Les lieux que nous avons connus… deux textes, un livre. Et la géographie d’aborder de front l’une de ses grandes et ô combien difficiles questions, désormais bien partagée [1]s : comment rendre compte des lieux en nous ? Comment accéder à « l’expérience subjective de l’espace » (p. 10) qui l’enrobe mais aussi comment la traiter géographiquement, scientifiquement ?
Théorique, une première réflexion s’engage. Henri Desbois y présente son propre constat. Il existe une science géographique qui repose sur l’analyse spatiale. Son mode de représentation privilégié est la carte. Cette conception est aujourd’hui dominante. Et elle a son revers (p. 27) : « il n’existe pas vraiment de conception géographique de l’humain ». Le lecteur le comprend alors vite : c’est en opposition à cette pesante tendance que se situe le positionnement de l’auteur et, au-delà, du livre. Une vision alternative prône ainsi « le retour de l’humain en géographie » (p. 31). Le lointain Élisée Reclus, mais aussi Éric Dardel et Yi-Fu Tuan sont alors constitués en repères majeurs d’une démarche qui se réclame du courant de la « géographie humaniste », celle qui « […] théorise une approche centrée sur l’humain » (p. 41). Cela revient à résolument placer la géographie « dans une perspective anthropologique » (p. 31), celle qui a à dire quelque chose sur l’humain.
De ce « quelque chose sur l’humain », Philippe Gervais-Lambony donne une idée de ce qu’il pourrait être. Puisant aux sources de la littérature les moyens d’accès à l’expérience de l’espace, il en fait le cœur de son propos. Pour cette expérimentation, il mobilise ses matériaux dans les travaux de Saint-Exupéry, l’un de ses auteurs de prédilection [2], mais aussi parce qu’il est un « […] écrivain qui a placé l’expérience spatiale au cœur de son œuvre » (p. 84). Rapport du mobile à l’immobile, question de l’exil – et de l’exode –, réflexion sur la mémoire comme « reviviscence » plus que comme « réminiscence », confrontation au désert et à la ville, sont quelques-uns des thèmes structurants d’un propos qui est aussi un corpus archipélagique : Walter Benjamin, Blaise Cendrars ou George Poulet – je n’oublie pas Marcel Proust – y croisent Michel de Certeau et Édith Piaf. Et c’est ainsi que, au terme du parcours, l’auteur peut nous laisser sur une définition du lieu comme : « temps spatialisé et intériorisé » (p. 142).
Dans le contexte contemporain d’un chamboulement épistémologique engendré par une géographie, entre autres traversée par l’habiter sous toutes ses formes, la question du projet scientifique lui-même est posée. Et ce livre y participe. Mieux, il y contribue : l’espace est-il le but ou le moyen de la géographie ? En d’autres temps, dans le système géographique pensé par Roger Brunet, on aurait pu poser la question autrement : les « lois » de l’espace sont-elles seulement celles de l’espace ou aussi celles des hommes et des femmes qui, vivant en société, l’habitent ? À reprendre les partitions opérées, par exemple, par Geneviève et Philippe Pinchemel, et les termes qu’ils employaient alors, cela serait peut-être revenu à interroger la « dialectique des déterminants verticaux et horizontaux » (1997, p. 354) de la géographie. Du côté des premiers – des représentations, des images, des discours, etc. – les géographies culturelles ? Du côté des seconds, l’éventuelle régularité des organisations spatiales, celle des collectifs ? Et l’on saisit les arrière-plans du partage ; la technique contre les sensations ; le rationnel contre le poétique. Finalement, les Lumières contre le Romantisme, etc.
Cela dit, et dès lors, un des paradoxes du livre ne se trouve-t-il pas dans cette partition catégorielle ? En appeler à la géographie « humaniste », invention pertinente mais datée, n’est-ce pas, tout en voulant changer les horizons de cette science, reprendre des clivages anciens ? Et même, revenons au constat initial : si elles présentent des vues distanciées de l’expérience géographique, si elles renvoient une image généralisée, si elles parlent d’une lecture sociologique dirons-nous, les cartes, même ainsi considérées, instruisent tout de même, et aussi, sur l’humain. Ou, du moins, sur un humain, et même s’il s’agit des représentations euclidiennes les plus « rudimentaires ». Car les relations entre « la carte et le territoire » – pour rappeler sciemment le titre d’un texte littéraire passé un peu inaperçu en géographie [3] – plongent, dans bien des cas, au cœur de problématiques bien humaines, comme le souligne, par exemple, Tim Ingold (2015, p. 322). Serait-ce donc que la verticale et l’horizontale ne sont peut-être pas aussi cloisonnées, pour ne pas dire aussi pertinentes, qu’il a été utile de le dire à ce moment d’une pensée géographique française empêtrée dans le marais de ses idéologies, du vidalisme indécrottable au néo-positivisme intolérant ? Du coup, l’on pourrait encore se dire que les auteurs, après avoir remis en cause les bonnes vieilles structures rassurantes, ne sont peut-être pas allés assez loin dans leur entreprise de reconstruction.
Autre point de vue. L’entreprise phénoménologique mobilise explicitement la littérature comme moyen d’accès à la subjectivité géographique. Le mouvement est, du reste, bien engagé, aussi bien du côté de la géographie – que l’on pense au séminaire Les écritures du géographique, organisé par Pascal Clerc, Olivier Orain et Muriel Rosemberg – que du côté des études littéraires – comme le montre le séminaire L’encrage en littérature contemporaine, porté par Zoé Courtois et Claire Collard en 2016. Comme matériau de base de la science géographique, la littérature serait donc un mode d’accès privilégié à cet humain qu’elle vise à comprendre. Et cet apport de la littérature à la réflexion et au travail géographiques est définitivement incontestable. Il était temps, pourrait-on dire.
Pour autant, avant de faire son entrée dans le champ scientifique, cette littérature, du reste peut-être un peu difficile à définir, mérite aussi d’être interrogée, à la manière de n’importe quelle « source ». Pour en formuler simplement les termes : sur quels rapports au monde les textes littéraires ouvrent-ils ? Et puisque l’indéboulonnable Marcel Proust est à l’honneur, et bien au-delà de ce seul travail, prenons-le aux mots. Attachons-nous à ce qui en constitue, peut-être et tout à la fois, l’épisode le plus populaire et le plus central du nœud de sa « recherche » : la petite madeleine. Tout le monde connaît le passage extrait de Du côté de chez Swann : un jour froid, une mère, un thé et… une madeleine ? Non, j’ai bien dit une « petite madeleine ». Adorable ! Et alors, « […] je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi » (Proust 1987, p. 44). Marcel venait, à sa manière, de dévoiler un fait de mémoire involontaire. N’y aurait-il plus rien à dire, qu’il resterait à lire.
Seulement voilà, ce n’est pas tout : rédigé dans un temps proche de l’écriture de ce chapitre de la Recherche, l’essai de première préface du Contre Sainte-Beuve instruit, probablement involontairement, sur la distance entre littérature et expérience. Donc : toujours en hiver ; Marcel se met à lire dans sa chambre. Mais toujours réfrigérée, sa cuisinière lui propose de lui faire un thé. « Et le hasard fit qu’elle m’apporta quelques tranches de pain grillé. » (Proust 1971, p. 211). Et de poursuivre : « Alors, je me rappelais : tous les jours, quand j’étais habillé, je descendais dans la chambre de mon grand-père qui venait de s’éveiller et prenait son thé. Il y trempait une biscotte […] » (Proust 1971, p. 212).
L’évidence que l’on peut tirer de cette mise en perspective est que l’écrivain construit son texte. Il le prend et le reprend, il en fait le « montage », pour le dire avec des termes cinématographiques, cherchant ici l’idée la plus poétique, peut-être, là l’expression la plus efficace, la plus convaincante, aussi. Alors : une « petite madeleine » n’est-elle pas plus mémorable qu’une biscotte ? Et si la figure du grand-père peut mobiliser les affects, celle de la mère plus encore. Cela ne remet pas en cause le fond du propos, mais invite à prendre aussi avec grande prudence les textes dits littéraires en tant qu’accès au monde intérieur de celui qui les écrit.
Du reste, et plus généralement encore, qui peut affirmer qu’il est toujours apte à rendre compte de ce qu’il ressent lui-même dans les lieux ? De ce qu’ils lui inspirent ? La littérature, toute littérature, se doit d’être passée au crible de la distance et de l’analyse critique, et ce d’autant plus que l’auteur maîtrise ses formes. De fait, si la littérature donne à voir quelque chose d’humain, ce quelque chose sera d’autant plus avéré que le texte aura été décortiqué, déconstruit, le cas échéant jusqu’à sa profanation. C’est que la littérature – et, sans doute, d’une manière générale, tout type de texte – ne donne qu’un accès partiel, voire partial, à l’habiter de celui qui en est l’auteur. Cela dit – et c’est sans doute cela qui en fait l’une des forces –, la géographie dispose d’autres moyens. Même implicite, la mise en perspective de l’expérience personnelle de Johannesburg et de celle rapportée par les auteurs est particulièrement passionnante. Et l’on est pris, en effet, dans la série de réflexions sur les mémoires inspirées par les « tomasons » – ces « […] objets urbains devenus inutiles et incompréhensibles » (p. 136) – décrits par Ivan Vladislaviç et qui, ainsi, font écho des pensées de Michel de Certeau. Tous ces matériaux mobilisés portent ainsi leurs fruits dans une ample réflexion sur la ville et « […] la condition citadine en général. » (p. 141).
Cela dit, il n’en reste pas moins un point, et pas des moindres : chemin faisant, l’ouvrage soulève frontalement une question fondamentale et rarement posée, et ce à un moment où la nécessité s’en fait de plus en plus prestement sentir. C’est que les consignes, diverses et variées et qui émanent des uns et des autres, tous « sachants », se font de plus en plus impératives. Et l’écriture scientifique n’est pas seulement mise aux normes. Elle est mise en pièces. Prise au piège. Plus que jamais, le langage est l’objet d’un tir de barrage bureaucratique, donc normatif, qui définit comment l’on écrit, encadrant de fait ce que l’on écrit. Et cela ne fait pas que dépersonnaliser l’écriture, en la refermant sur l’unique lecteur académique. Cela fait des scientifiques disciplinés, emplis d’obsequium, pour reprendre le terme que Pierre Bourdieu (1984) emprunte lui-même à Spinoza – la référence n’est peut-être pas anodine –, des « machines à écrire ». Allez, qu’il s’agisse d’un doctorant débutant ou d’un vétéran confirmé, tout le monde écrit pareil ! Hors de la norme, point de salut, point de publication !
Alors, bien sûr, les auteurs ont raison : comment l’expérience géographique du monde, sensible parce qu’engageant le corps, pourrait-elle être abordée par une écriture délavée de toute sensibilité ? Au nom de quoi, et pourquoi, la géographie ne serait-elle pas, aussi, une écriture rigoureuse et sensible à la fois ? Du coup, l’on pense aux réflexions d’Ivan Jablonka [4]. Et puis on entend les fugues de Jean-Sébastien Bach, tout aussi rigoureuses dans leur déroulement et leur construction que touchantes dans leurs auditions. Bref, et au fond, l’idée que la science géographique pourrait aussi être une littérature contemporaine mérite bien d’être exposée. Pour être cadrée méthodologiquement et encadrée épistémologiquement. Et il se pourrait bien alors que, malgré tout, et sans idée d’exclusivité, les « effets de styles », augmentant les sens du propos, enrichissent la réflexion : tel est l’un des grands mérites de ce livre que d’y faire réfléchir.