Nono a reprise pour intituler une de ses pièces. La serendipity se révèle alors dans toute son ampleur : paradoxe logique, principe épistémologique, philosophie de l’existence. Elle peut être définie comme la dimension non programmable de l’invention du réel.

Que 2004 soit pour tous une année hautement serendipitique !

Ce texte qui précède a été rendu possible par une serendipity à trois éléments : lecture du livre d’Umberto Eco, préparation d’une conférence sur l’urbanité, réaction à un décor fait d’objets parfois incongrus et entrant en jeu de manière inattendue dans la mise en scène de Rigoletto (Neufels, von Bodisco) au Deutsche Oper de Berlin (janvier 2004).

Abstract

Ce mot anglais désigne à la fois la faculté de faire des trouvailles par hasard, la réalité de ces découvertes ainsi que le dispositif les rendant possibles. C’est un néologisme dont l’origine se situe… en 1754. À partir d’un conte persan qu’il a retrouvé, The Three Princes of Serendip, ce dernier terme désignant Ceylan (aujourd’hui ...

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Authors

Jacques Lévy

Géographe, il est professeur à l’Université de Reims et à l’Institut d’Études Politiques de Paris. Il est fellow au Wissenschaftskolleg zu Berlin (2003-2004). Il travaille sur la ville et l’urbanité, la géographie politique, l’Europe et la mondialisation, les théories de l’espace des sociétés, l’épistémologie de la géographie et des sciences sociales. Il est coordinateur des rédactions d’EspacesTemps, responsable des Mensuelles et du Mot du mois.

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Serendipity.

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