Ce livre aborde les cartes selon une problématique originale : il tente de les différencier les unes des autres à partir de l’écart qu’elles révèlent entre la représentation du monde par des symboles et la représentation du territoire comme image.
Gilles A. Tiberghien est professeur d’esthétique à l’Université de Paris I et a consacré une part significative de son travail au Land Art. Il a donc une grande expérience de l’étude des relations entre un travail plastique et le site où il est vu et une connaissance précise des principaux acteurs de ce mouvement artistique des années 1970. Il prolonge aujourd’hui sa réflexion avec un ouvrage court sur l’imaginaire et l’imagination cartographiques. Sa démarche est organisée comme une méditation. Elle débute avec une réflexion sur la cartographie qu’il envisage comme une activité qui sert de prétexte à l’imagination, ou à la rêverie. Elle se termine sur une évocation de l’imaginaire dont la carte permet une suspension dans l’espace, presque comme si l’on adoptait un point de vue céleste. Entre ces deux extrêmes, Tiberghien fait passer le lecteur par un chemin assez classique.
Dans un premier chapitre, il fixe une sorte de cadre théorique rapide, dérivé de Kant et de Sartre : la carte est abordée sous le patronage du concept de schème. C’est une sorte d’opération qui articule la perception de la donnée sensible et multiple avec la généralité des catégories de l’entendement. Il ne s’agit donc pas d’une image mentale, pas plus que d’un présupposé théorique, il s’agit au contraire d’un rapport de connaissance au réel « qui est de l’ordre de la synthèse mais qui déploie en même temps un savoir analytique […] en donnant ainsi une certaine version possible de ce monde mettant en jeu image reproductrice et imaginaire figuratif » (p. 33). L’enjeu théorique principal de ce petit ouvrage est ainsi clairement posé : la carte va être abordée comme un objet qui fait un écart entre une reproduction imagée du monde et une exploration imaginaire des procédés graphiques. Ce type de problématique est novateur.
Le second chapitre, intitulé « Types », décline une série de cas : comment les cartes imaginent-elles ces types que sont les Antipodes, le Paradis, l’Amérique ou le Royaume du prêtre Jean ? Ce chapitre reprend rapidement des thèmes déjà bien étudiés dans d’autres ouvrages.
Le troisième chapitre, « Éléments constructifs », est beaucoup plus dense et beaucoup plus original. Tiberghien se fonde essentiellement (pas exclusivement cependant) sur le travail de Robert Smithson et sur une vision originale de Gilles Deleuze, qui, dans « Le Pli », a signalé que le modèle des plissements solides de la géographie, ce pourrait être l’origami. Ce rapprochement conceptuel permet à Tiberghien d’examiner successivement les thèmes du « cadre », de l’« orientation », des « lignes d’intensité », de la « projection » et de l’« échelle ». Les paragraphes sur les lignes d’intensité abordent un enchaînement délicat : celui du pli, de la ligne, du marquage et de la distance critique. L’auteur explique, avec un certain brio, comment une carte polynésienne exprime le mouvement cristallisé du ressac par une ligne, puis comment la ligne, proche d’un pli, est une cristallisation plus générale du temps. Une fois que le temps est cristallisé, il peut être exprimé par des œuvres plastiques et Tiberghien invoque alors le travail de l’artiste Dennis Oppenheim sur les fuseaux horaires. Il passe ensuite à la notion de marquage, comme résultat du brouillage de l’espace par le travail de l’artiste et il finit par construire un concept original du territoire comme lieu fondé sur une distance critique et une matière d’expression. Il y a dans ces passages quelque chose de convaincant et l’ouverture d’une réflexion qui mériterait d’être prolongée. Penser un territoire sous l’angle de l’intériorisation d’une distance (mentale et physique) critique peut devenir un concept efficace (pertinent ?) dans un contexte politique qui voit souvent le territoire sous l’angle de l’appropriation ! Cette approche de la distance n’est pas initialement destinée à fournir un nouveau concept à la géographie, qui a déjà travaillé sur ce sujet. Tiberghien ne revendique pas d’enrichir une autre discipline que celle qu’il pratique (l’esthétique) mais il se pourrait que les géographes tirent profit, cependant, de ces réflexions. Ce que Tiberghien propose, en effet, est une petite remise en cause de la notion habituelle. Pour lui, la distance est créée par la personne qui observe un territoire. Ce n’est pas une qualité de l’espace, c’est une caractéristique de la réflexion subjective qui critique tous les signes, tous les indices, tous les symboles qui pourraient faire croire que le territoire est approprié, ou possédé. La distance critique est alors comme la capacité à critiquer tout élément ou tout discours qui, sur un territoire, réclamerait qu’on prenne au sérieux une revendication d’appartenance ou d’enracinement.
Le quatrième chapitre, « Figurations », est dans la même ambiance conceptuelle. Il examine les thèmes du vide, de la limite, de la relation espace/temps puis de la relation carte/corps. Logiquement, Kant est des penseurs directeurs de ce chapitre. Les passages sur le vide, au début, puis sur le corps à la fin en sont les deux moments les plus forts. Tiberghien parle du vide comme d’un décentrement et fait des remarques riches sur le « vide » pensé par un nomade mauritanien, ou un visiteur d’un parc à Lyon. Il incite à penser le vide comme une relation à l’horizon sans passer par l’idée de paysage, ce qui est conceptuellement aventureux, mais extrêmement fécond. Dans le cas du promeneur à Lyon, il s’agit de discerner d’une part la ligne d’horizon, qui est une « sky line » urbaine et d’autre part sa position personnelle instantanée. Entre le point d’où le regard part et la ligne qu’il perçoit à l’horizon, le promeneur fait abstraction du paysage et tente d’appréhender l’espace comme un vide entre deux figures géométriques : un point central, une ligne limite distante. Sur une carte réalisée à l’échelle du 1/300 par le plasticien Philippe Favier, le lieu où l’on se situe est supposé être le centre du lac ornemental du Parc de la Tête d’Or et, à cause de l’échelle choisie et du format de la carte (celui du carton d’invitation à une exposition) ce lieu se réduit à une seule et unique tache bleue uniforme. Cela permet de réfléchir, plus loin, sur le corps et l’espace à partir, entre autres, de Richard Long et Guy Debord. Tiberghien reprend certaines idées qu’il avait publiées auparavant (la notion d’espace hodologique) et montre que la carte investit en partie quelque chose qui est de l’ordre de la mémoire motrice du trajet parcouru.
Que des exemples aussi variés, des réflexions aussi larges, souvent originales et parfois totalement nouvelles tiennent en moins de deux cent pages donne une petite idée de la densité du livre et du plaisir qu’on prend à le lire. Chacun, suivant ce qu’il sait déjà des cartes ou des Land Artists, passera plus vite sur tel passage ou s’attardera plus longuement sur un autre. Tous les lecteurs y trouveront un attrait et des sources solides pour des réflexions qu’il convient véritablement d’approfondir. Ce petit livre sera probablement un livre souvent lu et souvent relu.
Gilles A. Tiberghien, Finis terrae : Imaginaires et imaginations cartographiques, Editions Bayard, Collection « Le rayon des curiosités », Paris, 2007.