En tête de ces Oeuvres complètes, l’essai introductif de Miguel Abensour, « Lire Saint-Just », s’ouvre sur deux questions : « lit-on Saint-Just ? avez-vous lu Saint-Just ? » ; et s’articule sur une troisième : « est-il possible de lire Saint-Just aujourd’hui ? ». Miguel Abensour aurait pu ajouter : pourquoi le lire ? et certainement répondre, pour au moins échapper aux lieux communs des gloses à charge, agrémentées de vagues citations. Saluons donc ici le double effort des éditeurs : proposer des oeuvres complètes accessibles, dotées d’un appareil critique consistant, mais aussi d’un commentaire qui rompt avec l’air du temps. Lire Saint-Just nous éloignera de la légende noire, celle de « l’archange de la mort », du politique satanique dont certains passages des Institutions républicaines préfigureraient l’organisation des jeunesses hitlériennes (suivant Norman Hampson). Comme le note Miguel Abensour, « la présupposition que la révolution est nécessairement totalitaire a produit des dégâts intellectuels ».
Loin des simplifications et des interprétations à l’emporte-pièce, ces textes immergent donc le lecteur dans la complexité du lien entre une pensée en construction et l’action, du long poème satirique Organt jusqu’aux billets des missions, en passant par les discours, rapports et textes théoriques. Le tout tient en un volume. Rappelons qu’il en faut dix pour contenir l’ensemble des écrits de Robespierre ; dix également pour l’œuvre politique de Marat entre 1789 et 1793. Saint-Just a vingt-six ans lorsqu’il est guillotiné en 1794, Robespierre trente-six. Marat est assassiné à cinquante ans.
Tentant une synthèse de ce corpus en devenir, où l’action politique se concentre entre 1792 et 1794, Miguel Abensour situe le noeud dans ce qu’il nomme « le paradoxe de Saint-Just » fait d’émancipation et de domination : « Saint-Just s’inscrit dans l’histoire de la liberté […] D’autre part, il n’en appartient pas moins à l’histoire de la domination de par sa participation, souvent en première ligne, à la Terreur révolutionnaire. » La liberté contre la Terreur, « Saint-Just contre Saint-Just ». Il ne s’agit pourtant pas de penser une opposition a priori : « être sensible au paradoxe de Saint-Just exige de confronter ses deux visages, de penser ensemble les deux dimensions de son action, et de faire l’hypothèse de leur possible communication… ». Cependant Miguel Abensour diagnostique le défaut d’empathie de ces deux figures de Saint-Just dans « le monstre conceptuel du despotisme de la liberté » une « aporie insurmontable » qui décourage les hommes et pervertit irrémédiablement la Révolution qui s’en trouve glacée. Il ne suffit plus de convoquer le courage, l’énergie et l’héroïsme, cette facette par ailleurs « ignorée des analystes libéraux, attachés à réduire le gouvernement révolutionnaire au seul exercice de la terreur ». Restent les institutions pour sortir de l’aporie de la Terreur. Mais le projet de Saint-Just « dessine plus les contours d’une société héroïque que ceux d’une communauté politique ». L’énigme de Saint-Just tiendrait ainsi dans un combat répété avec le malencontre, ce moment soudain où, suivant La Boétie, la liberté bascule en son contraire. La liberté contre la Terreur, Saint-Just contre Saint-Just donc.
Cette approche finalement binaire nous situe en deçà des analyses de Jean-Pierre Faye qui décrit ainsi le récit standard dont il est ici question : « en coupant en deux la Révolution française, entre les Droits de l’homme et la Terreur – marquant comme « bonne » l’une ou l’autre phase, selon les versions -, le récit standard de l’Histoire a fait à la Révolution russe un cadeau empoisonné : il lui a laissé la Terreur, sans les Droits de l’homme » (Dictionnaire politique portatif, Gallimard, 1982, p. 149). Miguel Abensour tend à limiter la notion de Terreur au seul sang de la Terreur (la violence répressive que personne ne cherche plus à minorer) et ignore la Terreur des Droits de l’homme qui permet de penser ensemble la liberté et la Terreur. Quelle est donc cette Terreur dont l’effort consiste en l’an II à tenir la liberté malgré la situation d’état de guerre (au sens lockien) ? La Convention thermidorienne qui naît de l’exécution des 108 robespierristes (dont Saint-Just) définit la Terreur comme la tyrannie de l’anarchie, ce moment où, précise Boissy d’Anglas, les riches sont suspects, le peuple constamment délibérant, l’opposition organisée, le pouvoir exécutif faible et le droit à l’insurrection reconnu. Pour leurs ennemis, terroristes et droits de l’Homme sont associés. La Déclaration est alors dénoncée comme ferment d’anarchie et la Constitution de 1793 comme la Terreur instituée. Contrairement à ce qu’écrit Miguel Abensour, il ne s’agit pas de « faire le choix des institutions à la place de la Terreur ». Il n’y a pas les institutions d’une part et la Terreur de l’autre : les institutions sont la Terreur. Et cette Terreur instituée, que dénonce Boissy d’Anglas en 1795, est passée par des actes, entre autres ceux de Saint-Just. Pour le comprendre, lire Saint-Just.