Sans rythme pas de vie
Bernard Millet (2003)
La ville ? « Ne pas essayer trop vite de trouver une définition de la ville ; c’est beaucoup trop gros, on a toutes les chances de se tromper » (Perec 1974). Le rythme ? Comment réussir « à définir un seul et même signifiant qui véhicule tant de signifiés différents ? » (Sauvanet 1992). Et pourquoi chercher à le faire ? Paul Valéry lui-même a avoué (dans ses Cahiers) son échec à éclairer la double énigme du langage et de l’être. La mobilisation de ce concept fuyant est surtout le pari d’une lecture enrichie des relations complexes entre l’homme, l’espace et le temps et la belle promesse d’une fructueuse exploration des multiples dialogues entre nos vies et nos villes.
Une actualité.
Depuis quelques années la question du rythme est de retour dans les conversations quotidiennes comme en philosophie ou dans les publications en sciences sociales [1] : ralentissement (Sansot 2000), accélération (Rosa 2010), tyrannie et culte de l’urgence (Aubert 2002), travail du dimanche ou de nuit, pollution lumineuse (Hölker et al. 2010) (Meier et al. 2014), fatigue d’être soi (Ehrenberg 1998), burn out (Cœugnet et al. 2011), dépression, vacances ou lâcher prise. Pour paraphraser Saint-Augustin s’exprimant sur le temps [2] : tout le monde sait ce qu’est le rythme, jusqu’à ce qu’on nous demande de le définir. Malgré l’artificialisation des milieux, on connaît les rythmes « naturels » : saisonniers, nycthéméraux ou lunaires. On les éprouve encore physiquement à travers nos sens : pluie, neige, vent, soleil, obscurité. Malgré les lumières de la ville, notre horloge interne d’animal diurne reste structurante (Reinberg 1993). Malgré la sécularisation, l’Occident vit toujours au rythme du calendrier grégorien, avec ses jours de fêtes religieuses ou laïques augmentés des nouveaux rendez-vous, les nouvelles saisons (Guez et Subremon 2013) de la consommation et de l’événementiel (Gravari-Barbas 2009). À différentes échelles spatiales et temporelles, l’offre urbaine de services (statiques ou mobiles) organise et désorganise les temps individuels et collectifs, autorisant ou non les synchronies (Hall 1992). La qualité de vie et de ville dépend également en grande partie de l’agencement de ces différents rythmes (nature, vie quotidienne, mobilité, corps…), en lien étroit avec la culture et l’identité. Cette première perception de la notion de rythme est peut-être restrictive.
Une définition très riche.
En termes de langue et de langage, la définition commune du rythme renvoie à une idée d’ordre et de régularité, marquée dans le temps et dans l’espace. Le rythme est « un mouvement régulier, périodique, cadencé » [3]. Il fait référence à des « retours, et à des intervalles réguliers dans le temps, d’un fait, d’un phénomène » [4]. En réalité, le rythme est une notion bien plus riche, polysémique, complexe et fluctuante (Bourrassa 1992) (Michon 2005). Depuis Platon et sa définition de « l’ordre dans le mouvement » [5], on aurait improprement attribué au mot le seul sens limité de « cadence régulière ». Prenant ses distances avec cette conception limitée et arithmétique d’« ordre du mouvement », Pascal Michon est reparti du terme rhuthmos, qui permet d’intégrer les mouvements irréguliers, spontanés ou d’autres formes d’organisations. Défini comme « organisation du mouvement ou modalité d’accomplissement » et comme « manière de fluer » (Benveniste 1974), le rythme est une belle promesse pour les sciences sociales, au croisement entre espace et temps. Dans une approche chronotopique, « condition essentielle des rapports spatio-temporels » (Bakhtine 1978) (Bonfiglioli 1990) (Drevon, Gwiazdzinski et Klein 2017), la notion de rythme propose une nouvelle lecture de l’articulation entre espace et temps et permet « l’expression des deux en un ». Plus spécifiquement encore, il nous semble que l’approche s’impose au moment même où la question de la vitesse – de l’accélération à la fois des temps et des mouvements – rencontre celle du rapport à l’autre et, plus largement, de la vie ensemble et de la citoyenneté. Les enjeux rythmiques apparaissent comme profondément politiques, à la rencontre entre l’expression des différences individuelles et la composition des ordres sociaux. La notion de rythme ouvre à une interdisciplinarité si souvent vantée et si peu appliquée, en obligeant à penser ensemble les questions relatives à l’expérience intime du corps, à la standardisation des modes de vie ou encore à la structuration des espaces et des temps sociaux.
Des promesses.
Entre la rythmanalyse esquissée par Gaston Bachelard (1950) et Henri Lefebvre (1992) et la rythmologie proposée par Pascal Michon (2007) et Jean-Jacques Wunenburger (1992), la clé d’entrée par le rythme semble riche de promesses pour la vie quotidienne et pour la ville. Le rythme est un bon candidat pour observer, représenter, analyser et re-penser une société liquide (Bauman 2000), des mondes (Descola 2014) en mouvement (Drevon, Gwiazdzinski et Klein 2017) et leurs paradoxes (Barel 1979) (Kaufmann 2008), une notion qui permet de dépasser le tournant de la mobilité (Sheller et Urry 2006). La notion de rythme pose la question de la vie en société, dans un monde liquide (Bauman 2000), marqué par l’individualisation et la cohabitation des modes de vie. Elle nécessite que nous nous interrogions, au préalable, sur les raisons de la quasi disparition d’un objet de préoccupation récurrent (Michon 2005) dans de nombreuses disciplines à l’époque de la « première mondialisation », sur les difficultés rencontrées pour remobiliser le concept dans la seconde moitié du XXe siècle et sur les nouvelles conditions d’émergence de cet objet.
C’est le pari que nous faisons et que nous proposons d’engager autour du dialogue Rythmes de vie(s) et rythmes de ville(s), qui correspond à nos ancrages disciplinaires et au double mouvement, de la philosophie et des sciences sociales, vers l’espace et le territoire – et des sciences du territoire vers le temps.
Un pari et des ouvertures.
Nous faisons le pari que l’approche du rythme dans les sciences sociales, à partir d’une conception large de la notion, est heuristique. Elle revêt une dimension sensible et expérientielle, mais aussi critique (Meschonnic 1982) des parcours, dans le prisme spatio-temporel de la Time Geography (Hägerstrand 1970) et des budgets-temps quotidiens, des essais de politiques des temps » (Mallet 2011), de chronopolitique (Innerarity 2008), voire d’urbanisme temporaire et temporel (Pradel 2012) (Gwiazdzinski 2007). Elle ouvre à l’éprouver, au sens, à la présence, à la corporéité (Hoyaux, 2010) et à l’exister (Maldiney 2007). Elle permet d’éclairer la dynamique des relations entre individus, espaces et sociétés, offrant un regard original sur les questions d’émancipation et de domination. Elle met en évidence les tensions – dans nos vies et dans nos villes – entre répétition (Deleuze 1972) et innovation, besoin de stabilité et besoin de perturbation. Elle concrétise et unifie le champ de l’analyse des mobilités, en permettant de réconcilier la définition de la mobilité comme franchissement de l’espace, propre à la géographie, avec celle de la sociologie, qui nous en parle comme transformation dans le temps (Kaufmann 2014). Elle autorise des interactions inédites entre biorythmes, cycles de saisons et rythmes sociaux et oblige à s’intéresser à chacun des rhutmoi qui constituent les ordres et les objets que nous observons. Elle peut nourrir la réflexion sur le bien-être (Bailly, 1981), la qualité de vie et le buen vivir et éclairer en même temps les risques à « pousser trop loin la logique rythmique à sa perfection totalitaire » (Wunenburger 1992). La notion de rythme peut enrichir la réflexion sur une pragmatique du commun (Pattaroni 2016), invitant à développer un cadre analytique à même d’articuler la description de l’expérience intime et plurielle du rapport à l’autre à celle des formes de vie en société, réglées et normées. Elle permet de donner une certaine consistance conceptuelle et empirique à la notion d’habiter, la décrivant comme « un mode de connaissance du monde et un type de relations affectives loin d’une approche abstraite ou technocratique de l’espace » (Dardel 1952).
Des clés d’entrée interdisciplinaires.
La notion de rythme oblige à se poser la question des méthodes et outils d’observation et de représentation : mesure ; niveaux d’engagement cognitif ou corporel ; réprésentations et analyses multiscalaires. Au-delà des outils métriques, elle permet d’utiliser différentes clés d’entrée : ambiances, atmosphères, climats, scènes [6] et autres formes d’agencements entre l’espace et le temps, esthétiques, styles et formes de vie (Macé 2016), communautés d’affect (Lordon 2013) ou d’expérience (Dewey 1980) ; régimes de visualité, rites (Segalen 1998) ou imaginaires (Durand 1960) du rythme à l’œuvre dans nos vies et dans nos villes : circuits courts, intermittence, hypermobilité, ville 24/7 (Gwiazdzinski 2003) (Crary 2007), créativité (Florida 2002) (Vivant 2009) – qui sont autant de leviers et de blocages. Un des intérêts de la notion de rythme, au regard de ces différentes approches qui marquent un tournant expérientiel – ou esthétique – des sciences sociales, réside dans le fait qu’elle invite à penser systématiquement l’effet social et politique de ces climats ou autres ambiances, c’est-à-dire le rôle qu’ils jouent dans la production d’un ordre social, que ce soit en termes de coordination mais aussi de domination et de production des inégalités. Ainsi, la question du rythme nous plonge-t-elle au cœur des enjeux fondamentaux des sciences sociales.
Un enjeu conceptuel et opérationnel.
La réflexion sur le rythme pose également des enjeux conceptuels et de terminologie pour celles et ceux qui cherchent à dépasser la séparation entre espace et temps et à en saisir les multiples articulations. Nous faisons le pari qu’elle ouvre, plus largement, sur des questions plus opérationnelles dans les champs de la fabrique de la ville et des territoires, du monde du travail ou de l’éducation, par exemple. L’approche par les rythmes oblige à réfléchir en termes d’organisation, de synchronisation, de calendriers ou d’agendas territoriaux et de qualité de vie.
Un enjeu de développement durable et de chronopolitique.
Le rythme est un enjeu de société et de développement durable dans les différentes sphères de l’économie, du social, de l’environnement et de la culture. Il pose la question du jeu, des marges de manœuvre mais aussi de l’équilibre entre ordre et désordre, contrainte et innovation, norme et liberté. Le rythme est donc une notion nécessaire pour penser les effets des transformations temporelles et spatiales dans une société où les modes de vie se singularisent et se diversifient. C’est une question éminemment politique, au sens de gouvernement des rythmes et non seulement en tant que gouvernement des temps. Il renvoie aux interrogations contemporaines sur le vivre ensemble, sur les limites (« jusqu’où ne pas »), les régimes dominants, la recherche de l’équilibre entre éloge de la lenteur (Sansot 2000) et accélérationnisme (Williams et Srnicek 2014), entre planification et improvisation (Soubeyran 2015), entre l’aventure et l’habitude qui « tend à établir une sorte d’équilibre instable entre ces rythmes en les fixant les uns par rapport aux autres » (Ricoeur 1998). Qu’est-ce que la ré-interprétation par les rythmes peut faire émerger ? Quelle est la valeur ajoutée par rapport à d’autres notions et concepts (ambiance, climat, chronotopie, habiter, modes de vie) ? Quelles fécondités ? Quelles bifurcations ? Quelles reprises, rebonds et fragilités possibles ?
Un mot en partage.
Entre complexités et promesses, ce pari du rythme est un chantier que nous souhaitons engager ensemble avec celles et ceux – géographes, sociologues, philosophes, anthropologues… – qui travaillent déjà sur cette notion et toutes celles et ceux qui, comme nous, pensent que nous avons là un concept – au-delà du dialogue entre sociologie et géographie (distance et différence) – qui pose de manière renouvelée les grandes questions des sciences sociales. C’est une chance et une opportunité.