Ce volume collectif est le 25e de la collection Purusharta, la revue du Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud. Il s’inscrit dans le champ des études rituelles. Il s’agit, plus précisément, d’explorer une question importante et pourtant peu étudiée : l’évolution des rites.
En dépit du reproche souvent fait aux sciences sociales de produire un discours sur des individus sans trop se préoccuper du discours de ces individus, la trop grande adhésion du chercheur aux représentations des populations étudiées pose parfois problème, en empêchant de considérer certains phénomènes. Ainsi en est-il de la dimension évolutive du rite, car le rite, du fait qu’il tire une partie de sa légitimité de son ancrage dans une tradition, se doit d’être présenté comme immuable. L’objectif de Rites hindous est de proposer, en partant certes du discours des acteurs sur le rite, mais aussi des textes et des observations, des enquêtes sur les variations tant diachroniques que synchroniques des rites, afin d’en comprendre les causes et d’en saisir les modalités et les enjeux.
L’ouvrage réunit les études de quatorze auteurs, francophones ou anglophones, issus de différentes disciplines (ethnologie, philologie, histoire), une collaboration pluridisciplinaire qui participe à la richesse du recueil. Quoique la thématique dépasse largement l’aire culturelle considérée, toutes les contributions — collection Purusharta oblige — concernent l’Asie du Sud ; elles portent sur plusieurs régions de l’Inde et du Népal, ainsi que sur la Birmanie et sur la diaspora indienne en Malaisie et en Indonésie. D’ailleurs, s’il s’agit d’études originales basées sur des matériaux souvent inédits et d’une grande rigueur scientifique, certaines d’entre elles intéresseront avant tout les spécialistes du monde indien. Elles sont distribuées en trois parties. La première, intitulée « Genèse et transformation », tourne autour de l’évolution comparée des pratiques rituelles et du contexte social dans lequel elles s’insèrent ; la seconde, « Modèle du rite, rite modèle », de la notion de modèle dans le rite ; la troisième enfin, « Débattre des rites, débattre du passé », du rapport au passé, souvent idéalisé, et des changements rituels.
L’introduction de G. Colas et G. Tarabout énonce clairement la problématique de l’ouvrage, et signale l’apport, au regard de cette dernière, de chacun des articles (qui ne se réduisent pas à de simples illustrations de la thématique générale, voire s’en éloignent parfois). L’ouvrage contient aussi des résumés, français et anglais, des contributions. Afin de ne pas être redondant avec l’introduction et les résumés, nous avons décidé d’aborder l’ouvrage par deux aspects qui nous sont apparus récurrents : les modalités de changement dans le rite et la question du référent du rite. Nous ne rendrons donc pas compte des nombreux apports proprement ethnographiques, historiques et philologiques concernant le monde indien qu’offre ce recueil, apports qui illustrent bien la grande diversité des pratiques religieuses en Inde (iconiques ou aniconiques, de temple, de village, de maison, végétariennes ou sanglantes, de brahmane ou de basses castes, etc.).
Les modalités de changement du rite.
En plus de donner à voir les multiples formes possibles d’évolution des rites (par ajout, suppression ou substitution d’éléments, par superposition, fusion ou emprunt de rites différents, etc.), les articles de ce recueil analysent comment le changement peut être légitimé.
Un ajout au rite peut être interprété comme un simple embellissement, une suppression comme un raccourcissement, et la substitution ou l’incorporation d’éléments étrangers peuvent s’opérer selon un principe de correspondances. Est ainsi à l’œuvre ce qu’on pourrait appeler une logique des « petits arrangements », qui permettent de faire passer le changement inaperçu. Certes, il est des formes de changement plus radicales. M. Lecomte mentionne — à propos des rituels collectifs des villages du Népal central — des cas de refus de participer au rite, ou des événements majeurs, comme des cataclysmes naturels ou des changements politiques, qui favorisent une recomposition du rite. Mais cette recomposition est alors attribuée à la volonté des divinités elles-mêmes. Ainsi en est-il des consultations astrologiques décrites par G. Tarabout, qui opèrent comme des sortes d’audit des temples du Kerala : elles impliquent généralement des modifications importantes des pratiques rituelles, mais celles-ci sont pensées comme la réparation d’erreurs antérieures. Les hommes se présentent rarement comme étant à l’initiative des changements qui touchent le rite, voire lui dénient toute évolution.
L’affirmation de la continuité du rite doit alors elle aussi être questionnée. À travers une ethnographie des rites alimentaires jain, M.-C. Mahias décrit une tradition qui, tout en se reconstruisant, revendique une permanence en s’appuyant sur des textes anciens pour légitimer la forme présente du rite. Mais il n’y a pas de morceaux de passé miraculeusement préservés, nous dit l’auteure : seulement la volonté d’en avoir préservé certains, de se donner via ce faux archaïsme l’illusion d’une tradition ininterrompue. Et quand le rite se perpétue effectivement à l’identique, c’est souvent qu’il se fige. Il ne devient plus pour le groupe qu’un ancrage dans un passé idéalisé. C’est ce que montre l’article de S. Vignato, qui traite de l’évolution d’un rituel à la Déesse chez des Tamouls d’Indonésie et de Malaisie. Même s’il est stable dans ses formes, le rite est voué au changement, ne serait-ce que dans la signification qu’il prend pour un groupe.
Le changement ne se justifie que s’il est attribué à une volonté divine. Mais une telle volonté est, par définition, difficilement pénétrable, et le soupçon de la subjectivité ou de la manipulation de ceux qui se chargent de l’interpréter plane toujours. D. Berti montre comment, en Himalaya occidental, les discours relatifs à la réalisation du festival dasarhâ ― la grande fête de célébration du pouvoir royal — oscillent entre la satisfaction de certains de voir se perpétuer la tradition, et la dénonciation par d’autres d’une manipulation politique, selon l’intérêt des acteurs et les relations de pouvoir que le rite met en jeu. Le fait, pour un groupe, de se dire attaché à la tradition, dont il se proclame le gardien, a souvent pour effet de préserver un ordre des choses qui sert l’intérêt dudit groupe. Ce statut de gardien de la tradition peut néanmoins faire l’objet de rivalités. L’article de C. et F. Osella, à partir de l’observation d’un grand rite sacrificiel au Kerala, décrit le cas de deux groupes en compétition pour la réalisation du culte, l’un, de statut supérieur, affirmant qu’il perpétue strictement le culte, l’autre, compétiteur, mettant l’accent sur la créativité et l’innovation que demanderait la divinité concernée — présentant de ce fait un exemple rare où le changement est affirmé de manière explicite par un groupe.
Transparaît finalement, derrière ces études, l’importance des enjeux sociaux et politiques des rites — tant sources de prestige que marqueurs de statut ou action légitimant des pouvoirs. On comprend alors que les rites fassent parfois l’objet d’âpres disputes et donc l’importance que doit accorder l’analyse aux rapports sociaux et de pouvoir entre les groupes impliqués. Qui sont le patron du rite, l’officiant, le public ? Quelles sont leurs relations ? Quels sont leurs statuts économique et politique ? Autant de questions qui méritent d’être posées. Et tous les articles montrent l’évolution conjointe des organisations sociale et rituelle, soulignant, s’il en était besoin, l’adéquation du rite avec les structures socio-politiques, les relations sociales et de pouvoir — qu’il participe à produire autant qu’il en est l’expression.
La question du référent.
Un second aspect prégnant est celui de la conformité ou, au contraire, de la différence du rite par rapport à son modèle, qu’il soit éloigné dans le temps (nécessité de reproduire un modèle fixé par la tradition) ou dans l’espace (problème, notamment, de la reproduction, au niveau local, d’un rite qui se veut pan-indien). Ceci soulève une interrogation sur ce qui forme la norme dans le rite.
Au vu de l’extrême diversité des conceptions et des pratiques religieuses qui entrent dans le cadre de l’hindouisme, ce qui forme la norme en son sein apparaît particulièrement problématique. Nous sommes ramenés, en fait, au domaine politique. Pour qu’une pratique s’impose comme norme, comme modèle, il faut que le groupe qui la réalise soit porteur d’une légitimité forte. En Inde, ce sont tout naturellement les brahmanes, qui détiennent les textes sanskrits et disent le fonctionnement de l’ordre socio-cosmique, et les rois, qui sont chargés de mettre en pratique ces textes et d’assurer la bonne marche du monde, qui disposent de l’autorité nécessaire pour édicter la norme. Les rapports ambigus entre modèles sanskrits, modèles royaux et pratiques locales, reviennent dans plusieurs contributions.
Il est parfois difficile de déterminer si on a affaire à un rite de type « sanskrit » qui aurait été adapté localement ou à un rite local « sanskritisé » (par exemple, en rebaptisant les dieux locaux avec des noms sanskrits). G. Toffin montre comment une même fête — ici la fête du dieu Indra dans la ville de Kathmandou — peut balancer, en fonction de l’évolution politique de la région où cette fête a lieu, entre la célébration d’une identité locale et un culte national de légitimation royale. En effet, la (relative) homogénéité des pratiques religieuses en Inde n’est pas le simple produit de la diffusion d’un modèle du centre — fondement de la norme — vers la périphérie. Le cas de figure existe, et M. Lecomte décrit une sorte de reproduction au niveau villageois du panthéon royal népalais. Mais un culte est aussi susceptible d’évoluer, à partir d’un rite local adressé à une divinité villageoise, en un rite de type « universel » — c’est-à-dire adressé à une divinité ayant un temple, un brahmane, un festival et des connexions qui la rattachent aux grandes divinités de l’Inde. A. Henn décrit un tel processus de transformation d’un dieu tutélaire local de la région de Goa en un grand dieu urbain, en le mettant en perspective avec l’évolution sociale du groupe cultuel (notamment par une mise en parallèle des caractéristiques du dieu et du groupe qui lui rend culte). Et lorsque les pratiques rituelles locales sont bien issues des centres politiques qui les englobent, il ne s’agit pas nécessairement d’adoption d’un modèle. L’article de B. Brac de la Perrière, à partir d’une ethnographie comparée des rites de consécration des statues de bouddha et d’esprits locaux (naq), explique comment la formation de cultes locaux a pu être encouragée par le pouvoir central bouddhiste birman en vue de les subordonner à son autorité. Elle insiste sur le fait que ces rites dits « locaux » ne peuvent se penser qu’en interaction avec ce qui est perçu comme universel (ici le bouddhisme), le local et l’universel formant deux facettes d’un même système religieux. L’article de D. Berti suggère pour sa part que des fêtes comme celle de dasarhâ, qui s’inscrivent dans un modèle pan-indien, n’ont de sens et d’existence que localisées. La lecture de ces différents articles laisse en fin de compte apparaître qu’il n’est de modèle que celui que l’on s’imagine comme tel, et que le caractère « particulier » ou « universel » d’un rite est le résultat de processus de particularisation et d’universalisation.
Parce qu’il se veut ancré dans la tradition, le rite, avons-nous vu, s’inscrit dans un passé perçu comme homogène et immuable. Or, les travaux philologiques viennent nous rappeler que l’hindouisme et le védisme sont le produit d’une histoire qui a pu être tumultueuse et diverse. D. Goodall et S. Einoo en rendent compte, chacun à leur manière, au travers de leurs analyses de l’évolution des discours et pratiques, tant dans le temps que dans l’espace, relatifs aux rites d’initiation dîksâ (dans les cultes tantriques de la période médiévale pour le premier, dans le rituel srauta entre la période védique et postvédique pour le second), ainsi que du rapport entre textes et pratiques. Ces variations participent de la complexité du monde indien où les choses évoluent, tout en laissant des traces des étapes antérieures. P. Granoff, en tentant de comprendre comment les Brahmanes en sont venus à réaliser un culte aux images dans les temples — une pratique qui semble naturelle aujourd’hui, mais qui fut considérée comme hétérodoxe et ne s’imposa que très progressivement —propose une méthode intéressante. Il suggère de lire les textes « entre les lignes » pour, à partir de petites contradictions, de silences ou de décalages entre discours et pratiques décrites, décrypter le processus d’une adaptation progressive des brahmanes à des pratiques qui étaient antinomiques avec leurs conceptions. Plus généralement, l’article de G. Colas, en éclairant et en distinguant, parfois au sein d’un même texte, les multiples significations de la notion de sacrifice (yajna) en Inde (notamment dans sa relation avec des notions connexes, tels que yâga ou pûjâ), permet de relativiser les approches schématiques qui proposent une analyse anhistorique, essentiellement structurale, du « sacrifice indien », au profit d’une vision plurielle et évolutive. On saisit l’importance de cette démarche au vu de la place que prend, depuis l’essai fameux de Hubert et Mauss (Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, 1899), l’exemple indien dans les théories du sacrifice. C’est que, dans ce que l’on appelle le Veda — la référence par excellence dans le monde indien — la transformation du rite peut être voulue. M. Angot souligne même, par une analyse comparée de la substitution védique dans le rite et dans la grammaire, que tout rite se fonde sur la substitution, car l’original — le discours védique — n’a, par définition, d’existence que linguistique (on peut alors dire qu’il n’existe que comme la source virtuelle des substituts). Passer du mot (le Veda) à l’action (le rite), c’est substituer.
Au fondement même du rite, la substitution, et donc l’évolution, tant dans le temps que dans l’espace, est une nécessité aussi évidente qu’elle est souvent farouchement niée par ceux qui accomplissent le rite. C’est l’un des principaux enseignements que l’on peut tirer de ce riche recueil de textes. Décrire le rite comme un objet figé revient à être aveuglé par l’idéologie même du rituel. Car le rite, parce qu’il est constitutif du lien social, des statuts, des valeurs, est un acte éminemment politique. Et pour être efficace, il doit transcender la collectivité qui le réalise. Il doit limiter les interrogations sur ses motivations et ses effets. Il est dès lors présenté comme extérieur à la collectivité humaine qui le réalise, qu’il soit dit émaner de la Tradition, du passé et/ou des dieux.
Gérard Colas et Gilles Tarabout (eds.), Rites hindous : transferts et transformations, Paris, éditions Ehess, collection Purusharta N°25, 2006.