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Serendipity.

Résister à la professionnalisation.

Socio-histoire des catégories « amateurs » et « professionnels » en apiculture.

L’apiculture est depuis quelques années à l’honneur en raison du taux de mortalité élevé des colonies d’abeilles et de ses conséquences sur la pollinisation et le maintien de la biodiversité. L’institutionnalisation de La journée mondiale pour les abeilles en 2018 par la FAO [1] ou encore le développement de l’apiculture urbaine destiné à sensibiliser les habitants des villes à la disparition des pollinisateurs domestiques et sauvages témoigne de l’engouement pour cette activité. Caractérisée par une grande hétérogénéité de profils et fortement structurée par les catégories « amateurs » et « professionnels », l’apiculture occupe une place singulière dans un monde agricole en pleine transformation depuis la fin de la seconde guerre mondiale qui n’a eu de cesse d’accroître sa productivité et de sélectionner les agriculteurs les plus performants (Alphandéry et al. 1989, Lyautey et al. 2021). L’activité apicole semble avoir échappé à ce modèle et apparaît comme un secteur économiquement marginal dominé par la catégorie des amateurs (moins de 50 ruches) qui représentent 92 % des effectifs contre 4 % pour les professionnels (plus de 150 ruches) et 3 % pour les semi-professionnels (de 50 à 150) [2]. Ces deux dernières catégories assureraient néanmoins 75 % du volume de miel produit en France. La production française en baisse depuis les années 1990 s’élève sur la période 2015-2019 à 20 900 tonnes annuelles en moyenne [3], dont les trois quarts sont écoulés en vente directe et en circuit court [4]. La quantité de miel produite ne suffisant pas à couvrir la consommation (autour de 45 000 tonnes), la France importe plus de 30 000 tonnes de miel chaque année depuis 2014 [5].

Pour comprendre la singularité d’une activité très hétérogène et composée majoritairement d’amateurs, nous avons fait le choix d’en suivre l’évolution sur le temps long, depuis le milieu du 19e siècle jusqu’à aujourd’hui, en distinguant trois périodes. Cette analyse socio-historique attentive à la genèse et à la construction des catégories « amateurs » et « professionnels » a pour but d’éclairer le contenu de ces entités et le contexte politique, idéologique, technique et social dans lesquelles elles apparaissent, se structurent et évoluent au fil du temps. Nous considérons en effet ces catégories comme des construits sociaux qui articulent des dimensions scientifiques, techniques, économiques et politiques concourant à la production de normes (Douglas 2004, Liquète et Kovacs 2013). Mobilisées à des périodes données pour définir ce que doit être le « bon apiculteur », ces catégories témoignent dans le même temps des transformations dans les manières de concevoir et de pratiquer l’apiculture. Situé à la croisée de la sociologie des professions, des sciences et des techniques et, enfin, de l’action publique, cet article montre que l’activité apicole est travaillée depuis le milieu du 19e siècle par une opposition entre le monde des « amateurs » et celui des « professionnels » dont la teneur et le sens évoluent au fil du temps. La coexistence de ces groupes en tension conduit à interroger le processus de professionnalisation (Demazière 2009) de ce secteur, autrement dit à questionner les relations entre amateurs et professionnels et le contexte dans lequel elles s’opèrent, à savoir le rapport au monde agricole et la montée en puissance des questions environnementales. Au-delà de la polarisation entre amateurs et professionnels, nous montrons que le développement du modèle agricole productiviste a donné lieu, en apiculture, à une forme de résistance à la professionnalisation, telle qu’elle a prévalu en agriculture. Cette analyse conduite à l’échelle nationale [6] s’appuie principalement sur des documents d’archives et sur une abondante littérature apicole : bulletins de sociétés savantes, revues spécialisées, traités et manuels d’apiculture, documents de synthèse, bulletins techniques et textes de lois.

1850-1940 : déclin de l’apiculture paysanne et émergence de nouvelles conceptions de l’apiculture.

Le milieu du 19e siècle marque d’un côté l’apogée de l’apiculture paysanne et de l’autre l’avènement de techniques fondées sur la science qui vont rationaliser l’activité. Cette « nouvelle » apiculture portée par une élite urbaine et rurale s’oppose à une pratique « traditionnelle » jugée routinière et archaïque et donne lieu à d’importants débats [7]. On assiste à l’émergence de deux figures au sein des « modernistes » : celle de l’amateur dilettante qui incarne un rapport noble et désintéressé au savoir et celle de l’« industriel » (que l’on qualifiera plus tard de professionnel) qui cherche au contraire à en tirer profit.

L’apiculture paysanne confrontée aux techniques scientifiques.

Au milieu du 19e siècle, l’apiculture est largement répandue dans les campagnes. La plupart des fermes ont un rucher de taille souvent modeste (Robaux 1992) qui leur permet de disposer de miel (pour le sucre) et de cire (pour l’éclairage) [8]. Cette activité s’insère dans le système de polyculture élevage alors dominant qui repose en grande partie sur l’autosubsistance alimentaire et la commercialisation des excédents [9]. Assimilée à une forme de cueillette, l’apiculture consiste principalement à surveiller les essaims et à les enrucher ; ce sont le plus souvent des marchands [10] qui récoltent la cire et le miel ou achètent ce que l’on appelle les paniers (les ruches) (Collomb 1981).

En marge de cette apiculture paysanne dominante pratiquée davantage par nécessité que par choix et fondée sur des savoirs empiriques, s’est peu à peu constituée entre les 17e et 18e siècles une dynamique scientifique et technique autour de « l’élevage des abeilles ». L’accumulation de savoirs sur la morphologie, l’anatomie, la physiologie et le comportement de cet insecte par des naturalistes comme Swammerdam, Réaumur ou encore Huber donne lieu à « une véritable révision des techniques et des soins au rucher » portée par des érudits et des curieux (Collomb 1981, 113). L’apparition de la ruche à cadres mobiles [11] mise au point par Debeauvoys puis Langstroph (autour de 1850), complétée par l’invention de l’extracteur et de la cire gaufrée marquent un tournant dans l’histoire de l’apiculture [12].

Ruche à cadres mobiles. Source : Christophe Maitre, Inrae, 2009

Cette apiculture « moderne » fondée sur la science et le progrès technique est essentiellement portée par des urbains lettrés. Elle s’oppose à l’utilisation de ruches à cadres fixes (dites « vulgaires ») et aux pratiques jugées routinières, archaïques et barbares de certains paysans accusés de détruire les colonies pour récolter le miel et la cire. « Comme la taille (des rayons chargés de miel) est une opération pour laquelle il faut avoir une certaine habitude des abeilles, beaucoup de cultivateurs trouvent bien plus simple de brûler une mèche de soufre en dessous des colonies ; ils tuent ainsi toutes les abeilles pour vendre le contenu de la ruche » [13]. Pour tenter de mettre fin à cette technique dite de l’étouffage, « cruelle » et « irrationnelle » [14], les partisans de l’apiculture moderne s’attachent à diffuser les progrès accomplis à l’image de la Société centrale d’apiculture (SCA). Fondée en 1856, à Paris, cette société savante organise des enseignements au jardin du Luxembourg, participe activement à des expositions et des conférences nationales et internationales et édite un bulletin intitulé « L’Apiculteur » qui tient le rôle de « véritables annales de l’apiculture où tous les amis des abeilles, des praticiens considérables et des apiphiles distingués, consignent leurs pratiques éclairées et leurs observations intelligentes » (De Layens et Bonnier 1897, 374). L’objectif de la SCA est « d’améliorer et d’étendre la culture des abeilles en vulgarisant les méthodes les plus rationnelles » (Hamet 1857, 172), contribuant ainsi à la production et à la diffusion du « bon savoir apicole ».

Rucher du Jardin du Luxembourg à Paris, 1857. Source : Société Centrale d’Apiculture

Pour autant, la ruche à cadres mobiles — qui deviendra un standard technique — a alors du mal à s’imposer face à l’extrême diversité des modèles et des manières de faire (Marchenay 1984). Cantonné dans un premier temps au milieu urbain et diffusé ensuite dans les campagnes par le biais des instituteurs et des ecclésiastiques, ce nouveau modèle de ruche fait l’objet de débats récurrents jusqu’au milieu du 20e siècle [15]. Il oppose d’un côté les partisans de l’ancienne ruche « vulgaire » à rayons fixes, qualifiés de fixistes et, de l’autre, les adeptes de la ruche « moderne », les mobilistes. À l’encontre des discours essentialistes qui pointent l’archaïsme des paysans et la nécessité de vaincre et de « renverser l’empire de la routine », Louis Corn, cofondateur de la Société des apiculteurs du Lot et secrétaire général du Syndicat national de l’apiculture (cf. infra), développe une voie médiane entre la pratique de ces amateurs et l’apiculture paysanne. Il considère en effet que la faible propension des fermiers à adopter les techniques nouvelles tient au caractère très sophistiqué de la ruche à cadres mobiles dont l’exploitation demande du temps, des capitaux et des connaissances (Corn 1940, 15). Il préconise des techniques simplifiées adaptées aux besoins de la paysannerie et censées répondre à la diversité régionale des formes d’apiculture.

Des visions contrastées de l’apiculture.

Les découvertes scientifiques apparues dès le 17e siècle et le développement des techniques apicoles qui marquent la deuxième moitié du 19e siècle concourent à mettre en relief divers profils d’apiculteurs. Les traités et manuels apicoles en distinguent généralement trois : l’industriel qualifié également de producteur, l’amateur et l’habitant des campagnes. Ainsi, selon Bertrand :

L’industriel [est celui] qui fait de l’élevage des abeilles un métier […]. [Pour] l’amateur […] cette culture est surtout un intéressant objet d’étude où la satisfaction d’un goût prononcé pour l’industrieux insecte […], la quantité de miel obtenue ne vient pour lui qu’en seconde ligne. [Quant à] l’habitant des campagnes, riche ou pauvre, propriétaire ou locataire, [il] cherche, en ayant des abeilles, à utiliser sa situation, à augmenter quelque peu ses ressources ou son bien-être sans pour cela négliger en rien ses autres occupations ; il ne consacrera à son rucher que ses moments perdus…  (Bertrand 1929, 1-2)

Si l’amateur et l’industriel (c’est-à-dire le professionnel) ont en commun de se démarquer de l’habitant des campagnes qui inscrit sa pratique le plus souvent dans une forme d’autosubsistance, ces deux profils n’en demeurent pas moins marqués par de profondes différences. L’amateur souvent dépeint comme un être passionné, observateur, curieux de la nouveauté, s’adonne à l’apiculture dans le but premier de s’instruire, de se distraire, de s’amuser. Au 19e siècle, comme le rappelle Alain Corbin, l’amateurisme renvoie en effet à des pratiques de loisirs jugées enrichissantes (Corbin 2001). Ne comptant « ni son temps ni son argent », l’amateur se distingue du producteur qui se comporte en « véritable industriel » attaché à tirer le plus grand parti possible de ses essaims. Entre les premiers qui s’occupent des abeilles par agrément ou avec dilettantisme et qui incarnent « une figure noble et désintéressée du rapport au savoir » (Bonneuil et Joly 2013, 94) et les seconds inspirés par les physiocrates et qualifiés de « cultivateurs d’abeilles » ou de « spéculateurs », une hiérarchie s’opère. L’apiculture rationnelle doit en effet, selon Sourbé, auteur d’un traité d’apiculture et ardent défenseur de l’apiculture mobiliste, contribuer à la richesse nationale et tenir le « rang qu’elle mérite parmi nos grandes industries agricoles, — rang qu’elle occupe déjà avec honneur […] en Amérique, en Allemagne, en Italie, en Suisse et au Canada » (Sourbé 1880, 16). L’intérêt pratique de la science et son utilité sont mis au service du développement apicole de la France dans le but de s’aligner sur les pays concurrents.

À la veille de la seconde guerre mondiale, Louis Corn constate que :

le paysan ne s’occupe plus guère de l’élevage des abeilles qui est devenu le monopole des industriels et des amateurs […]. L’industriel se voue tout entier à l’apiculture ; il l’exploite, il en fait un métier, il en vit. Il est outillé, choisit la contrée mellifère, fait de l’apiculture pastorale, déplace ses ruches pour profiter des diverses floraisons, de la plaine et de la montagne. [Quant à] l’amateur-apiculteur [c’est] un homme pourvu de loisirs ; il n’attend ses moyens d’existence ni de la cire ni du miel. Il aime les expériences, les ruches perfectionnées, toutes les tentatives qui lui permettent des rentes. L’apiculture joint, pour l’amateur, l’agréable à l’utile. [Avant de conclure :] Elle a cessé d’être populaire. (Corn 1940, 14)

Cette vision d’une apiculture délaissée par les populations rurales les plus pauvres, semble toutefois réductrice si l’on en croit Louveaux (1996) et Lejeaille (1999) qui témoignent de la permanence des ruches traditionnelles chez les paysans et les habitants des campagnes dans de nombreuses régions — y compris parmi ceux qui détiennent d’importants ruchers (Chevalier 1978). L’instauration des congés payés par le Front populaire a en outre contribué à la diffusion de l’apiculture parmi les ouvriers. Le raccourci opéré par L. Corn montre à quel point l’idéologie du progrès joue un rôle déterminant dans les représentations véhiculées par la littérature savante de l’époque. Avec le recul progressif de l’apiculture paysanne — variable toutefois selon les régions et lié en grande partie à l’exode rural (Robeaux 1992) — les figures de l’amateur et du professionnel tendent à s’imposer et à polariser la pratique apicole. Elles vont toutefois connaître des évolutions sémantiques avec la rationalisation du monde du travail et l’affirmation du rôle de l’État dans le secteur agricole.

1945-1990 : les catégories apicoles dans la modernisation agricole.

La période postérieure à l’année 1945 marque un tournant dans l’histoire de l’activité apicole. Le développement de l’apiculture est désormais placé sous l’égide du ministère de l’Agriculture dans le cadre d’un vaste programme destiné à faire face à la pénurie alimentaire et à accroître les capacités productives de la France. Cela se traduit par un mouvement de professionnalisation qui, tout en demeurant limité, conduit à entériner la coupure entre professionnels et amateurs.

L’affirmation de la distinction amateurs/professionnels.

Au sortir de la guerre, le projet de modernisation agricole (Brunier 2018, Lyautey et al. 2021) s’appuie sur la constitution d’une organisation syndicale unique, réunissant les différentes branches de l’agriculture dont la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA) qui deviendra une pièce maîtresse de la politique agricole moderne (Alphandéry et al. 1989) et l’Union nationale de l’apiculture française (UNAF). Cette dernière fédère divers groupements régionaux et nationaux dont le Syndicat national de l’apiculture (SNA) fondé en 1920 et composé majoritairement d’amateurs, et le Syndicat des producteurs de miel français (SPMF), créé en 1931 dont le slogan est « L’abeille : ma profession » (Fert 2015, 10). Cette union syndicale [16]. Hostiles à « tout cloisonnement entre professionnels et amateurs » et à toute forme de « domination », ils plaident en faveur d’une « représentation commune et fraternelle » [19], faisant valoir leur rôle déterminant dans le progrès et les découvertes en apiculture d’une part [20] et leur surreprésentation en termes d’effectifs d’autre part. Ainsi, comme le constate l’un de ses représentants mettant en évidence la complémentarité et la diversité des profils d’apiculteur :

Le problème des destinées de l’Apiculture n’intéresse pas égoïstement ceux seulement qui en tirent leur principal revenu. D’autres y concourent, d’autres en tirent des revenus moins importants mais qu’ils apprécient, d’autres un simple appoint familial, d’autres dans un but scientifique et désintéressé pour le plus grand profit de leurs collègues se livrent à des recherches et à des expériences passionnées sur un petit nombre de ruches, d’autres encore au lieu de passer leur temps à développer leurs ruchers l’ont employé à prodiguer leurs conseils et à défendre la cause apicole. (Langlois 1946, 72)

Dans le contexte de développement et de modernisation de l’après-guerre, de nouvelles institutions consacrées à l’apiculture voient le jour [21]. La création, en 1946, d’une station de recherches apicole à l’INRA [22] tournée vers les professionnels et l’institutionnalisation par le ministère de l’Agriculture de catégories d’apiculteurs, concourent à officialiser ces divisions. Il convient en effet de qualifier le type d’apiculteur et d’apiculture capables d’atteindre des objectifs compétitifs, d’établir des normes, de définir des droits et des obligations. Inspiré des règles en vigueur dans le domaine agricole, le découpage s’opère sur la base de deux critères : le métier ou la profession principale et le nombre de ruches [23]. Trois catégories d’apiculteurs sont alors identifiées qui persistent aujourd’hui : le professionnel, détenteur d’un important cheptel (plusieurs centaines de ruches), est celui qui en fait son métier et en vit, par opposition à l’amateur qui, avec ses quelques ruches (moins d’une dizaine), considère l’apiculture comme une occupation, un passe-temps voire un complément de revenu. À ces deux catégories s’en ajoute une troisième, intermédiaire, qui reconnaît aux apiculteurs disposant d’une ou plusieurs autres activités et sous réserve de détenir un nombre suffisant de ruches, le statut de « pluriactif » ou de « semi-professionnel ». À l’instar des analyses conduites en agriculture par Jacques Rémy (1987), les critères et les seuils à partir desquels sont définies ces catégories — le nombre de ruches — font l’objet de discussions incessantes entre les différents groupes d’apiculteurs d’une part et avec le monde agricole d’autre part. Mais au-delà des éléments retenus par l’administration, que recouvrent chacune de ces catégories et qu’induisent-elles ?

Les professionnels… et les autres.

Dans un contexte marqué par la volonté d’accroître la production de miel déficitaire en France et la rentabilité par ruche pour résister à la concurrence internationale [24], l’instauration de ces catégories constitue un enjeu. Elle introduit en effet une ligne de démarcation entre les types d’apiculteurs que les pouvoirs publics, en accord avec certains syndicats apicoles, veulent promouvoir : les professionnels et les semi-professionnels d’un côté et les amateurs qui semblent tout juste tolérés de l’autre. Pour les professionnels il s’agit de produire un miel compétitif sur le marché international [25]. L’appartenance à cette catégorie confère une identité et une position sociales. Les professionnels bénéficient en effet du statut d’exploitant et du régime social agricole mais aussi d’aides publiques — sous réserve de se conformer à un certain nombre de règles codifiées par l’État ou par les institutions apicoles à l’échelon européen. Ces attributions échappent aux amateurs dont la pratique est reléguée dans la sphère du loisir ou de l’utilisation du temps libre et qui semblent dès lors ne plus avoir voix au chapitre. Écartés des débats et n’apparaissant plus comme des interlocuteurs légitimes, ils n’en constituent pas moins, à la fin des années 1970, le bataillon très majoritaire des apiculteurs avec 99 % des effectifs (Louveaux 1980).

Si la nécessité de dégager un revenu et de faire de l’apiculture un métier à part entière apparaît comme un dénominateur commun chez les professionnels, il en va tout autrement du côté des amateurs. Le qualificatif « amateur » ne désigne plus uniquement comme dans la période précédente, le curieux et l’érudit issus des classes privilégiées mais englobe désormais un ensemble bien plus disparate et moins prestigieux. L’amateur est issu, note Jean Louveaux (1980), de milieux sociaux et professionnels très divers : enseignants, artisans, professions libérales, ouvriers, employés, mais rarement agricoles [26]. De l’ouvrier, héritier de l’apiculture paysanne qui prolonge son activité pour conserver des liens avec la terre et s’assurer quelques revenus ou moyens d’échange, au retraité qui y voit une « occupation », un « passe-temps » voire un complément de retraite en passant par le passionné d’abeilles ou encore l’érudit, la catégorie des amateurs réunit un ensemble composite tant du point de vue des objectifs et des motivations, que des professions et catégories socioprofessionnelles. Le niveau de compétence et la nature des savoirs sont également très inégaux : de la connaissance approfondie servie par une longue expérience de l’amateur éclairé à quelques notions rudimentaires pour les autres. En ce sens, la catégorie des amateurs apparaît comme une sorte de « fourre-tout » agrégeant ceux qui ne sont ni professionnels ni semi-professionnels. L’amateurisme vécu comme une manière de se réaliser hors du travail coïncide selon Weber et Lamy (1999) avec le développement et la généralisation des professions d’un côté et l’accroissement du temps libre de l’autre.

En définitive, l’image positive dont jouit l’amateur au 19e siècle face à l’apiculture paysanne qualifiée d’archaïque, est remise en cause par le mouvement de professionnalisation des années 1960. L’amateur appréhendé à l’aune de ce nouveau référentiel est rarement perçu pour lui-même mais constamment renvoyé à une identité négative à travers la confrontation aux professionnels estimés plus compétents tant sur le plan des connaissances biologiques que techniques [27], le qualificatif de professionnel étant associé à un ensemble de valeurs jugées positives telles que l’efficacité et la productivité. Dépréciés, les amateurs sont, de fait, tenus à l’écart des réflexions conduites par les principaux responsables apicoles préoccupés avant tout de professionnaliser ce secteur. Ainsi, à l’occasion d’une rencontre sur les perspectives de l’apiculture française, l’un des intervenants pointe « l’habitude de simplifier les données du problème en confondant dans un même ensemble l’immense artisanat d’amateurs peu comptable de sa peine, placé dans des conditions marginales de production et de commercialisation […] avec les professionnels actuellement menacés mais dont la qualification technique et le dynamisme sont élevés. » (Douault et Louveaux 1968, 226) Au-delà de la distinction entre ces deux groupes, le monde apicole apparaît aux dires de l’un des intervenants de cette journée comme un univers « anarchique » (Ibidem, 216) où la dynamique de professionnalisation peine à se développer [28].

Un mouvement de professionnalisation en demi-teinte.

Alors que la FNSEA est parvenue à imposer un modèle d’agriculteur et d’agriculture à travers la mise en place d’un appareil d’encadrement et la cogestion de la politique agricole, le développement de l’apiculture a échappé à cette dynamique. Il n’a pas abouti à un mouvement de structuration et de professionnalisation comparable à celui du milieu agricole mais à la coexistence de deux mondes en tension qui disposent chacun d’organisations et de modes de fonctionnement spécifiques. L’apiculture, constate Louveaux, « est divisée en une multitude d’organisations qui peuvent être des syndicats, des sociétés, des coopératives, des fédérations plus ou moins importantes. On peut distinguer en gros, les organismes qui regroupent des amateurs et ceux où dominent les professionnels. » (Louveaux 1996, 58) Les premiers, structurés principalement à l’échelle des territoires autour des syndicats, des associations, des ruchers écoles selon un modèle horizontal, contrastent avec les tentatives d’organisation verticale et centralisée plébiscitées par un certain nombre de professionnels qui se retrouvent dans le schéma agricole classique organisé autour de la filière. Pour autant, le mouvement de professionnalisation observé en France s’avère, dans les faits, limité [29]. « Parmi les quelques 100 000 propriétaires de ruches, il n’y a guère plus d’un millier d’apiculteurs professionnels ou semi-professionnels » note Jean Louveaux, alors directeur de la station apicole de l’INRA, qui ajoute : « Il est vrai qu’ils possèdent à eux seuls le tiers des ruches. » (Louveaux 1980, 4) On retrouve l’idée ancienne qu’être « propriétaires de ruches » ne suffit pas à être « apiculteur », titre qui s’acquiert par la maitrise de compétences et de savoirs légitimes. L’échec de la mise en place d’une interprofession dans les années 1980, attribué à l’importance numérique des amateurs et à la capacité de leurs représentants syndicaux [30] à contrecarrer ce dispositif qu’ils jugent défavorable, peut être interprété comme une forme de résistance à une professionnalisation de l’apiculture calquée sur le modèle agricole.

La coexistence de ces deux entités marquées par des relations de domination, de concurrence, d’indifférence parfois, n’exclut pas dans les faits une certaine porosité observable à l’échelle des territoires. Ainsi, tout en relevant en apparence de mondes distincts, nos travaux de terrain montrent qu’ils sont liés notamment par des rapports d’interdépendance sur le plan sanitaire [31] mais aussi de complémentarité dans la commercialisation du miel à travers la vente aux professionnels de la production excédentaire des amateurs ou l’échange de variétés de miel en vue de diversifier l’offre aux consommateurs. Si dans l’entrelacs des relations territorialisées, les rapports entre catégories d’apiculteurs ne sont pas toujours conflictuels, du point de vue institutionnel le clivage est structurant. Dans le courant des années 1990, un évènement majeur va contribuer à redéfinir des lignes de partage et à diversifier encore le monde apicole : la mortalité accrue des colonies d’abeilles.

Depuis les années 1990 : les catégories à l’épreuve de l’environnement. 

Durant cette période, l’apiculture est confrontée à des vagues de mortalité massive des colonies à l’échelle de la planète. Cette crise conjuguée au déclin de l’ensemble des pollinisateurs suscite la mobilisation des institutions internationales compte-tenu des enjeux que représente leur disparition tant du point de vue du fonctionnement des écosystèmes que de l’économie agricole et alimentaire. L’apiculture et l’abeille se situent à la jonction de deux univers, celui de l’environnement préoccupé par la sauvegarde des populations de pollinisateurs et la protection de la biodiversité d’un côté, et celui du monde agricole confronté à l’injonction de produire pour nourrir la planète de l’autre. Cet intérêt pour l’abeille et l’apiculture n’est pas sans conséquences sur les mondes apicoles et la façon dont ils se repeuplent et se réorganisent. Alors que les formes d’apiculture se diversifient, les amateurs regagnent en popularité tandis que l’« agricolisation apicole » (Fortier et al. 2020) est réaffirmée, ravivant du même coup la tension entre agriculture et environnement.

Vers de nouvelles formes d’apiculture.

La crise qui frappe l’apiculture française, attribuée dans un premier temps à une nouvelle génération de pesticides utilisés en agriculture connue sous le nom de néonicotinoïdes, ne concerne pas seulement l’hexagone mais de nombreux pays industrialisés. Au-delà des seules abeilles, c’est l’ensemble des pollinisateurs qui est menacé. L’effondrement de ces populations est, selon les experts, lié à l’empoisonnement par les pesticides mais aussi à la fragmentation et à la destruction de leurs habitats, à diverses maladies et parasites et au changement climatique (IPBES, 2016). Considérées comme essentielles du point de vue de la pollinisation des cultures agricoles et de la production alimentaire — leur disparition fait en effet craindre un risque de pénurie alimentaire mondiale (Ibidem) — la protection des abeilles et des pollinisateurs devient alors un problème public mondial (Dupré et al. 2021). Les plus hautes instances internationales de l’ONU (Organisation des Nations Unies) dont le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) et la FAO adoptent alors une série de mesures en faveur de la conservation et de l’utilisation durable des pollinisateurs [32]. Ces actions largement relayées par les médias sont déclinées à l’échelle des continents, des pays et des régions. Il s’agit de mobiliser et de sensibiliser à la disparition des abeilles et des pollinisateurs les différentes parties prenantes dont les acteurs de la conservation, de l’agriculture, de l’entreprise, des collectivités locales mais aussi les citoyens. En France, ces initiatives sont portées par un certain nombre d’institutions dont l’UNAF qui est, rappelons-le, l’un des principaux syndicats apicoles amateurs, par des associations, des collectivités locales, des acteurs privés à grand renfort de communication. Elles sont destinées à enrôler le plus grand nombre de citoyens à la cause des abeilles. Le programme national « Abeille sentinelle de l’environnement » créé par l’UNAF en 2005, le label APIcité fondé par ce même syndicat en 2016, la multiplication des ruchers municipaux et des fêtes consacrées à l’abeille ou encore les opérations de parrainage de ruches pour ne citer que ces exemples, constituent autant de vitrines politiques, de supports pédagogiques et médiatiques. De son côté, le ministère de l’Écologie, du Développement Durable et de l’Énergie met en place le Plan France terre de pollinisateurs (2016-2020) destiné à promouvoir les bonnes pratiques.

Apiculture urbaine sur le toit du siège Inrae à Paris. Source : Christophe Maitre, Inrae, 2018

Ces multiples initiatives ont eu deux conséquences majeures. Elles ont d’une part suscité un fort engouement pour l’apiculture [33]. Largement méconnue jusqu’alors, cette activité a acquis en l’espace de quelques années un véritable capital de sympathie dans l’opinion publique au point de faire naître des vocations et de nouveaux marchés. Le développement d’entreprises de matériel à destination des apiculteurs dits de loisir ou encore les files d’attentes dans les ruchers écoles en témoignent. La figure de l’amateur se trouve dès lors réhabilitée pour sa contribution à la biodiversité et son engagement citoyen. Ces actions ont d’autre part contribué à diversifier encore davantage les types d’apiculture, au-delà du clivage amateur/professionnel. Émergent ainsi les apicultures « de services », « de loisirs »,« de production », « écologique », mais aussi « pédagogique », « urbaine », « naturelle », « militante », « d’entreprise », de « repeuplement », « de biodiversité » (Fortier et al. 2020). Ce feuilletage d’appellations et de pratiques apicoles souligne à quel point la montée en puissance des préoccupations environnementales conjuguée à la disparition massive des pollinisateurs reconfigurent et élargissent les formes d’apiculture en intégrant d’autres espaces, d’autres publics, d’autres univers de sens. En accédant au rang de sentinelle de la biodiversité l’abeille et, dans son sillage, l’apiculture, font l’objet d’un travail réflexif. Elles suscitent d’autres manières de faire attentives à la sauvegarde et au bien-être des abeilles (Bertrand 2015), y compris chez les professionnels, tout en devenant un puissant outil de communication et d’éducation à l’environnement. Ces nouvelles appellations ne supplantent ni ne recouvrent le dualisme en vigueur mais conduisent comme dans le cas de l’apiculture « naturelle » ou « de biodiversité » à dénoncer tour à tour l’excès de nourrissage, le brassage et la sélection génétiques responsables de la perte de biodiversité et de la rusticité des abeilles ou la culture du résultat et pointent les phénomènes de concurrence entre pollinisateurs sauvages et domestiques. Le souci de l’abeille et de la biodiversité constitue alors une ligne de démarcation instaurant un nouveau classement dans les façons de pratiquer l’apiculture, de concevoir son développement et ses rapports au monde agricole. C’est dans ce contexte de tensions accrues entre agriculture et environnement que le ministère de l’Agriculture a tenu à réaffirmer son influence et sa prééminence sur le secteur apicole en arguant de sa nécessaire professionnalisation. Cette dernière est également justifiée par le fait que le miel français subit une forte concurrence étrangère.

Une tentative de reprise en main par l’administration agricole.

Pour répondre à la disparition des abeilles et des pollinisateurs devenue un véritable enjeu de société, tenter de pacifier les relations entre agriculteurs et apiculteurs et faire face à la concurrence des miels étrangers, le député Martial Saddier rédige en 2008, à la demande du premier ministre, le rapport « Pour une filière apicole durable. Les abeilles et les pollinisateurs sauvages » (Saddier 2008). Celui-ci conclut à « l’impérieuse nécessité d’organiser la filière » dont la structuration est « quasi-inexistante » (Ibidem, 13-14) et de développer la professionnalisation. Analysé comme une tentative de reprise en main de la filière apicole (Aureille 2014), ce projet prévoit notamment de réformer le statut et la qualification même d’apiculteur en fixant « un seuil en deçà duquel la qualité d’apiculteur ne serait plus reconnue au même titre que celui qui dispose d’un jardin où il produit quelques légumes ou quelques fruits n’est pas assimilé à un maraîcher, à un arboriculteur ou encore à un horticulteur. » (Saddier 2008, 13). Les amateurs exclus de la filière apicole « pourraient trouver leur place dans un cadre associatif. » Un tel projet reviendrait donc à les priver du titre d’apiculteur et à les réduire à de simples « possesseurs de ruches » sans qualité (Ibidem). Cette restructuration et simplification en deux entités, dont l’une perdrait toute référence à l’exercice même de l’apiculture, est par ailleurs censée mettre un terme au « maquis des seuils » existant en Europe et réaffirmer la priorité donnée par l’État à ceux qui disposent d’une surface économique suffisante ; ceux-là même qu’il convient de soutenir et d’encourager techniquement et économiquement. Cette recommandation qui, on s’en doute, a suscité un vif tollé chez les syndicats amateurs a été finalement abandonnée. Néanmoins, l’objectif de professionnaliser la filière est réaffirmé en 2012, à travers le Plan de développement durable de l’apiculture (Gerster 2012) élaboré et soutenu financièrement par le ministère de l’Agriculture. La création d’un institut technique dédié (ITSAP) [34], la formation des apiculteurs, la mise en place d’une interprofession, la définition de « bonnes pratiques », le renforcement des mesures sanitaires [35] et l’obligation pour tout détenteur de ruches d’en faire la déclaration sont autant de mesures qui traduisent une volonté du ministère de l’Agriculture de réinscrire l’apiculture dans son giron, tout en exerçant un contrôle accru sur le monde apicole. Ce mouvement de professionnalisation est cependant loin de faire l’unanimité, y compris chez les professionnels, et conduit à diviser davantage le monde apicole. Ce dernier comporte désormais sept syndicats dont quatre représentent la minorité de professionnels. Au-delà des clivages amateurs/professionnels, de nouvelles lignes de fracture apparaissent à propos notamment du modèle d’agriculture intensive basé sur l’utilisation massive de pesticides responsable de la mortalité des pollinisateurs (Fert 2019). Une manière de faire écho aux tensions entre logique de production incarnée par le ministère de l’Agriculture d’un côté et logique de protection mise en avant par le ministère de la Transition Écologique de l’autre.

L’examen attentif sur le temps long de ceux que l’on désigne — ou qui se reconnaissent — sous l’appellation d’« apiculteurs » ne permet pas de conclure à la disparition des amateurs au profit des professionnels, à l’instar de l’évolution qu’a connue le monde agricole. Il révèle au contraire le maintien et la coexistence de ces deux entités en tension qui évoluent au fils du temps et les enjeux associés à la revendication du terme même d’« apiculteur ». Le déficit du marché du miel et la montée des préoccupations écologiques créditent amateurs et professionnels d’une forme de légitimité à exercer l’activité et à prendre part aux débats concernant son devenir. Au cœur de ces dynamiques la question du savoir et de la bonne maitrise technique apparait récurrente.

La prépondérance numérique des amateurs ne cesse de se confirmer : ces derniers restent non seulement les plus nombreux mais constituent la catégorie qui connait aujourd’hui la plus forte progression [36] (FranceAgrimer 2021). Renvoyant successivement à différentes réalités, la figure de l’amateur est d’abord associée à un certain prestige, avant d’être l’objet d’une critique forte puis d’un retour en grâce. Incarnée à la fin du 19e siècle par l’élite et les érudits, la catégorie fait référence à la maitrise d’un savoir dont l’apiculture est l’expression (adoption de techniques rationnelles sophistiquées, lectures d’ouvrages spécialisés, maniement de ruches perfectionnées, etc.). Elle se diversifie ensuite socialement avec l’arrivée des congés payés, puis l’avènement de la société de loisirs et le développement du temps libre. L’activité n’est plus l’apanage d’une élite savante, elle se popularise et se diffuse dans différentes couches sociales (ouvriers, employés, artisans). Dans un contexte de professionnalisation de la société et de l’apiculture, la figure de l’amateur perd alors de son prestige : d’un côté, elle n’est plus le privilège de quelques-uns qu’elle distinguait socialement, de l’autre, elle est sans cesse confrontée au professionnel, détenteur de savoirs légitimes. Elle tend dès lors à être déconsidérée voire dénigrée pour son manque de savoir, sa maîtrise imparfaite du cheptel à mesure que la mortalité des colonies devient en enjeu central. Même s’il existe toujours des exceptions à la règle à l’image de ces amateurs « pointus » qui rivalisent avec les compétences des professionnels. Aujourd’hui, l’amateur est crédité d’une nouvelle légitimité qui rappelle par certains aspects mais dans un autre registre, le prestige qu’il avait au 19e siècle. En effet, avec la montée en puissance des préoccupations environnementales, l’apiculteur amateur se transforme en citoyen qui œuvre en faveur des abeilles et de la biodiversité et l’apiculture devient un mode d’expression d’un rapport privilégié à la nature et au vivant.

Les professionnels quant à eux, ont toujours représenté une minorité quelle que soit la période considérée. Si leur appellation a évolué (on parlait d’« industriel » au 19e siècle), leur objectif n’a pas changé : pouvoir vivre de l’apiculture et de ses produits (miel mais aussi gelée royale, vente de reines ou d’essaims) appelés à circuler sur des marchés de plus en plus concurrentiels. Leur légitimité s’adosse à la capacité d’atteindre cet objectif, qui suppose de maitriser des techniques performantes, d’avoir du matériel de « professionnel » et d’opter pour des systèmes à forte productivité. Si la catégorie des professionnels est aujourd’hui également très hétérogène (en termes de systèmes, de taille, de spécialisation, de commercialisation, etc.), les apiculteurs sont peu portés à s’engager dans un mouvement de professionnalisation tel qu’il prévaut en agriculture (cogestion, syndicat unique, appareil d’encadrement important, structures de formation, normalisation forte, etc.). Cette position renvoie en grande partie aux spécificités de l’apiculture qui se prête mal à la standardisation du fait de sa forte dépendance à l’environnement (ressources, climat, etc.), du statut ambivalent de l’abeille entre sauvage et domestique et donc de la nécessité d’adapter sa pratique en permanence. À l’opposé des modèles hors sol, la formalisation des savoirs et des compétences demeure limitée en apiculture.

Les questions écologiques ont fortement travaillé ces catégories et la place de l’apiculture elle-même. Dans un article consacré à l’intoxication des abeilles durant les deux décennies qui ont suivi la Libération, Léna Humbert souligne l’impossible conciliation entre « un développement agricole jugé nécessaire » et « le sacrifice d’une activité peu importante sur le plan économique » (Humbert 2021, 254). La montée en puissance des préoccupations environnementales depuis les années 1990 a contribué à donner une nouvelle légitimité à l’apiculture, à travers la mise en avant de la fonction de pollinisation des abeilles et des enjeux qu’elle représente du point de vue de la préservation de la biodiversité et de la sécurité alimentaire. La distinction entre amateurs et professionnels tend en effet à s’estomper au profit de l’opposition entre apiculture et agriculture, les apiculteurs dans leur diversité ayant subi les conséquences du processus de modernisation à l’œuvre en France. En participant à la remise en cause des modèles de développement agricole, l’apiculture s’est dans le même temps rapprochée du monde de l’écologie, ce qui a contribué à réinterroger les pratiques apicoles et favorisé l’émergence de nouvelles conceptions de l’activité, plus respectueuses de l’abeille et de l’environnement, aussi bien chez les amateurs que chez les professionnels. Les apiculteurs sont plus que jamais vigilants à ne pas reproduire le modèle professionnel agricole et à revendiquer une part d’autonomie dans leur activité, de façon à décider de leur propre trajectoire individuelle et collective. Ainsi, ce n’est pas tant le refus de la professionnalisation que les apiculteurs contestent que la vision normative, descendante et prescriptive qui l’accompagne.

Abstract

For a long time considered as a marginal activity, beekeeping has received particular attention in recent years due to the high mortality rate of bee colonies and its consequences on pollination, the maintenance of biodiversity and food security. Composed mainly of "amateurs", the beekeeping world contrasts with the process of professionalisation that has been imposed in agriculture since the mid-20th century. This article aims to question the genesis and the social and political construction of the categories "amateurs" and "professionals" in beekeeping, considered as normative frameworks mobilised at given periods to define what the "good beekeeper" should be. Beyond the opposition asserted between amateurs and professionals over time, we show that the development of the productivist agricultural model has given rise in beekeeping to a form of resistance to professionalisation as it has prevailed in agriculture. Situated at the crossroads of the sociology of professions, science and technology, and public action, this analysis, conducted on a national scale, is based mainly on archival documents and an abundant beekeeping literature.

Bibliography

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