Inexistante il y a moins de dix ans, l’expression « Rrom migrant » apparaît dans des documents émanant d’acteurs publics, associatifs, partisans ou encore d’institutions internationales, mais également dans des travaux universitaires récents (Delépine et Lucas, 2008). Dans le discours public, elle est aujourd’hui invasive.
De Tsiganes à Rroms.
Il est, en Europe, des personnes vivant des réalités sociales et culturelles très différentes. Elles ont en commun d’être désignées comme « Tsiganes » [2] par leurs voisins. [3] Les groupes majoritaires ont connoté historiquement le terme comme synonyme d’asocial. [4] Ceci n’empêche pas certains de se revendiquer Tsiganes.
Les populations tsiganes d’Europe de l’Est ou originaires d’Europe de l’Est [5] se définissent comme « Roms ». Dans la langue rromani le terme désigne l’homme marié, reconnu comme faisant partie du groupe, en opposition au terme gajo. Les Manouches de France et les Gitans d’Espagne ne se reconnaissent pas comme Roms et sont historiquement nommés « Tsiganes » par les groupes majoritaires. Cependant, l’action des associations communautaires [6] pousse à la disparition du mot tsigane et à sa substitution par la parole rom. Terme qui va, en conséquence, avoir un double sens : désigner un groupe ethnique d’Europe de l’Est, mais également prendre un sens générique en remplaçant peu ou prou le terme de « tsigane ». Rom va gagner un r pour devenir Rrom. Cet ajout découle de la codification de la langue rromani (Gheorghe, Hanckock et Courtiade, 1995).
Les termes Tsigane, Rom, Rrom sont en concurrence pour l’hégémonie du champ symbolique. Chargé politiquement d’un « nationalisme » [7] paneuropéen, présenté comme respectueux de l’identité propre et unifiée d’un peuple, le terme Rrom se diffuse dans les publications institutionnelles. Pourtant, sans entrer dans le détail des controverses qui agitent tant les milieux politiques rroms que les universitaires, [8] on peut douter de l’existence d’un sentiment identitaire et politique commun à l’ensemble des Rroms de l’Europe.
De nomades à migrants.
En Europe, 95% des Rroms sont sédentaires. Certaines populations sont historiquement sédentaires, d’autres ont été sédentarisées de force par les régimes communistes. Toutefois les populations traditionnellement présentes sur les territoires italien et français ont, pour certaines, développé une culture du nomadisme ou tout du moins du voyage, liée aux activités économiques traditionnelles de ces groupes. Spécificité culturelle qui est aujourd’hui en train de s’estomper, mais qui fut largement étudiée par deux siècles de « tsiganologie ».
Longtemps analysé comme un marqueur ethnique par les ethnologues italiens et français, [9] le nomadisme est aujourd’hui appréhendé à partir de la question de la « mobilité ». [10] Cette approche du nomadisme, couplée avec la représentation d’un peuple rom homogène, a eu des effets dévastateurs sur les Rroms yougoslaves réfugiés en Italie. Dans les années 70, les Rroms yougoslaves font des « saisons », comme bon nombre de leurs concitoyens, en Italie et en Allemagne. Lors des déflagrations yougoslaves, beaucoup de Rroms quittent le pays, ne se reconnaissant plus dans la recomposition ethnique et nationaliste des Balkans. Entre 120 000 et 150 000 Rroms yougoslaves se réfugient en Italie, où ils ont des liens économiques. Les associations de charité catholiques font alors un lobbying actif pour que l’accueil de ces populations fuyant la Yougoslavie se fasse dans le respect des spécificités culturelles. Et notamment le supposé nomadisme des Rroms. Cette revendication croise la catégorie juridique italienne de « nomade ». Les Rroms sont placés sous le régime juridique des nomades, relégués dans des campements périphériques et exemptés des programmes d’intégration destinés aux réfugiés. Relativement bien intégrés dans le tissu social de la Yougoslavie de Tito, ils connaissent dans les campements italiens « le plus saisissant phénomène de désocialisation de masse mené en Europe au cours des dernières décades » (Marushiakova et Popov, 2006). Le pouvoir italien continue de promulguer des lois de plus en plus sécuritaires en direction des « nomades », visant par ce terme des populations vivant parfois depuis plus de vingt ans au même endroit et sans aucune culture du nomadisme. En dehors des cercles universitaires, la catégorie ethno-juridique de « nomade » n’est toujours pas réellement remise en question.
L’équivalent juridique français de « nomade » est l’expression « gens du voyage ». C’est un terme administratif, une catégorie juridique issue de la loi du 3 janvier 1969 visant les personnes ayant un habitat mobile et soumises à une obligation de titre de circulation. Fixée sur les conditions d’habitat, cette catégorie juridique n’est pas supposée viser un groupe ethnique déterminé. Toutefois un glissement sémantique s’est effectué et il n’est pas rare d’entendre des élus ou des fonctionnaires de l’État parler de « gens du voyage sédentaires ». Cet oxymore montre que la qualification a, dans le langage courant, un sens autre que sa stricte définition juridique et désigne grosso modo les Rroms français.
Le renouveau des migrations rroms d’Europe de l’Est en France est plus tardif qu’en Italie et concerne des populations beaucoup moins importantes : on parle de 10 000 à 15 000 personnes sur le territoire. En France, les associations institutionnelles et les pouvoirs publics différencient les « gens du voyage » et les Rroms immigrants d’Europe de l’Est. Cette différenciation s’explique par la définition juridique stricte de la catégorie « gens du voyage », mais également par le lobbying des associations rroms et des universitaires échaudés par la malheureuse expérience italienne. Les acteurs associatifs et institutionnels mènent une action spécifique envers des populations que nous pourrions définir comme « populations étrangères originaires des peco connaissant une situation de vie et d’habitat précaire et se définissant habituellement comme Rroms ou Tsiganes ». Coincés entre une définition large et floue du terme Rrom et leur action de terrain, ces acteurs ont, par raccourci, inventé la catégorie de travail de « Rrom migrant ». Cette dernière catégorie est, pour résumer, le fruit d’un compromis entre les aspirations communautaires d’une minorité hétérogène et une réalité sociale : l’immigration de populations ethniquement définies comme Rroms depuis les Balkans vers l’Europe occidentale.
D’une catégorie de travail à une catégorie ethno-juridique.
Le terme de « Rrom migrant » s’est autonomisé de sa définition initiale. Ce qui n’aurait dû rester qu’une catégorie de travail semble promis à un bel avenir.
Issue du travail social l’expression ne recouvre que les individus faisant ou devant faire l’objet d’une action sociale. En effet, les Rroms étrangers socialement intégrés ne sont pas perçus par les acteurs institutionnels comme des « Rroms migrants » mais comme des ex-Yougoslaves apatrides, des Albanais, des Roumains. On ne se réfère plus ici à un trait ethnique mais à la nationalité actuelle ou passée. L’expression, en renvoyant uniquement à des individus en situation de précarité, laisse finalement à penser que tous les immigrés rroms sont pauvres. Le fait ethnique se rattache comme nécessairement à la condition sociale défavorisée.
L’expression est malheureuse car elle renvoie finalement aux préjugés immuables à l’encontre des Rroms. Un immigré est défini comme une personne née à l’étranger de parents étrangers et vivant sur le territoire français. Un immigré peut être français ou étranger. Un Rrom roumain qui vient vivre sur le territoire français est un immigré au même titre qu’un Malien ou un Anglais. Immigrer, c’est partir d’un territoire et s’installer durablement dans un autre territoire. Le verbe migrer renvoie, lui, à l’idée que le déplacement est en cours. Réapparaît ici le grand tabou européen du nomadisme. Un « Rrom migrant », à l’inverse d’un immigré Roumain, reste enfermé dans l’errance. Cette errance entraînerait ou résulterait d’une asociabilité profonde qui rend impossible l’intégration. Certaines familles, comme à Lyon, sont sur le territoire de l’agglomération depuis plus de dix ans, mais ces familles restent définies sous le vocable de « Rroms migrants ». Il y a l’espérance malsaine qu’ils repartent, puisque l’errance serait devenue consubstantielle à leur identité. Peut-être que c’est justement parce que l’expression est capable d’englober des préjugés sous couvert d’un politiquement correct de bon aloi qu’elle a été reprise et pérennisée par les instances institutionnelles.
Nous l’avons effleuré avec les « nomades » : l’État donne un caractère réel à l’idéal-type wébérien « Rrom migrant ». La simplification, effectuée par certains ethnologues ou par les travailleurs sociaux par souci de compréhension, devient performative, et la nouvelle réalité immuable. Le processus d’autonomisation normative du concept de « Rrom migrant » est en cours. Ce processus ne découle pas de la création d’une catégorie juridique au sens où l’entend Danièle Lochak. [11] L’expression ne peut pas prospérer dans la loi ou le règlement puisqu’elle renvoie à une définition ethnique prohibée par la Constitution. [12] Toutefois elle va se développer dans l’administration : ainsi des fonctionnaires sont-ils chargés de politiques publiques en direction des « Rroms migrants ». Dans le département de la Seine-Saint-Denis, face aux conditions précaires d’habitat des Rroms, la réponse institutionnelle est la mise en place de villages d’insertion. Ces villages sont des mobile homes posés sur un terrain entouré d’un haut mur et avec un gardien à l’entrée. Ce sont juridiquement des « mous » (maîtrises d’œuvre sociales et urbaines) qui comportent des obligations strictes en matière d’entrée et de sortie du village, éléments que l’on va retrouver dans les « mous pour la sédentarisation des gens du voyage ». [13] Pourquoi « sédentariser » des populations déjà sédentaires ? Pourquoi utiliser un outil juridique à destination des nomades ? C’est un montage juridique spécifique aux « Rroms migrants » et qui ne sera pas, par exemple, utilisé pour reloger les Africains d’Afrique subsaharienne campant sur la place de la mairie de Saint-Denis. Le modèle juridique utilisé montre que, lorsqu’il est récupéré par les pouvoirs publics, le vocable « Rrom migrant » devient saturé de deux préjugés : l’errance et l’asociabilité.