Antonioli, Manola, Guillaume Drevon, Luc Gwiazdzinski, Vincent Kaufmann et Luca Pattaroni. 2019. Saturations. Individus, collectifs, organisations et territoires à l’épreuve. Elya Editions.
Vous avez dit « saturation » ?
Le CNRTL [1] donne plusieurs définitions possibles de « saturation », définitions que cite un des auteurs au sein de l’ouvrage (Antonioli et al. 2019, p. 128-129) : « Limite de la possibilité que possède une substance d’en dissoudre ou d’en absorber une autre », « Etat d’un milieu poreux ou fissuré dont les vides interstitiels sont complètement remplis d’eau », « Situation dans laquelle un réseau de communication ou de transmission atteint sa capacité maximale », « Etat d’une personne qui rejette par dégoût ou lassitude une chose dont elle a été trop largement abreuvée ou qu’elle a subie trop longtemps », ou encore « Manque de réponse de l’ordinateur, par dépassement de capacité, soit parce qu’une question est trop importante, soit parce qu’il y a trop de questions à la fois ». Ce terme, dont on saisit bien à travers ces définitions la polysémie, a cependant été jusqu’à ce jour peu mobilisé en sciences sociales. Hormis dans les sciences dures, on le retrouve principalement dans des travaux portant sur les mobilités et en particulier sur les limites quantitatives des capacités des infrastructures de transport. C’est donc tout l’enjeu et l’objectif de l’ouvrage Saturations. Individus, collectifs, organisations et territoires à l’épreuve., que de proposer de faire des saturations un nouveau champ de recherche en sciences sociales, en particulier pour penser l’espace urbain.
Cet ouvrage collectif, élaboré sous la direction de Manola Antonioli, Guillaume Drevon, Luc Gwiazdzinski, Vincent Kaufman et Luca Pattaroni, est interdisciplinaire, croisant la sociologie, la géographie, la philosophie, l’urbanisme et l’architecture. Il est issu d’un colloque intitulé « Appropriation inventive et critique 2 : Saturations, éloge des rythmes, de la vacance et des interstices », qui s’est déroulé à l’EPFL à Lausanne en juin 2018. Organisé en deux parties — « Repérer les saturations ? » et « Sortir des saturations ? » —, l’ouvrage comporte seize contributions, encadrées par une introduction et une conclusion des coordinateurs ainsi qu’une préface d’Yves Citton [2]. Pour les auteurs, la saturation est une « notion clé pour penser l’impact spatial et social des transformations sociétales majeures telles que l’accélération sociale, l’accroissement des mobilités, la festivalisation des villes et l’omniprésence des sollicitations associées aux technologies de l’information. » (Antonioli et al 2019, p. 241), interrogeant à la fois la transformation de la ville en « spectacle total » et le rôle des vacances, des vides, des silences, de l’obscurité ou encore de l’ennui. Cependant, les auteurs revendiquent d’aller au-delà d’une critique stérile qui dénoncerait la saturation urbaine comme étant a priori néfaste. Il s’agit donc d’explorer à la fois les risques et les promesses des « états de saturation », et ceci dans des domaines variés : le tourisme (Brice Duthion ; Francis Jauréguiberry), le numérique (Yves Citton ; Philippe Vidal), la nuit (Luc Gwiazdzinski), les mobilités et leurs implications temporelles (Guillaume Drevon et Vincent Kaufmann ; Guillaume Faburel et Mathilde Girault ; Marin Dubroca-Voisin), les interstices urbains spatiaux et temporels et leurs interactions avec la pression urbaine et l’institutionnalisation (Janet Hetman ; Luca Pattaroni, Guillaume Drevon et Mischa Piraud ; Cécile Mattoug et Manon Bélec ; Collectif Point Virgule), la participation habitante (Mathias Lecoq), ou encore l’écriture (Nelly Desmarais).
Un ouvrage à dimension performative
L’ouvrage comporte des textes de chercheurs confirmés qui relisent leurs sujets de recherches à l’aune de cette notion de saturations [3]. Parmi eux, certains ont déjà travaillé et publié ensemble sur le sujet des saturations et des temporalités, notamment récemment, en explorant la notion de rythme à travers un dossier d’articles publiés sur espacestemps.net (Drevon et al. 2018), ou en publiant une tribune dans la presse généraliste à ce propos [4]. L’ouvrage comporte également des textes de jeunes chercheurs ou praticiens pour qui l’appel à articles du colloque était une occasion de présenter leurs travaux à travers le prisme de la notion de saturations. Le livre n’est pas clairement présenté comme les actes d’un colloque. Cela crée une confusion pour le lecteur qui comprend a posteriori que les défauts qu’il trouve à l’ouvrage sont dus au fait qu’il est le résultat de la réunion de contributions à un colloque. L’ouvrage enchaîne des textes courts qui laissent parfois le lecteur sur sa faim, d’autant plus qu’une grande partie des contributions reprennent à chaque fois les mêmes éléments d’introduction et de contextualisation de la notion en citant les références incontournables sur le sujet (notamment : Rosa 2010). De plus, la lecture nous fait sauter d’un sujet à l’autre et la cohérence de l’ouvrage n’est pas très claire, y compris le découpage des contributions en deux parties ; la différenciation entre « repérage » des saturations et « propositions » pour en sortir n’étant pas si nette dans le contenu des textes.
A travers une grande diversité de thématiques et de sujets, l’ouvrage applique la notion de saturations à des objets très (trop) différents. La volonté de montrer/démontrer la plasticité de la notion et la largesse de son potentiel se déploie au risque de l’affaiblir en donnant parfois la sensation, au fil de la lecture, que le terme de saturation peut englober un peu tout et n’importe quoi. Ce n’est pas la diversité thématique ou disciplinaire de mobilisation de la notion qui est ici mise en doute, mais plutôt le fait qu’il est parfois difficile de saisir l’intérêt spécifique de l’emploi de ce concept. Certains textes proposent des déclinaisons très extensives de la notion, tandis que, dans d’autres, celle-ci se substitue un peu artificiellement à d’autres termes. L’idée n’est pas de remettre en cause ici la qualité de ces contributions en soi, mais leur place et leur rôle dans l’ouvrage : pouvant être perçues comme presque hors-sujet par le lecteur, elles contribuent à affaiblir un peu le propos global. Le lecteur en ressort avec la sensation d’un ouvrage à caractère un peu performatif, dans lequel la démonstration de la viabilité de la notion de saturations semble parfois un peu forcée. Cette sensation est renforcée par des textes qui revisitent des travaux à la lumière de la notion de saturations sans qu’on puisse toujours bien identifier ce que cela apporte de nouveau ou de différent. A l’issue de la lecture de cet ouvrage, on a ainsi envie de poser aux auteurs la question suivante : comment la notion de saturations leur a-t-elle réellement permis de considérer leurs objets et sujets de recherche sous un jour nouveau ?
Saturations urbaines et numériques
Ceci étant dit, revenons sur la manière dont les auteurs problématisent la notion de saturations. En premier lieu, ils rappellent que la ville est, presque par nature, un environnement saturé [5]. La comparaison entre la désorientation que peut produire aujourd’hui la saturation numérique de nos existences et la désorientation qu’a pu produire au XIXème siècle l’immersion soudaine des individus dans des villes en plein développement industriel permet de saisir cela avec un recul historique et un décentrement bienvenu [6]. À la dimension presque intrinsèquement saturée de l’urbanité moderne s’ajoute la saturation produite par la mise en en relation de plus en plus rapide de réalités de plus en plus éloignés par le biais des infrastructures de transports rapides et des moyens de télécommunication. À ces formes de saturation, nous serions désormais, pour la majorité d’entre nous, habitués. Toutefois, celles-ci semblent s’intensifier aujourd’hui par le biais de l’évènementialisation des espaces publics et la festivalisation des villes, et par le biais de l’hyperconnexion croissante. Cette hyperconnexion touche non seulement nos modes de vies, que ce soit dans la sphère professionnelle ou privée, mais aussi les espaces urbains, smart city oblige. Nous sommes aujourd’hui habitués aux saturations urbaines — sonores, visuelles, olfactives, relationnelles, etc —, au point que celles-ci constituent des dimensions appréciées de la vie urbaine et des vecteurs d’attachement entre les habitants et leurs villes. Alors pourquoi ne nous habituerions-nous pas à la saturation produite par la surprésence du numérique dans nos vies hyperconnectées ? À cette question peuvent cependant s’en ajouter d’autres. Faut-il forcément s’habituer à toutes les formes de saturations ? Et jusqu’où ? Avons-nous les capacités, corporelles, intellectuelles, affectives, pour suivre le rythme des saturations numériques ? Ou bien encore, sommes-nous tous capables de nous adapter à ces nouvelles formes de saturations ?
Des saturations qui renforcent ou produisent des inégalités
Une des observations qui semblent largement partagées par les auteurs est que les états de saturations sont souvent synonymes d’inégalités, notamment lorsque se découplent motilité [7] (Kaufmann 2008) et mobilité effective, dans un contexte d’injonction à la mobilité, spatiale mais aussi sociale, professionnelle mais aussi de loisir. Guillaume Drevon et Vincent Kaufmann montrent, à travers leur recherche, que, dans la majorité des cas, les saturations produisent des vulnérabilités temporelles face aux rythmes de vies imposés par le travail et les déplacements professionnels. Ces vulnérabilités sont souvent synonymes de dégradation de la qualité de vie ou de sensations de mal-être. Aux agressions que peuvent provoquer ces états de saturations répondraient des stratégies plus ou moins conscientisées. Des stratégies d’adaptation [8], que décrivent Guillaume Drevon et Vincent Kaufmann à propos de l’organisation temporelle des ménages, ou des stratégies de fuite ou de choix alternatif à la saturation métropolitaine, que décrivent Guillaume Faburel et Mathilde Girault à propos de l’habiter périurbain. Ces différentes stratégies ont en commun des formes de ré-ancrage dans la proximité et dans des réseaux de solidarités. Mettant en avant un désaccord plus profond sur le sens politique de cette saturation potentiellement infiniment croissante, Manola Antonioli évoque par ailleurs dans son texte l’existence de stratégies de résistance à la saturation et à l’accélération. Ces résistances peuvent prendre la forme d’une « décélération individuelle », dont les figures seraient la méditation, le yoga, le développement personnel ou les séjours de déconnexion, ou la forme d’une « démobilisation collective », dont les figures seraient les luttes de la mouvance Occupy, les expériences autogérées, les communs, les zad. Cette réflexion s’inscrit dans la lignée des travaux de Peter Sloterdijk (1989), qui dénonce la « mobilisation » générale et infinie à l’œuvre dans notre société du « projet » comme étant une « fausse révolution permanente ». Ce texte de Manola Antonioli contient également une critique de la « mondialisation » et des travaux l’érigeant comme un fait [9]. L’auteur plébiscite les formes collectives de résistance, en particulier parce qu’elles seraient les seules à créer des ruptures et à confronter le hiatus qui existe entre croissance/saturation infinies et monde fini.
Le rôle des interstices dans la ville : une ambiguïté persistante
L’ouvrage donne à voir une des ambiguïtés fondamentales de la saturation spatio-temporelle urbaine. Cette ambiguïté concerne le rôle des interstices spatio-temporels, ceci dans un contexte où l’urbanisme temporaire [10] est de plus en plus plébiscité mais où les rythmes de la ville ludique et participative [11] participent de formes de saturation (Génard 2019). Plusieurs textes abordent cette question (Janet Hetman ; Luca Pattaroni, Guillaume Drevon et Mischa Piraud ; Cécile Mattoug et Manon Bélec), sans pour autant que l’ouvrage ne propose d’analyse transversale du sujet. C’est un peu regrettable car on ressort de la lecture de ces différents textes avec une sensation de confusion. On ne sait jamais vraiment si la valorisation des interstices urbains est : un symptôme de la saturation urbaine — parce que certains usagers ne trouvent leur place que dans les interstices d’une ville saturée et rentabilisée — ; une adaptation à celle-ci — comme dans le cas de « l’espace élastique » où il s’agit de décrire comment concevoir des lieux adaptés à ces états de saturation — ; une résistance à celle-ci ; ou, au contraire, si elle participe à celle-ci en contribuant à remplir les vides, même de manière « alternative », et à les réintégrer au final aux marchés urbains par le biais d’une normalisation. C’est l’un des intérêts du texte de Luca Pattaroni en ce qu’il donne à voir non seulement les dimensions spatiales et temporelles de ces dynamiques mais aussi leurs dimensions normatives ; ce que fait aussi, par le biais de la description d’un terrain d’enquête, le texte de Cécile Mattouge et Mischa Piraud.
Des pistes de travail stimulantes : analyser les ambiguïtés des saturations, enquêter sur leur production et imaginer des « politiques de désaturation »
Si la « théorie des saturations » évoquée par les auteurs en conclusion (Antonioli et al 2019, p. 241) semble embryonnaire, insistons sur le fait que la notion de saturations paraît extrêmement prometteuse car elle permet de croiser de multiples dimensions : spatiale, temporelle, cognitive, affective, esthétique, relationnelle, etc. En tant qu’invitation à explorer de manière plus approfondie cette notion et sa fertilité en sciences sociales, cet ouvrage joue donc un rôle important dans l’actualité des recherches sur les dynamiques urbaines.
Le programme de travail que proposent les auteurs en conclusion est très stimulant, en particulier l’invitation à renouveler l’analyse des ambiguïtés des saturations ; on a évoqué par exemple plus haut le cas des interstices et de l’urbanisme temporaire. A l’issue de la lecture, le potentiel politique des saturations reste ambigu. Il s’agit donc, comme le proposent les auteurs, de tenter de « différencier les “moments émancipateurs” où la saturation est à la fois intensification et complexification recherchée, des “moments aliénants” où les saturations subies participent des formes inédites d’oppression sociale et spatiale » (Antonioli et al 2019, p. 241). Si, dans l’ouvrage, les risques des saturations ressortent davantage que leurs promesses, les auteurs réussissent cependant le pari de dépasser la seule approche critique et ouvrent la porte à une appréhension plus positive des saturations, avec comme horizon problématique l’idée que la saturation constitue un potentiel « moment politique ».
A cette invitation les auteurs ajoutent une deuxième piste de travail toute aussi stimulante qui consiste à se pencher sur le caractère intentionnel de la production des saturations, et donc sur les acteurs qui les produisent, leurs objectifs, et les conditions de productions de celle-ci. En parallèle d’enquêtes sur les saturations « subies » et les effets qu’elles produisent, il s’agit de déployer des enquêtes sur les saturations « intentionnelles », et donc, au croisement de ces deux types de saturations, sur la dimension « infligée » de certaines formes de saturations, qu’évoque Yves Citton dans la préface.
Enfin, une dernière piste prometteuse ouverte par l’ouvrage est d’enquêter sur ce que sont ou pourraient être des « politiques de désaturation », que ce soit en termes spatiaux, temporels, informationnels ou autres. Cette question prend évidemment une acuité toute particulière tant la crise sanitaire de la covid-19 est venue contredire ou au contraire exacerber des modalités de fonctionnement devenues typiques de nos sociétés urbaines saturées : densité et densification urbaine, déplacements incessants des personnes et des marchandises, inflation informationnelle et fake news, isolement social et relationnel, précarité et inégalités sociales, etc. Que voudrait dire des politiques qui fabriqueraient, ou du moins préserveraient, des « temps libres », des « discontinuités », des « réserves » ? Si ces termes font rêver, reste à enquêter sur comment ils peuvent se décliner concrètement dans des politiques publiques sans que la normalisation de leur rôle dans la ville ne leur fasse perdre leur sens et leur fonction, par définition fragile et informelle, de « respiration ».
Et quand la recherche sature ?
Pour finir cette recension, une petite digression. Une question persiste, que les auteurs se posent pour certains eux-mêmes au sein de l’ouvrage : quel rôle joue la recherche et les chercheurs dans ces processus de saturations ? Les chercheurs ne participent-ils pas à saturer leurs objets d’étude ou leurs territoires d’enquête, comme l’évoque par exemple Luc Gwiazdzinski à propos de la nuit ? Les chercheurs invitent souvent les pouvoirs publics à mieux prendre en compte le temps par le biais de politiques temporelles (Gwiazdzinski 2018) et à « considérer le temps comme un actant essentiel de la fabrique urbaine » (Mallet 2020). Cette invitation participe-t-elle de la désaturation qui semble souhaitée par les auteurs de l’ouvrage ? Ou au contraire contribue-t-elle à une forme d’extension de l’exploitation du temps, et donc à des formes de saturations exacerbées ?
L’ouvrage se clôt avec le texte de Nelly Desmarais, liminaire mais interpellant, qui croise le sujet de la saturation avec celui de l’écriture. Celui-ci pousse à s’interroger collectivement sur les saturations, en particulier temporelles, à l’œuvre dans le monde de la recherche, et sur leurs effets sur nos productions et nos manières de travailler, de lire, d’écrire, d’enquêter ou d’enseigner.